Assurance-vie et réserve héréditaire : exclusion de l’atteinte à la réserve comme critère d’appréciation des primes manifestement exagérées

Le caractère manifestement exagéré des primes versées sur un contrat d’assurance-vie s’apprécie au moment du versement au regard de l’âge, des situations patrimoniale et familiale du souscripteur, ainsi que de l’utilité du contrat pour ce dernier. Viole l’article L. 132-13 du Code des assurances une cour d’appel qui, pour retenir l’exagération manifeste des primes, s’est fondée sur l’atteinte à la réserve héréditaire, laquelle constitue un critère étranger à la démonstration de cet excès au sens de l’article L. 132-13 du Code des assurances.
Les relations entre l’assurance-vie et le droit patrimonial de la famille soulèvent des enjeux complexes qui ne cessent de nourrir les débats doctrinaux et d’alimenter un contentieux foisonnant. Si l’assurance-vie constitue un instrument privilégié d’anticipation de la transmission successorale de son patrimoine, elle peut dans le même temps compromettre les droits des héritiers réservataires. Tel est notamment le cas lorsque des primes substantielles sont affectées à un bénéficiaire tiers, tel qu’une association. Ainsi que l’illustre l’arrêt rapporté, une telle situation engendre fréquemment des litiges entre les héritiers et le bénéficiaire désigné, questionnant les limites de l’autonomie patrimoniale face aux droits successoraux.
Le 3 octobre 2019, une femme âgée de 83 ans décède, laissant sa fille pour seule héritière. De son vivant, elle avait souscrit, par l’intermédiaire de la société anonyme (SA) Société Générale, un contrat d’assurance sur la vie auprès de la SA Sogécap, désignant comme bénéficiaire l’association Ligue nationale contre le cancer. Entre 2009 et 2011, la souscriptrice avait effectué plusieurs versements pour un montant total de 274 800 €.
Par actes d’huissiers signifiés les 17 et 22 janvier 2020, l’héritière a assigné l’association Ligue contre le cancer, la SA Sogécap ainsi que la SA Société Générale devant la première chambre civile du tribunal judiciaire de Metz. Elle sollicitait la réintégration partielle des primes dans l’actif successoral de sa défunte mère, invoquant leur caractère manifestement exagéré au regard de l’article L. 132-13 du Code des assurances.
Par jugement du 3 juin 2021, le tribunal judiciaire de Metz déboute l’héritière de sa demande, estimant que celles-ci n’étaient manifestement pas exagérées eu égard aux facultés de la souscriptrice. L’héritière interjette appel de cette décision aux fins d’annulation du jugement.
Par un arrêt infirmatif rendu le 23 mai 2023, la cour d’appel de Metz fait droit à la demande de l’héritière réservataire. Elle considère que le dernier versement de 130 000 €, effectué en 2011, était manifestement exagéré. La cour estime que ce versement, représentant une concentration de plus de 75 % du patrimoine de la défunte sur un unique contrat au profit d’un tiers à la succession, avait pour effet d’opérer un contournement des règles successorales en privant l’héritière de sa réserve héréditaire. Elle ordonne de ce fait la réduction des primes et leur réintégration à la succession.
Insatisfaite, l’association La ligue nationale contre le cancer forme un pourvoi en cassation.
La demanderesse invoque un moyen unique de cassation. Elle soutient que les règles du rapport à succession et celles de la réduction pour atteinte à la réserve héréditaire sont inapplicables aux sommes versées sur un contrat d’assurance-vie, sauf lorsqu’elles sont manifestement exagérées eu égard aux facultés du souscripteur. Elle reproche à la cour d’appel d’avoir constaté que les primes versées n’avaient pas obéré le train de vie de la défunte et que le contrat lui était utile, tout en ordonnant la réduction des primes ainsi que leur réintégration dans la succession au motif qu’elles portaient atteinte à la réserve héréditaire. Selon la demanderesse, l’intérêt des héritiers ne constitue pas un critère prévu par la loi et ne peut caractériser l’exagération manifeste des primes versées sur un contrat d’assurance-vie.
La Cour de cassation était donc une nouvelle fois appelée à se prononcer sur la notion de primes manifestement excessives. Plus précisément, la Cour de cassation devait déterminer si l’atteinte à la réserve héréditaire pouvait constituer un critère d’appréciation de l’exagération manifeste des primes versées sur un contrat d’assurance-vie.
Au visa de l’article L. 132-13 du Code des assurances, la Cour de cassation casse et annule l’arrêt rendu par la cour d’appel de Metz pour défaut de base légale. Elle rappelle que le caractère manifestement exagéré des primes d’assurance doit s’apprécier à la date du versement, au regard de l’âge, des situations patrimoniale et familiale du souscripteur, ainsi que de l’utilité du contrat pour celui-ci. La Cour de cassation reproche ainsi à la cour d’appel d’avoir fondé son analyse sur l’atteinte à la réserve héréditaire laquelle constitue un critère étranger à l’appréciation du caractère manifestement exagéré des primes.
Cet arrêt est l’occasion de rappeler les critères d’appréciation du caractère manifestement exagéré des primes versées sur un contrat d’assurance-vie (I) et d’énoncer de façon inédite que l’atteinte à la réserve héréditaire constitue un critère inopérant à la démonstration d’un tel excès (II).
I – Les critères d’appréciation de l’exagération manifeste des primes versées sur un contrat d’assurance-vie
L’article L. 132-13, alinéa 2, du Code des assurances dispose que les primes versées dans un contrat d’assurance-vie échappent aux règles du rapport à la succession et de la réduction pour atteinte à la réserve des héritiers du contractant, à moins que celles-ci ne revêtent un caractère manifestement exagéré eu égard aux facultés du souscripteur. En pareil cas, les primes exagérées réintègrent « le giron du droit des successions »1.
Face à l’absence de définition légale, la jurisprudence s’est attachée à préciser les contours de cette notion en élaborant divers critères d’évaluation.
À cet égard, la Cour de cassation a eu l’opportunité d’opérer un renforcement du contrôle de la motivation des juges du fond énonçant précisément « les différents éléments de fait au regard desquels le montant des primes doit être examiné afin de déterminer si elles sont ou non manifestement exagérées »2.
En effet, depuis quatre arrêts de principe rendus par la Cour de cassation réunie en chambre mixte le 23 novembre 2004, le caractère exagéré des primes doit être évalué au moment du versement, en prenant en compte l’âge du souscripteur ainsi que ses situations patrimoniale et familiale3.
Par conséquent, « la proposition légale est complétée et précisée, encore que les éléments permettant, selon la Cour, l’appréciation du caractère manifestement exagéré des primes demeurent suffisamment larges et vagues pour encourager les juges du fond à se livrer à une appréciation d’ensemble de la situation du souscripteur »4.
Aussi, par exemple dans un arrêt du 1er juillet 2010, la Cour de cassation a retenu le caractère manifestement exagéré des primes. Le souscripteur, un retraité disposant d’une pension mensuelle de 800 €, avait versé une somme de 46 000 € sur un contrat d’assurance-vie, issue de la vente d’un bien immobilier familial. Ce montant, représentant plus de la moitié du produit de la vente, excédait manifestement ses capacités financières et compromettait le financement de ses besoins essentiels, notamment ses frais de séjour en maison de retraite5.
En revanche, dans une affaire jugée le 4 juillet 2007, la Cour de cassation a écarté l’exagération manifeste des primes versées s’agissant d’un souscripteur bénéficiant d’une retraite modeste mais dont le patrimoine était important6.
Dans la présente espèce, pour écarter le caractère manifestement exagéré des primes versées, le tribunal a relevé que la défunte ne s’était jamais retrouvée dans le besoin au moment des différents versements effectués sur le contrat d’assurance-vie. Bien que son train de vie correspondant à celui d’une personne âgée de 73 à 75 ans fût modeste, il n’était ni contraint ni obéré par ces placements. De plus, l’absence de recours aux fonds disponibles a conduit le tribunal à considérer que la défunte ne se trouvait pas dans une situation de précarité financière.
S’agissant de l’état de santé de la souscriptrice, le tribunal a estimé qu’aucune preuve n’établissait que son pronostic vital était engagé lors de la souscription du contrat ou au moment des versements des primes. Les juges du fond soulignent par ailleurs qu’elle avait vécu au-delà du terme de huit ans prévu par le contrat, bien qu’ayant été atteinte d’un cancer par le passé. De la même manière, la cour d’appel avait considéré « que le total des primes versées entre 2009 et 2010 restait proportionné au patrimoine de la souscriptrice ».
Outre les critères quantitatifs, les juges ont également introduit un critère qualitatif. En effet, la jurisprudence accorde dorénavant une place essentielle à l’utilité du contrat pour le souscripteur7.
De ce point de vue, l’analyse de jurisprudence permet d’affirmer que l’exercice d’une faculté de rachat par le souscripteur est de nature à caractériser l’utilité de l’opération pour le contractant, conduisant de ce fait à exclure le caractère manifestement exagéré des primes versées8.
Ainsi, dans un arrêt rendu le 17 juin 2009, la Cour de cassation a considéré que le caractère manifestement exagéré des primes devait être exclu s’agissant d’un souscripteur, âgé de 78 ans au moment des versements, qui dirigeait toujours ses entreprises. Les hauts magistrats ont en effet considéré que, compte tenu de son espérance de vie, de la nature de ses obligations familiales et de la possibilité de rachat en cas de difficultés de trésorerie, le contrat présentait une utilité certaine pour celui-ci9.
À l’inverse, l’inutilité du contrat peut être rapportée si le souscripteur ne dispose pas d’une faculté de rachat ou si celle-ci demeure illusoire compte tenu de son âge au moment du versement des primes10.
Dans le présent arrêt, le tribunal avait retenu que le contrat d’assurance-vie présentait une utilité certaine à la souscriptrice en lui octroyant une faculté de rachat total ou partiel afin de lui permettre de financer les dépenses courantes ou liées à sa fin de vie. En outre, les juges du fond avaient également relevé que la durée significative entre le dernier versement et le décès était de nature à exclure l’hypothèse d’un placement destiné à éluder les règles de droit successoral.
Ces critères devant être appréciés de manière cumulative11, les décisions qui ne réfèrent pas à l’ensemble de ces derniers12 encourent inévitablement la cassation.
Lorsque les primes sont manifestement disproportionnées, elles sont soumises au droit des libéralités. Les héritiers du souscripteur peuvent alors demander leur rapport ou leur réduction pour atteinte à la réserve.
Toutefois, conformément à l’article 857 du Code civil, le rapport n’est dû que par le cohéritier à son héritier. Par suite, le bénéficiaire qui ne revêt pas la qualité d’héritier réservataire ne peut être tenu au rapport à la succession13. Seule la réduction pour atteinte à la réserve héréditaire peut alors avoir vocation à s’appliquer.
L’atteinte à la réserve héréditaire peut-elle pour autant constituer un critère d’appréciation du caractère manifestement exagéré des primes versées sur un contrat d’assurance-vie ? Assurément, à la lecture de la solution de la Cour de cassation, une réponse négative s’impose.
II – L’atteinte à la réserve, un critère inopérant à l’appréciation du caractère manifestement exagéré des primes versées sur un contrat d’assurance-vie
Pour retenir le caractère manifestement exagéré de l’une des primes, la cour d’appel a estimé que, « s’agissant de primes ayant bénéficié, non pas à un héritier mais à un tiers à la succession, il convient de vérifier si ces versements ont porté atteinte à la réserve héréditaire ».
S’estimant contraints de procéder à une telle vérification, les juges d’appel ont notamment relevé que le versement de la prime litigieuse a conduit à ce que « la quasi-totalité du patrimoine de la souscriptrice s’est trouvée placée sur un unique contrat d’assurance sur la vie dont le bénéficiaire était la Ligue contre le cancer, alors que, disposant par le passé d’une épargne répartie sur différents supports, elle ne pouvait ignorer qu’en agissant de la sorte, elle privait sa fille d’une part importante de sa succession, excédant la réserve héréditaire ».
Sur la base de cette constatation, les juges en ont alors déduit que « quelle qu’ait pu être l’utilité d’un tel placement pour la défunte, ce dernier versement apparaissait manifestement exagéré au regard de la situation familiale et patrimoniale de celle-ci ».
Cependant, la Cour de cassation censure un tel raisonnement pour violation de la loi, reprochant à la cour d’appel de s’être fondée sur un « critère étranger à l’appréciation du caractère manifestement exagéré des primes » et renvoie l’affaire devant la cour d’appel de Nancy.
Alors que par le passé la Cour de cassation avait déclaré que l’intérêt des héritiers14 ou le dépassement de la quotité disponible15 ne constituaient pas des critères de l’appréciation du caractère manifestement exagéré des primes, elle affirme, par le présent arrêt et de façon inédite, que l’atteinte à la réserve héréditaire est un critère inopérant dans la démonstration de cet excès.
Cette idée est notamment accréditée par le fait que l’excès s’apprécie « non pas au jour de l’ouverture de la succession, mais au jour du versement » des primes16.
La lecture d’une telle solution confirme ainsi la volonté de la jurisprudence de préserver l’autonomie offerte par l’assurance-vie, tout en écartant ses excès par des critères limitatifs.
Cependant, elle laisse une interrogation en suspens : l’assurance-vie ne serait-elle pas devenue « un moyen commode de détourner l’assurance-vie pour contourner la réserve héréditaire »17?
Notes de bas de pages
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1.
H. Lécuyer, « Assurance-vie et droit des successions : dyarchie ou symbiose ? », AJ fam. 2007, p. 414.
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2.
F. Bicheron, « Précisions sur la qualification juridique des contrats d’assurance-vie », AJ fam. 2005, p. 70.
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3.
Cass. ch. mixte, 23 nov. 2004, n° 01-13.592 : RTD civ. 2005, p. 434, obs. M. Grimaldi ; D. 2005, p. 1905, note B. Beignier ; JCP G 2005, I 187, n° 47, obs. R. Le Guidec ; Defrénois 15 avr. 2005, n° 38142, p. 607, obs. J.-L. Aubert ; AJ fam. 2005, p. 70, obs. F. Bicheron – dans le même sens, Cass. 2e civ., 17 févr. 2005, n° 01-10.471.
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4.
H. Lécuyer, « Assurance-vie et droit des successions : dyarchie ou symbiose ? », AJ fam. 2007, p. 414.
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5.
Cass. 2e civ., 1er juill. 2010, n° 09-67.770 – dans le même sens, v. également, Cass. 1re civ., 31 oct. 2007, n° 06-14.399.
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6.
Cass. 2e civ., 4 juill. 2007, n° 06-14.048.
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7.
Cass. 1re civ., 1er juill. 1997, n° 95-15.674 : JCP G 1998, I 133, note R. Le Guidec. Adde Cass. 2e civ., 16 déc. 2021, n° 20-11.805 : Resp. civ. et assur. 2022, comm. 59, note P. Pierre. Sur la prépondérance du critère de l’utilité : Cass. 1re civ., 4 juin 2009, n° 08-15.050 – Cass. 1re civ., 17 juin 2009, n° 08-13.620 – Cass. 2e civ., 17 sept. 2009, n° 08-17.040 – Cass. 1re civ., 14 mars 2014, n° 13-12.076.
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8.
Cass. 1re civ., 9 févr. 2022, n° 20-18.544.
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9.
Cass. 1re civ., 17 juin 2009, n° 08-13.620.
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10.
N. Levillain, « Traitement liquidatif des primes versées sur un contrat d’assurance-vie racheté », AJ fam. 2022, p. 167.
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11.
A. Huc-Beauchamps, « Assurance-vie et rapport successoral, caractère exagéré des primes », D. 2009, p. 1824.
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12.
Cass. 2e civ., 23 oct. 2008, n° 07-19.550 – Cass. 2e civ., 10 juill. 2008, n° 07-14.098 – Cass. 2e civ., 10 avr. 2008, n° 06-16.725.
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13.
Cass. 1re civ., 25 juin 2014, n° 13-16.388.
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14.
Cass. 2e civ., 19 mai 2016, n° 15-19.458.
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15.
Cass. 2e civ., 24 févr. 2005, n° 04-12.617.
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16.
Cass. 1re civ., 10 oct. 2012, n° 11-14.018 – Cass. 2e civ., 12 mars 2009, n° 08-11.980 – Cass. 2e civ., 17 févr. 2005, n° 01-10.471.
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17.
A. Tani, « L’assurance-vie permet-elle de contourner la réserve héréditaire ? », Dalloz actualité, 13 janv. 2025.
Référence : AJU016v9
