Le tribunal des activités économiques de Nanterre est né

Les acteurs du monde de la justice commerciale des Hauts-de-Seine se sont réunis, le 24 janvier, pour la rentrée solennelle, non du tribunal de commerce, mais bien du tout nouveau tribunal des activités économiques de Nanterre. L’occasion de faire le point sur les changements induits par cette expérimentation, de dresser le bilan de l’activité de l’année 2024, et d’envisager les caps technologiques à passer en 2025.
Il régnait ce 24 janvier, 2025 sous la verrière du tribunal de commerce de Nanterre, parmi les acteurs du monde de la justice commerciale, une excitation inhabituelle, pour une audience solennelle de rentrée. Pour la première fois, juges, avocats, mandataires ou liquidateurs ne venaient pas assister au coup d’envoi d’une nouvelle année pour le tribunal de commerce, mais bien à celui de la première année du tribunal des activités économiques (TAE) !
La mue en « tribunal des activités économiques »
Le tribunal de Nanterre a été retenu par la Chancellerie pour faire partie des 12 juridictions sélectionnées pour expérimenter les deux volets de la loi du 20 novembre 2023. Le tribunal de commerce de Nanterre doit voir sa compétence élargie, en matière de procédures amiables et collectives, à l’ensemble des entreprises commerciales, artisanales, agricoles, aux sociétés civiles et libérales, aux associations. Ce transfert de compétences du tribunal judiciaire au tribunal des activités économiques représenterait entre 60 et 80 dossiers supplémentaires à traiter par an. En vertu de quoi quatre assesseurs supplémentaires ont été affectés au tribunal, et une nouvelle juge a été nommée par la Chancellerie sur proposition de la chambre d’agriculture. Les contentieux relatifs aux baux commerciaux relèveront aussi, dorénavant, des tribunaux d’activités économiques. Seules les professions réglementées du droit continueront de relever du tribunal judiciaire.
Le second volet de la réforme instaure une contribution pour la justice économique pour les entreprises de plus de 250 salariés dont la demande excède 50 000 euros, « ayant pour double objectif de responsabiliser les parties dans l’engagement des procédures et des voies de recours, d’une part, et d’encourager les parties au règlement extrajudiciaire de leurs litiges, d’autre part », détaille Catherine Drévillon, présidente du TAE de Nanterre. À peine créée les modalités ont été précisées par un décret publié le 31 décembre 2024 – cette contribution semble faire l’objet de controverses. « Nous ne contestons pas le principe même de cette contribution », commence la présidente, invoquant les pratiques en cours à l’étranger. « J’observe toutefois que lorsque le sujet d’une telle contribution est apparu à la suite des États généraux de la justice, nous pensions que les recettes profiteraient au budget de la Justice, et que la justice commerciale bénéficierait d’au moins quelques miettes (…) Cette contribution « pour la justice commerciale est en réalité une contribution « de » la justice commerciale au budget de l’État », souligne Catherine Drévillon. Les greffiers seront en charge de recouvrir cette contribution. En cas de non-paiement, les juges auront à prononcer l’irrecevabilité de la demande du plaignant. Le TAE devrait informer les entreprises des détails de cette contribution financière en début d’année, par le biais de la CCI et du MEDEF. « La mise en place concrète de la contribution pour la justice économique (…) sera sans nul doute également un défi conséquent, tout particulièrement pour votre greffe. (…) Soyez assurés que le parquet prendra toute sa place dans la réflexion engagée pour que l’information et l’orientation des justiciables soient toujours bien assurées », promet Nathalie Foy, procureur de la République adjointe.
« Cette démarche d’expérimenter avant de généraliser l’application d’un texte n’est pas habituelle. C’est cela qui est enthousiasmant, nous aurons la possibilité, par les retours d’expériences des 12 tribunaux des parties prenantes, (…) de proposer des aménagements, des modifications du texte d’origine aux comités de suivi et d’évaluation prévus par le texte et mis en place par la Chancellerie afin de décider de la généralisation ou pas », se réjouit la présidente du désormais TAE.
Doublement des requêtes en injonction de payer
Cette grande nouvelle n’empêche pas la présidente du tribunal de suivre le traditionnel rituel de l’audience solennelle de rentrée, en commençant par faire le bilan de l’activité du tribunal de commerce de Nanterre en 2024. Le nombre de jugements rendu au fond a augmenté de 8,9 %, et le tribunal enregistre une hausse de 8 % des nouvelles affaires, dont le nombre s’établit à 2 670. En moyenne, un dossier est traité en 10,1 mois. « Nous constatons que les affaires gagnent en complexité et en technicité juridique », relève Catherine Drévillon. 1 325 ordonnances en référé ont été rendues, soit une hausse de 4%. 11,8 % des décisions rendues par le tribunal sont frappées d’un appel, et 19% des décisions jugées en appel sont infirmées, contre 26% en 2023.
La présidente du tribunal s’inquiète de la durée moyenne de deux ans des expertises financières ordonnées par le tribunal. « Il faut s’assurer que les expertises se déroulent sur une durée compatible avec la nécessité d’apporter rapidement une solution à des litiges complexes », souligne-t-elle. Elle se soucie également du nombre de requêtes en injonction de payer, qui représente plus du double de celui qui avait cours en 2020. « C’est le signe de tensions de trésorerie dans les entreprises : des débiteurs qui tardent à payer, et en face des créanciers qui engagent des procédures plus rapidement, puisqu’ils ne peuvent se permettre d’attendre », détaille la présidente. Elle se réjouit au contraire de la progression de la culture des modes amiables de règlement des différends chez les justiciables, citant les 215 ordonnances de désignation d’un conciliateur en 2024, contre 188 en 2023, pour un taux de succès moyen de 60 %.
Démocratisation des procédures préventives
La présidente du tribunal de commerce de Nanterre se réjouit également de la démocratisation des procédures préventives, qui, longtemps considérées comme réservées aux grandes entreprises en raison de leur coût, sont désormais appropriées par les conseils des TPE et PME. En 2024, 201 procédures préventives ont été ouvertes, dont 78 mandats ad hoc et 123 conciliations, et ont concerné en tout 18 600 salariés et des entreprises représentant un chiffre d’affaires total de 5 milliards et demi d’euros. Sur les 25 mandats ad hoc clos, 11 ont été suivis d’une conciliation, un s’est terminé sur un accord resté au niveau des parties, et trois se sont soldés par un échec. Sur les 64 conciliations terminées, 25 % sont des échecs, 39 % des affaires ont été présentées au constat du président, trois ont fait l’objet d’une homologation par le tribunal.
« Le parquet a rendu plus de 138 avis dans le cadre de procédures de conciliation en 2024. Les procédures amiables ont permis à de nombreuses entreprises de trouver un second souffle par l’aménagement des conditions de remboursement de leurs dettes financières », précise Nathalie Foy, évoquant le dossier Fifteen/Smovengo. Elle rappelle cependant que ces procédures doivent respecter des délais, et qu’elles ne doivent servir en aucun cas à éviter aux entreprises de payer leurs dettes à l’égard des administrations publiques. Nathalie Foy rappelle également que le parquet continuera de prévenir toute apparence de conflit d’intérêts des acteurs de la procédure.
Pour améliorer ce rôle de prévention auprès des entreprises en difficulté, le tribunal a engagé un travail pour mieux cibler les entreprises susceptibles d’avoir besoin d’aide, en plus des 39 rendez-vous menés avec les entreprises à la suite de signalements de leur commissaire aux comptes. Ce travail de ciblage est mené en partenariat avec la direction départementale des finances publiques, avec le Codefi et avec la sous-préfète en charge du développement économique en faveur de commerçants du secteur de La Défense. En 2025, le TAE poursuivra sa mission de prévention des difficultés des entreprises, en communiquant auprès de l’ordre des experts-comptables d’Île-de-France sur les procédures préventives et sur l’exercice illégal de la profession qui peut mettre en péril les entreprises. Un autre rendez-vous est fixé avec la Compagnie régionale des commissaires aux comptes. Des communications dans les municipalités et les associations locales de chefs d’entreprise sont aussi à l’agenda.
Procédures collectives : des interprétations divergentes
De l’avis de la présidente, Catherine Drévillon, les Hauts-de-Seine semblent relativement épargnés, par rapport à la situation nationale, par l’explosion du nombre de procédures collectives. De 20 en 2023, le nombre de procédures de sauvegardes est passé à 28 en 2024. Le nombre de redressements judiciaire est passé de 188 à 200 sur la même période. Les liquidations judiciaires ont augmenté de 32 % mais concernent des toutes petites entreprises, dont l’effectif moyen est de deux personnes. La présidente choisit de distinguer deux affaires particulièrement « notables ». Clinadent regroupait des centres dentaires exploités sous forme associative, liés à des sociétés commerciales à qui elles facturaient des services. Si les sociétés en difficulté ont demandé l’ouverture d’une procédure devant le TC, les associations, elles, ont saisi le tribunal judiciaire, et le président de la cour d’appel a ensuite réuni l’ensemble des procédures devant le tribunal de commerce. Cette gymnastique aurait été épargnée sous l’égide du tribunal des activités économiques qui aurait eu la compétence pour les structures quelles que soient leur forme. L’entreprise ATOS est le second dossier qui a défrayé la chronique : son siège étant situé dans le Val-d’Oise, la société a d’abord fait l’objet d’une procédure de mandat ad hoc puis d’une conciliation au tribunal de commerce de Pontoise, avant que son dossier ne soit transféré à Nanterre, tribunal spécialisé, dans la perspective d’un plan de sauvegarde adopté en en octobre 2024.
Nathalie Foy, procureure de la République adjointe, s’attarde, elle aussi, sur le dossier ATOS, « du fait des enjeux sociaux et des enjeux de souveraineté nationale attachée à ses activités stratégiques », et ajoute à celui-ci le dossier Medicharme, un réseau d’EHPAD et d’établissements médicalisé dont les activités ont été cédées sous la houlette du tribunal de commerce. La représentante du ministère de la Justice ne semble pas partager la sérénité de Catherine Drevillon. « Aujourd’hui, chacun est bien conscient que l’année 2025 sera certainement une année charnière sur le plan économique et que les défaillances d’entreprise risquent de se multiplier », commence la procureure adjointe. « Le parquet relève pour la quatrième année consécutive la très forte hausse du nombre de procédures collectives, plus 31 % par rapport à 2023, et un quasi-doublement depuis 2022 », s’inquiète-t-elle. Dans cet ensemble, la part des liquidations judiciaire a augmenté, et celle des sauvegardes et redressements judiciaires, a baissé. « Le nombre d’emplois concernés par des procédures de liquidations judiciaires – soit 2 279 – a été supérieur à celui des personnes employées par les entreprises en procédure de sauvegarde ou de redressement judiciaire, ce qui marque une inversion inquiétante au regard des années 2021 à 2023 », relève la magistrate. Jamais, depuis 2006, l’Observatoire consulaire des entreprises en difficulté n’a relevé tant de liquidations « sèches ». Une dégradation de la situation qui touche en particulier l’immobilier et la restauration, liée, selon elle, à la crise de 2022 engendrée par la guerre en Ukraine et la période d’inflation qui s’en est suivie. Face à ce phénomène, elle insiste sur « l’impérieuse nécessité » d’une réaction rapide des dirigeants d’entreprises face aux difficultés. De son côté, le parquet promet de renforcer la détection précoce d’entreprises en difficulté via la DGFIP, l’URSSAF et la DRIEETS, et à un nouveau circuit direct de signalement de l’administration du travail en cas de non-règlement de salaires.
Une politique volontariste en matière de bénéficiaires effectifs
Bien que 20 000 nouvelles immatriculations au registre du commerce et des sociétés aient été enregistrées, le nombre d’entreprises dans le 92 reste stable, à 193 000. Mais cette activité de tenue du registre du commerce et des sociétés du tribunal a été entravée par les difficultés induites par la mise en place du Guichet unique, occasionnant pour les dirigeants un parcours du combattant pour accomplir les formalités, et des délais déraisonnables. Le taux de dépôt s’élève à 62 %, soit un gain de quatre points par rapport à 2023. 844 entreprises ont été radiées en 2024 après des contrôles, du fait de fraudes ou dépôt de faux documents. Nathalie Foy, procureure adjointe, rappelle que le parquet a, pour combattre la déclaration d’information inexacte quant à aux bénéficiaires effectifs des entreprises au RCS, mené une expérimentation en traduisant une trentaine des 1 600 chefs d’entreprises récalcitrant devant le délégué du procureur pour une mesure alternative aux poursuites, en leur permettant de régulariser leur situation. 60 % des entreprises ont fait ce choix, le reste des dirigeants défaillants seront convoqués devant le tribunal correctionnel.
Mettre l’intelligence artificielle au service de la justice
Outre sa mue en TAE, l’autre défi du tribunal, en 2025, concerne son adaptation aux technologies émergentes. L’ensemble de ses décisions devrait, cette année, être mises en ligne et à disposition du public… tout en étant anonymisées. Un groupe de trois juges doit élaborer la politique du tribunal quant à l’application des règles fixées par la loi. « Nous regrettons que l’occultation du nom des juges et greffiers ne soit pas prévue », précise la présidente du tribunal. Autre préoccupation : les potentiels usages faits de ces données mises en ligne avec l’intelligence artificielle. « Il n’y a qu’un pas pour voir apparaître un outil de prédiction des décisions de telle ou telle juridiction, puis de tel ou tel juge, qui sera connu pour accorder plus ou moins d’article 700 », s’inquiète Catherine Drévillon. « Pour nous les juges, l’IA pourrait être une aide précieuse de synthèse, de recherches, d’assistance dans le traitement de masse de certains contentieux comme les injonctions de payer. Mais elle ne remplacera pas le juge, qui décide en fonction des faits de l’espèce, doit faire preuve de sens critique et rendre une décision que les parties liront en comprenant qu’elles ont été écoutées », poursuit-elle, avant de proposer à la Chancellerie la disponibilité des juges consulaires de Nanterre pour participer aux groupes de travail sur l’intelligence artificielle.
Remerciant les différentes composantes de son auditoire – le parquet, les mandataires et administrateurs judiciaires, la bâtonnière et le barreau des Hauts-de-Seine, l’APESA 92 et le greffe, saluant les neufs départs de juges et l’arrivée de neuf autres, la présidente tient à reprendre les termes d’un communiqué signé en décembre par trois organisations patronales et quatre organisations syndicales s’inquiétant de l’instabilité politique qui règne dans le pays depuis juin. « Souhaitons-nous pour 2025, le retour à la stabilité politique et la sérénité des débats, nécessaire aux dirigeants pour avoir une visibilité suffisante afin de lancer et mener des projets, développer leur entreprise, créer de la richesse et de l’emploi ».
Référence : AJU017b8
