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Caractérisation de l’immixtion de la société mère : éclairages de la Cour de cassation

Publié le 02/02/2023
Entreprise, difficultés
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Au sein d’un groupe de sociétés, l’immixtion de la société mère dans les affaires de la filiale doit être appréciée comme instaurant une apparence trompeuse dans un premier temps, puis créant une croyance légitime du créancier dans un second temps, afin d’engager sa responsabilité. Un seul paiement partiel d’une dette, isolé parmi d’autres, ne peut caractériser une telle immixtion.

Cass. com., 9 nov. 2022, no 20-22063

Au sein d’un groupe de sociétés, « chaque étoile de la galaxie assume seule ses engagements »1. Les principes d’indépendance des sociétés par rapport au groupe issu de l’attribution de la personnalité morale à chaque société immatriculée2 et d’effet relatif des contrats3 connaissent néanmoins des exceptions, notamment en présence d’une immixtion de la société mère de nature à créer une apparence propre à faire croire qu’elle se substituait à sa filiale4.

L’objet de l’arrêt rendu par la chambre commerciale le 9 novembre 2022 porte précisément sur l’appréciation de la croyance du créancier et la mesure de l’immixtion de la société mère. En l’espèce, la société Clinique (la filiale), détenue à 99 % par la société Santé actions (la société mère), avait conclu un contrat avec la société Santé restauration services (le créancier). Réclamant le recouvrement de la dette contractuelle, le créancier met en demeure la filiale de payer. La société mère règle partiellement celle-ci. L’ensemble des créances est postérieurement déclaré, par le créancier, au passif de la filiale lors de sa liquidation.

Par un arrêt en date du 10 septembre 20205, la cour d’appel de Paris caractérise l’immixtion du seul fait du recouvrement partiel de cette dette et condamne la société mère au paiement des créances de la filiale. Selon les juges du fond, cet élément, quoiqu’isolé, suffit à caractériser l’immixtion et à déroger au principe d’indépendance des sociétés au sein d’un groupe et reconnaître la responsabilité de la société mère.

Le moyen du pourvoi formé par la société mère à l’encontre de la décision d’appel rappelle dans une première branche le principe d’indépendance des sociétés au sein d’un groupe résultant d’une application combinée des articles 1842 et 1165 du Code civil dans leur rédaction antérieure à l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016. Il est ainsi argumenté que seule l’immixtion dans la gestion de la filiale « de nature à créer une apparence trompeuse, propre à faire croire à un créancier de la filiale que la société mère était devenue son partenaire contractuel »6 permet d’engager la responsabilité de la société mère. À cet égard, il avance que la croyance du créancier est le critère essentiel à la caractérisation de l’immixtion. Dans une seconde branche, le moyen du pourvoi argue que le recouvrement isolé et partiel d’une créance est insuffisant à fonder cette croyance, d’autant que le créancier ne recherche la responsabilité de la société mère qu’après avoir obtenu un certificat d’irrécouvrabilité à la suite de la liquidation de la filiale. De surcroît, l’exception au principe d’indépendance des sociétés n’étant pas caractérisée, l’engagement de la responsabilité de la société mère est infondé.

Ainsi l’arrêt de la chambre commerciale est amené à apporter un éclairage quant à la caractérisation de l’immixtion et l’engagement de la responsabilité de la société mère. En effet, dans la mesure où l’exception au principe d’indépendance des sociétés au sein d’un groupe est caractérisée par la croyance du créancier qu’il est le cocontractant de la société mère, la présence d’un élément objectif isolé, tel que le recouvrement partiel d’une créance, questionne quant à sa suffisance à démontrer une telle croyance. En somme, il est demandé aux juges du quai de l’Horloge si l’appréciation de l’immixtion doit être faite de manière objective ou subjective.

La Cour de cassation opère une appréciation subjectiviste de la notion d’immixtion. En effet, l’arrêt rappelle que celle-ci est caractérisée par « une apparence trompeuse » propre à permettre au créancier « de croire légitimement qu’il était aussi le cocontractant de la société mère », et rejette l’élément objectif isolé qui « ne saurait, à lui seul, caractériser une immixtion de cette société ». Un rejet de l’élément objectif est ainsi opéré (I) au profit de la recherche d’un élément subjectif (II).

I – Le rejet du simple élément objectif isolé

Afin de rejeter la responsabilité de la société mère du fait de son immixtion, la Cour de cassation expose pédagogiquement les conditions de validité de l’exception (A), puis énonce qu’un paiement partiel isolé ne peut suffire à la caractériser (B).

A – L’immixtion caractéristique d’une exception

Au visa des articles 1842 et 1165 du Code civil, dans leur rédaction antérieure à l’ordonnance du 10 février 2016, il est rappelé que le principe en matière de groupe de sociétés est l’indépendance des entités qui le constituent. Cette autonomie a pour conséquence de désolidariser les responsabilités entre ses membres. Or ce principe connaît une exception jurisprudentielle7 que la Cour de cassation ne contredit pas dans son arrêt. En effet, elle avance qu’une société est tenue de répondre de la dette d’une filiale « si son immixtion dans les relations contractuelles de [celle-ci] a été de nature à créer, pour le cocontractant de celle-ci, une apparence trompeuse propre à lui permettre de croire légitimement qu’il était aussi le cocontractant de la société mère »8.

Il transparaît de cette affirmation que deux critères cumulatifs sont exigés afin de caractériser l’immixtion. D’une part, une « apparence trompeuse » est à rechercher puis, d’autre part, la « croyance légitime » du créancier est à démontrer. À cet égard, concernant le premier critère – que les juges ne font que mentionner –, il est possible de conjecturer que sa caractérisation présuppose un élément objectif permettant d’établir ladite apparence : l’accomplissement d’actes, d’actions émanant de la société mère. Ainsi le paiement partiel d’une dette peut être suffisant à la caractérisation de l’apparence trompeuse, l’absence de réponse de la Cour de cassation sur ce point permettant cette hypothèse.

Toutefois, c’est au regard du second critère, la croyance du créancier, que la haute juridiction va opérer le rejet de l’immixtion, en affirmant l’insuffisance d’un paiement partiel isolé à la caractériser.

B – L’insuffisance d’un paiement partiel isolé à caractériser l’exception

L’immixtion de la société mère n’est pas caractérisée. La formulation de l’arrêt apparaît très claire sur ce point : « Le paiement partiel (…) ne saurait, à lui seul, caractériser une immixtion »9. Néanmoins, l’insuffisance du paiement isolé interroge. Celui-ci aurait pu caractériser une apparence trompeuse, mais les juges insistent sur l’insuffisance du paiement « à lui seul » à remplir cette fonction.

De fait, la Cour de cassation ne précise pas dans son arrêt si le rejet du paiement isolé à démontrer l’immixtion est dû à son incapacité à caractériser l’apparence trompeuse ou à prouver la croyance du créancier. Il semble toutefois plus vraisemblable que l’insuffisance soit due à l’impossibilité de démontrer la croyance du créancier, au regard des conclusions inverses de la cour d’appel de Paris10. En ce sens, la croyance légitime est un élément ici apparenté à la bonne foi du créancier. De même, il est à rechercher si celui-ci pensait légitimement, de bonne foi, que la société mère s’était substituée à la filiale dans le contrat. Or il apparaît que le paiement partiel (dans les faits, 30 000 € réglés face à une mise en demeure de 52 014,59 €) d’une dette parmi d’autres (le total des dettes étant de 125 691,83 €) est insuffisant à caractériser l’immixtion dans sa condition afférente à la croyance du créancier.

Cette décision en faveur de l’autonomie juridique des sociétés au sein d’un groupe11 s’inscrit dans une démarche consistant à limiter l’immixtion à un comportement particulier au sein d’une situation précise12. En effet, le simple élément objectif émanant de la société mère ne peut suffire à la caractériser : il est exigé que le créancier soit trompé par cette situation et croie de ces agissements que la société mère a sciemment et volontairement remplacé sa filiale dans ses relations contractuelles.

II – La recherche périlleuse d’un élément subjectif

Face au rejet de la suffisance de l’élément objectif isolé à caractériser l’immixtion, il est rappelé que le critère subjectif de la croyance du créancier revêt un caractère essentiel (A). Toutefois, bien que justifiée, la preuve de la croyance peut s’avérer périlleuse pour l’exception, car elle nécessite la présence d’un faisceau d’indices concordants en ce sens (B).

A – L’exigence de la croyance du créancier

La formulation des juges de la Cour de cassation laisse apparaître une double condition à la caractérisation de l’immixtion permettant de déroger au principe d’autonomie juridique des sociétés au sein d’un groupe. Dans un premier temps, il est exigé que celle-ci revête une apparence trompeuse, mais il est spécifié qu’elle doit dans un second temps être « propre à [permettre au créancier] de croire légitimement que la société [mère] s’était substituée à sa filiale dans l’exécution du contrat »13.

Précisément, cette seconde condition ne semble pas démontrée en l’espèce. En effet, il est rappelé au sein de l’arrêt que la dette partiellement acquittée par la société mère faisait suite à une mise en demeure du créancier adressé à la filiale. Il est également rappelé que postérieurement au paiement partiel, le créancier a déclaré l’ensemble de ses dettes au passif de la filiale lors de sa mise en liquidation. Si la Cour de cassation insiste sur l’insuffisance du paiement partiel à caractériser l’immixtion et à prouver la croyance du créancier, elle semble implicitement affirmer, au regard de ces références, que celui-ci identifiait son débiteur comme la filiale liquidée et non la société mère solvable. De telle sorte, la preuve de la croyance semble compromise.

Le jugement au fond n’est pas l’apanage de la Cour de cassation, mais il apparaît que l’immixtion caractéristique d’une exception au principe d’autonomie juridique au sein d’un groupe de sociétés implique une analyse précise du fond, des éléments subjectifs, afin de déceler la croyance, la bonne foi, du créancier. L’insuffisance d’éléments au fond à démontrer la croyance conduit ainsi à la cassation pour défaut de base légale.

B – La nécessité d’un faisceau d’indices concordants

L’arrêt s’inscrit dans un mouvement limitant la caractérisation de l’immixtion comme exception à l’autonomie juridique des sociétés au sein d’un groupe, et il interroge quant à son avenir. Tout d’abord, il est à souligner que la Cour mentionne un « seul » paiement unique, isolé : or la solution aurait pu différer s’il y avait eu plusieurs paiements successifs. Ensuite, il est question d’un paiement « partiel », il est toutefois possible de douter que le paiement total de la créance ait suffi à caractériser l’immixtion au regard de la croyance du créancier. Enfin, il est spécifié que le créancier n’a exigé le paiement de la société mère qu’après la réception d’un certificat d’irrécouvrabilité par le liquidateur de la filiale, la solution aurait pu également différer si le seul paiement partiel avait immédiatement amené le créancier à croire que la société mère était son nouveau débiteur.

Il apparaît dès lors que l’immixtion doit être appréciée au regard de la nature des actes accomplis, leur fréquence ou répétition, mais surtout en corrélation avec l’effet qu’ils produisent sur le créancier. Cette appréciation interroge également au regard de la charge de la preuve de ces effets, de la croyance qui, contrairement à la bonne foi, ne semble pas présumée.

Enfin, il est à rappeler que cette décision est rendue sous l’empire de l’ancien droit des contrats. Cependant, au regard de la nouvelle rédaction des articles 1199 et 1200 du Code civil, elle apparaît comme transposable au droit positif, voire comme les harmonisant entre eux.

Notes de bas de pages

  • 1.
    M. Cozian, A. Viandier et F. Deboissy, Droit des sociétés, 35e éd., 2022, LexisNexis, spéc. § 2279, p. 878.
  • 2.
    C. civ., art. 1842.
  • 3.
    C. civ., art. 1165, 1199 et 1200, anc.
  • 4.
    M. Papantoni, L’immixtion dans le droit des sociétés, 1998, Bruylant, préf. B. Oppetit ; v. en ce sens : Cass. com., 5 févr. 1991, n° 89-12232 : BJS avr. 1991, n° 125, p. 391, note P. Delebecque – Cass. com., 4 mars 1997, n° 95-10756 : Rev. sociétés 1997, p. 554, note P. Didier – Cass. com., 3 févr. 2015, n° 13-24895 : BJS mars 2015, n° BJS113d5, note A. Couret ; RJDA 5/15, p. 367 ; JCP E 2015, 1159, note B. Dondero – Cass. 3e civ., 12 déc. 2019, n° 18-23223 : BJS févr. 2020, n° BJS120n6, note A. Couret ; Dr. sociétés 2020, comm. 50, note J.-F. Hamelin.
  • 5.
    CA Paris, 5-5, 10 sept. 2020, n° 18/00980.
  • 6.
    Déc. commentée, § 5.
  • 7.
    Cass. com., 5 févr. 1991, n° 89-12232 : BJS avr. 1991, n° 125, p. 391, note P. Delebecque – Cass. com., 4 mars 1997, n° 95-10756 : Rev. sociétés 1997, p. 554, note P. Didier – Cass. com., 3 févr. 2015, n° 13-24895 : BJS mars 2015, n° BJS113d5, note A. Couret ; RJDA 5/15, p. 367 ; JCP E 2015, 1159, note B. Dondero – v. également l’arrêt Markinter sur la condition d’apparence trompeuse, Cass. com., 12 juin 2012, n° 11-16109 : BJS sept. 2012, n° 345, p. 611, note J.-F. Barbièri ; RTD civ. 2012, p. 546, obs. P.-Y. Gautier ; Gaz. Pal. 10 août 2012, n° J0687, p. 36, obs. B. Dondero ; Rev. sociétés 2013, p. 95, note C. Tabourot.
  • 8.
    Déc. commentée, § 6.
  • 9.
    Déc. commentée, § 8.
  • 10.
    V. en ce sens : déc. commentée, § 7.
  • 11.
    Fondement du droit des groupes de sociétés : P. Le Cannu, « Les organes de groupe », LPA 4 mai 2001, p. 83.
  • 12.
    G. Le Noach, « L’immixtion de la société mère dans la gestion de sa filiale », BJS sept. 2020, n° BJS121d7.
  • 13.
    Déc. commentée, § 8.
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