L’émergence de la RSE dans la gouvernance
L’article souligne l’émergence des enjeux liés à l’énergie dans la gouvernance des entreprises et leurs conséquences sur les relations entre les actionnaires et les dirigeants ainsi que sur les nouvelles menaces de litige.
1. Si la gouvernance a pu naître et se développer au travers de règles de droit non contraignantes (« droit mou ») caractérisées par le principe Comply or explain, elle est aujourd’hui, et de plus en plus, régie par des règles de droit contraignantes (« droit dur »), qui s’imposent aux entreprises.
Cette transformation est si manifeste que le rapport de l’Autorité des marchés financiers (AMF) française pour 2022 y est entièrement consacré. Un auteur observe que « prendre en charge les questions RSE relève en réalité de la mission générale de l’administrateur qui est de veiller, en toute circonstance, à la défense de l’intérêt social »1. La responsabilité sociétale des entreprises (RSE) devient ainsi une composante significative de la gouvernance des entreprises.
La France a été pionnière dans cette évolution majeure des règles de gouvernance qui se diffusent désormais sur tout le territoire de l’Union européenne et au-delà.
Les transformations du climat, le réchauffement climatique, la raréfaction des ressources fossiles, minérales, de l’eau, l’aspiration à une équité de traitement imposent aux projets majeurs qui émergent dans le monde d’intégrer ces règles de gouvernance nouvelles.
La RSE est devenue un apporteur significatif de ces règles de droit dur à la gouvernance, sous la forme d’obligations de dire (I) et d’obligations de faire (II).
I – Obligations de dire et implications sur la gouvernance
2. Plusieurs obligations de dire ont progressivement été imposées aux entreprises françaises et pour la plupart des sociétés européennes depuis 2010 :
• obligation pour les sociétés françaises de plus de 500 salariés d’établir un (i) bilan de leurs émissions de gaz à effet de serre, bilan accompagné (ii) d’une synthèse des mesures envisagées pour réduire ces émissions et (iii) d’un plan de transition2 ;
• Non financial Reporting Directive, dite directive NFRD : obligation pour les sociétés cotées françaises qui dépassent certains seuils d’établir une déclaration de performance extra–financière3 qui doit contenir de nombreuses et diverses informations sur la manière dont elles prennent en compte les conséquences sociales et environnementales de son activité, telles que leurs conséquences sur le changement climatique, leurs engagements sociétaux en faveur du développement durable, de l’économie circulaire, de la lutte contre le gaspillage alimentaire4, etc. La Commission européenne a publié des Lignes directrices non contraignantes en 2017 et 2019 sur l’information non financière contenant des indicateurs à renseigner par l’entreprise pour faire état de ses impacts sociaux et environnementaux et des mesures mises en place pour réduire ou améliorer ces impacts et pour assurer le suivi de ces données dans le temps ;
• Corporate Sustainability Reporting Directive, dite directive CSRD : obligation de reporting extra–financier pour les sociétés européennes cotées et grandes entreprises satisfaisant certains seuils5 ainsi que, dans un second temps, les petites ou moyennes entreprises cotées dès lors qu’elles satisferont à certains seuils6 : description de la prise en considération des obligations sociétales et environnementale dans les missions des organes de gouvernance (conseil d’administration, de surveillance, président, président du directoire, président du conseil de surveillance, description de la prise en compte des enjeux environnementaux et sociétaux dans la stratégie de l’entreprise)7. L’article 40 bis de la directive CSRD apporte une importante nouveauté en ce qu’elle prévoit que ses dispositions de reporting s’appliqueront non seulement aux sociétés européennes mais encore, à partir de certains seuils, aux sociétés étrangères implantées sur le sol européen8. L’article 29 ter de la directive CSRD prévoit l’adoption par actes délégués de la Commission européenne sur proposition de l’European Financial Reporting Advisory Group des standards de RSE dénommées European Sustainability Reporting Standards. Ces prises de décisions par voie de délégations données à la Commission européenne laissent présager un accroissement significatif et rapide des règles de la RSE sur la gouvernance des entreprises européennes ou étrangères œuvrant sur le territoire européen9.
II – Obligation de faire et de ne pas faire et implications sur la gouvernance
A – L’introduction de la RSE dans le droit commun des sociétés
3. En France, la loi PACTE du 22 mai 2019 a donné naissance à deux importants articles du Code civil qui font entrer les obligations de RSE dans le champ des missions statutaires de l’entreprise.
L’article 1833 du Code civil dispose : « Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés. La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ».
L’article 1835 dispose que « (…) les statuts peuvent préciser une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ».
Cette évolution, que certains rêvent de voir devenir une révolution, accélère la transformation de la gouvernance en un corps de règles obligatoires : toutes les sociétés sont désormais concernées par des obligations de RSE, grandes ou petites, cotées ou non cotées, civiles ou commerciales, à responsabilité limitée ou à responsabilité illimitée.
Le fait pour une entreprise de ne pas avoir anticipé des questions de RSE liées à son activité pourrait conduire à l’engagement de sa responsabilité. Il est ainsi vivement conseillé aux entreprises, afin de se prémunir de ce risque, d’inscrire dans leurs documents sociaux et dans leurs communications à l’égard de leurs clients leurs préoccupations de RSE et les moyens qu’elles ont dédiés au respect de ces règles.
B – Les résolutions climatiques ou « say on climate »
4. On constate une multiplication dans le monde, et spécialement aux États-Unis, des résolutions climatiques présentées aux assemblées générales, signe que cet enjeu environnemental est en voie de devenir une préoccupation majeure au sein de la stratégie de l’entreprise.
En France, le « say on climate » se définit comme « un vote des actionnaires sur une résolution mise à l’ordre du jour d’une assemblée générale, à l’initiative du conseil d’administration ou d’un ou plusieurs actionnaires, portant sur la stratégie ou la politique de cette société en matière environnementale, et notamment sur son impact climatique »10.
Plusieurs observations peuvent être faites :
• les résolutions climatiques provoquent une lutte d’influence entre le conseil d’administration et les actionnaires qui tentent d’imposer la présentation à l’assemblée générale de l’entreprise de résolutions climatiques contraignantes conduisant à modifier la stratégie climatique de l’entreprise ;
• les conseils d’administration assument leur rôle statutaire en élaborant personnellement la stratégie climatique de l’entreprise puis en informant les actionnaires sous la forme de résolutions climatiques présentées pour avis ;
• le refus des conseils d’administrations d’admettre des résolutions climatiques conduisant à un vote contraignant provoque un débat de place que l’AMF appelle à résoudre par une intervention législative. Dans un rapport de mars 2023, la Commission Climat et financedurable de l’AMF préconise même que celle-ci puisse se substituer au juge et devenir le recours de première instance afin de trancher la question de la recevabilité d’une résolution climatique présentée par un actionnaire et que le conseil d’administration aurait refusée11. Cette évolution est très significative du risque de bouleversement des règles traditionnelles du droit des sociétés par les normes climatiques et notamment du risque de remise en cause du rôle du conseil d’administration dans la définition de la stratégie de l’entreprise. Cette évolution n’est pas moins significative de la propension des autorités administratives indépendantes et, en l’espèce, de l’AMF à accroître leurs pouvoirs y compris au détriment du pouvoir judiciaire ;
• le débat de place peut provoquer une certaine perplexité : les conseils d’administration ont pour mission essentielle de définir et de protéger la stratégie de l’entreprise dans le cadre du mandat électif qui leur a été confié par l’assemblée. La position des conseils d’administration paraît ainsi conforme à l’intérêt social de l’entreprise et au respect de la séparation des pouvoirs exécutifs et législatifs. La jurisprudence précisée par un arrêt de la chambre civile de la Cour de cassation en date du 4 juin 1946, dit arrêt Motte, a affirmé le principe de l’indépendance des organes sociaux dans le but de faire respecter par l’assemblée générale les prérogatives de gestion légales qui reviennent au conseil d’administration : « La société anonyme est une société dont les organes sont hiérarchisés et dans laquelle l’administration est exercée par un conseil, élu par l’assemblée générale ; qu’il n’appartient donc pas à l’assemblée générale d’empiéter sur les prérogatives du conseil en matière d’administration ». Un arrêt de la cour d’appel d’Aix-en-Provence en date du 28 septembre 1982 a confirmé l’application de ce principe et considéré que la limitation des pouvoirs du conseil d’administration ne pouvait provenir que d’une modification des statuts et sans porter atteinte à la règle de séparation des pouvoirs, en sorte que le conseil d’administration doit demeurer en toutes circonstances maître de la gestion de l’entreprise, y compris pour les questions climatiques.
C – Le risque judiciaire climatique de l’entreprise et le préjudice écologique
1 – La mise en cause de la responsabilité climatique de l’entreprise
5. Les engagements RSE imposés aux entreprises provoquent un risque de mise en cause de leur responsabilité, lequel est aisément détectable par comparaison des engagements publiés et des réalisations climatiques de l’entreprise.
Par jugement en date du 26 mai 2021, le tribunal de La Haye, se fondant sur le droit commun néerlandais de la responsabilité délictuelle pour faute, a enjoint la société Royal Dutch Shell de se conformer à son plan de réduction des émissions de gaz à effet de serre et, en conséquence, de réduire ses émissions de 45 %, tel qu’elle s’y était engagée, d’ici 2030.
En France, c’est la même menace qui pèse sur les entreprises, ce d’autant plus qu’il existe une loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères en date du 27 mars 2017 qui justifie l’engagement d’actions climatiques. Cette loi instaure un devoir de vigilance pour les entreprises de plus de 5 000 salariés qui sont contraintes d’établir un plan de vigilance contenant les mesures qu’elles s’engagent à prendre, « les mesures propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle au sens du II de l’article L. 233-16, directement ou indirectement, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation »12.
Cette loi a été invoquée par des associations devant la juridiction française à l’encontre de filiales de Total à propos d’un projet de développement pétrolier en Ouganda et Tanzanie, partiellement situé sur un parc national. Par jugement en date du 28 février 2023, la réclamation a été écartée pour un motif d’irrecevabilité qui ne préjuge donc pas de l’appréciation sur le fond qui pourrait être portée13.
La société Total a été assignée le 28 janvier 2020 par des organisations non gouvernementales françaises et certaines villes et collectivités territoriales françaises dont les villes de Paris et de New York devant le tribunal judiciaire de Nanterre afin de se mettre en conformité avec la loi sur le devoir de vigilance et, notamment, afin de corriger trois éléments : identification des risques résultant des émissions de gaz à effet de serre générés par l’entreprise, identification des risques d’atteintes graves, actions mises en œuvre par l’entreprise pour respecter l’objectif des 1,5°C de l’accord de Paris. Après que le tribunal judiciaire de Nanterre a décliné sa compétence au bénéfice du tribunal judiciaire de Paris, ce dernier a rendu un jugement d’irrecevabilité motivé par le fait que, en l’espèce, la mise en demeure qui avait été effectuée ne constituerait pas une interpellation légale suffisante et par le fait que les motifs de l’assignation en justice diffèrent des termes de cette mise en demeure (ce jugement fait actuellement l’objet d’un appel devant la cour d’appel de Paris).
Si ce cas d’espèce a pu conduire au prononcé d’une irrecevabilité, ces nouvelles règles rendent possible et même probable qu’une demande jugée recevable puisse conduire à la condamnation des entreprises pour une infraction aux règles du RSE.
Le risque judiciaire se confirme par le fait que de très nombreuses actions en justice sont en cours devant le tribunal judiciaire de Paris concernant des entreprises de taille significative telles que Casino et Suez.
En Europe, le Parlement européen a adopté, le 1er juin 2023, la directive CSDD, c’est-à-dire Corporate sustainability due diligence, sur le devoir de vigilance. L’article 1er définit l’objet de la directive, à savoir l’établissement de règles relatives aux obligations de vigilance des entreprises concernant les incidences négatives réelles et potentielles sur les droits de l’Homme et l’environnement, à l’égard de leurs propres activités, des activités de leurs filiales et des opérations de la chaîne de valeur réalisées en vertu de relations commerciales établies ; la directive établit des règles de responsabilité en cas de violation de l’obligation de vigilance.
6. Le risque judiciaire se précise, mais alors quelle pourrait être la nature des obligations de l’entreprise en matière de RSE ? La question qui ne semble pas avoir été tranchée pour le moment est alors celle de savoir si l’entreprise assume une obligation de résultat ou une obligation de moyen simple ou renforcée.
Pour ce qui est de l’application des articles 1833 et 1835 du Code civil dans leur nouvelle rédaction issue de la loi PACTE, le respect des enjeux sociaux et environnementaux dans le cadre de l’activité de l’entreprise correspond à un objectif de portée générale qui pourrait conduire à une obligation de résultat comme à une obligation de moyen selon le type d’activité concerné et l’attention portée par l’entreprise au respect des règles sociales et environnementales.
Pour ce qui ressort des obligations de dire et de faire émanant des directives européennes susvisées, comme de la loi sur la vigilance, en France, l’hésitation demeure entre l’obligation de moyen et de résultat en fonction de la nature de l’activité de l’entreprise, de son comportement, de l’environnement général auquel elle est confrontée : néanmoins, l’obligation de résultat pourrait être retenue lorsque l’entreprise aura failli au respect d’une règle ou d’un critère précis.
Si l’on rappelle la sévérité du régime de l’obligation de résultat qui fait peser sur le débiteur une présomption de responsabilité à laquelle il ne peut échapper que par la démonstration d’une cause extérieure, le risque RSE de l’entreprise apparaît d’autant plus important qu’il est difficile à identifier en l’absence de toute expérience dans l’exécution de ces nouvelles règles et, partant, en l’absence de jurisprudence à laquelle il serait possible de se référer.
Dans l’affaire précitée Royal Dutch Shell, le tribunal de La Haye semble avoir considéré l’existence d’une obligation inexécutée de résultat au motif que Royal Dutch Shell avait spontanément souscrit, pour ne pas les respecter, des engagements de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre.
2 – Le préjudice écologique
7. En France, la marée noire provoquée par le naufrage du pétrolier ERIKA affrété par Total a donné naissance à une jurisprudence de la Cour de cassation qui a consacré un préjudice écologique autonome désormais régi par la loi du 8 août 2016. Ce préjudice écologique possède plusieurs caractéristiques singulières :
• il constitue une catégorie de préjudice nouvelle qui vient s’ajouter au préjudice classiquement réparable ;
• il ne peut être réclamé que par un nombre de personnes limité selon leur qualité et leur intérêt ;
• sa réparation s’effectue par priorité en nature et en cas d’impossibilité par des dommages et intérêts affectés à la réparation de l’environnement ou à l’État.
La loi a en outre créé plusieurs délits pénaux assortis à des peines de prison et de lourdes amendes, tel le délai d’écocide puni d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à 10 ans et d’une amende de 4,5 millions d’euros, qui soulignent le risque encouru par les entreprises qui sous-estimeraient l’importance de garantir une gouvernance durable et compatible avec les nouvelles dispositions de RSE.
Conclusion. Partout dans le monde, une nouvelle réglementation RSE se développe afin de modifier de manière durable le comportement des entreprises.
L’exemple de la France et de l’Europe est particulièrement démonstratif de cette évolution qui bouleverse l’univers de l’entreprise et qui rendra nécessaire d’aménager leurs relations contractuelles.
La mise en œuvre de cette nouvelle réglementation entraînera de manière mécanique une augmentation des réclamations et des litiges et le besoin de la création d’une nouvelle jurisprudence qui reste à inventer afin de réguler le comportement des opérateurs tout en assurant leur sécurité juridique.
Notes de bas de pages
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1.
IFA, rapp., sept. 2007, Les administrateurs de sociétés cotées et la responsabilité sociétale de l’entreprise, p. 10.
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2.
C. envir., art. L. 229-25, I – L. n° 2010-788, 12 juill. 2010, dite loi Grenelle II.
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3.
Deux des trois critères suivants : effectif de 500 salariés, un total de bilan dépassant les 20 millions d’euros ou un chiffre d’affaires supérieur à 40 millions d’euros.
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4.
C. com., art. L. 225-102-1, issu de PE et Cons. UE, dir. n° 2014/95/UE, 22 oct. 2014, dite directive NFRD, transposée par Ord. n° 2017-1180, 19 juill. 2017.
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5.
Deux des trois critères suivants : effectif de 250 salariés, un total de bilan de 20 millions d’euros et un chiffre d’affaires net de 40 millions d’euros.
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6.
Deux des trois critères suivants : effectif entre 10 et 250 salariés, chiffre d’affaires net entre 700 000 € et 40 millions d’euros, total du bilan entre 350 000 € et 20 millions d’euros.
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7.
PE et Cons. UE, dir. n° 2022/2464, 14 déc. 2022, relative au reporting extra-financier, dite directive CSRD.
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8.
150 millions d’euros de chiffre d’affaires net dans l’Union Européenne et ayant une succursale réalisant un chiffre d’affaires supérieur à 40 millions d’euros ou une filiale dans l’Union européenne.
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9.
B. Parance, « La directive CSRD, nouveau modèle du reporting extra-financier au service de la durabilité des entreprises », JCP E 2023, n° 5.
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10.
AMF, rapp., 2 déc. 2021, sur le gouvernement d’entreprise.
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11.
Comm. Climat et finance durable, « Publication de la Commission Climat et finance durable : résolution climatiques », mars 2023.
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12.
C. com., art. L. 225-102-4.
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13.
TJ Paris, 28 févr. 2023, n° 22/53943 – TJ Paris, 28 févr. 2023, n° 22/53942.
Référence : AJU013b5