CEDH : première décision sur un soupçon de discrimination à rebours en matière fiscale

Les requérants sont trois ressortissants français qui allèguent discrimination à rebours en matière fiscale. Invoquant l’article 14 combiné à l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention, les requérants se plaignent des modalités de calcul de leur impôt sur le revenu. Ils dénoncent une discrimination à rebours, en faisant valoir qu’ils auraient bénéficié d’un traitement fiscal plus favorable si les plus-values sur lesquelles ils ont été taxés s’étaient inscrites dans le cadre d’opérations relevant du champ d’application de la directive européenne 2009/133/CE du 19 octobre 2009.
À propos de cette directive, la CJUE consultée par le Conseil constitutionnel auquel était posée une QPC, a décidé que les articles concernés de cette directive devaient être interprétés en ce sens que, dans le cadre d’une opération d’échange de titres, ils requièrent que soit appliqué, à la plus-value afférente aux titres échangés et placée en report d’imposition ainsi qu’à celle issue de la cession des titres reçus en échange, le même traitement fiscal, au regard du taux d’imposition et de l’application d’un abattement fiscal pour tenir compte de la durée de détention des titres, que celui que se serait vu appliquer la plus-value qui aurait été réalisée lors de la cession des titres existant avant l’opération d’échange, si cette dernière n’avait pas eu lieu.
Les trois requérants dénoncent le caractère discriminatoire des modalités de calcul de l’assiette de leur impôt sur le revenu, en s’estimant moins bien traités que les contribuables ayant procédé à une opération d’échange de titres régie par le droit de l’Union européenne. Ils soutiennent que leur situation est comparable à celle de contribuables ayant réalisé une opération d’échange de titres transfrontalière au sein du marché intérieur européen et se plaignent d’une discrimination directe fondée sur la localisation des titres échangés lors des opérations de restructuration et l’origine nationale des titres, faisant valoir que cette différence de traitement ne poursuivait pas de but légitime et était dépourvue de justification objective et raisonnable.
En l’espèce, la Cour estime qu’il est établi que la différence de traitement alléguée est corrélée à une caractéristique identifiable, tirée de la nature des transactions réalisées par le contribuable, et plus particulièrement du point de savoir s’il a effectué un échange de titres transfrontalier au sein du marché intérieur européen.
La Cour rappelle qu’une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’État lorsqu’il s’agit pour lui de définir des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique ou en matière sociale, et la Cour respecte en principe la manière dont l’État conçoit les impératifs de l’utilité publique, sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable ». De même, la Cour tend à reconnaître une large marge d’appréciation lorsque la situation procède en partie d’un choix individuel. À l’inverse, seules des considérations très fortes peuvent justifier une différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité.
En l’espèce, la Cour relève en premier lieu que la différence de traitement en cause ne se fonde pas sur la nationalité des contribuables, mais sur certaines caractéristiques des transactions qu’ils ont effectuées. Elle constate en deuxième lieu que les gains imposés résultent de transactions librement effectuées, les contribuables ayant choisi de disposer de leurs titres en connaissance de cause. Elle observe en troisième lieu que la différence de traitement litigieuse relève de la matière fiscale, ce domaine faisant partie du noyau dur des prérogatives de la puissance publique.
Sur l’existence d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, la Cour a déjà admis que l’adhésion à l’Union européenne et la particularité de l’ordre juridique européen pouvaient justifier une différence de traitement entre les ressortissants des États membres et d’autres catégories de ressortissants étrangers. Elle n’a cependant jamais été amenée à statuer sur une situation de discrimination à rebours, dans laquelle les règles d’un ordre juridique interne seraient moins favorables que celles applicables aux situations relevant du droit de l’Union européenne. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique ou en matière sociale ou pour apprécier si – et dans quelle mesure – des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement. Il lui incombe uniquement de déterminer si la différence de traitement éventuellement mise en œuvre excède la marge d’appréciation reconnue aux États contractants.
En l’espèce, la Cour relève, à l’instar du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État, que l’ordre juridique interne comprend également des règles d’effet similaire. Les régimes de report d’imposition applicables aux plus-values d’échange de titres visent en effet à garantir une certaine neutralité fiscale à ces opérations en évitant que le contribuable soit contraint de céder ses titres pour acquitter l’impôt. Seul le degré de neutralité fiscale de l’opération d’échange de titre varie, celui-ci étant renforcé pour les situations relevant du champ d’application de la directive 2009/133.
La Cour constate en outre que l’abattement pour durée de détention prévu à l’article 150-0 D du Code général des impôts a vocation à s’appliquer à l’ensemble des plus-values mobilières lorsque les conditions prévues par cet article sont réunies. Ce texte n’exclut pas, en principe, les plus-values réalisées dans des situations purement internes de son champ d’application. Si cet abattement ne bénéficie pas aux plus-values en report réalisées antérieurement au 1er janvier 2013, il s’agit là avant tout d’un effet des dispositions transitoires attachées à la réforme fiscale mise en œuvre par les lois de finances pour 2013 et 2014.
Or, la Cour a déjà observé que la mise en œuvre de réformes économiques ou sociales destinées à un large public suppose d’en déterminer le champ d’application temporel, ce qui implique d’en exclure certains bénéficiaires selon des critères qui peuvent apparaître arbitraires aux personnes concernées ; les différences de traitement qui en résultent sont la conséquence inévitable de l’instauration de règles nouvelles. Aux yeux de la Cour, ces dispositions transitoires n’apparaissent pas arbitraires.
La Cour estime que la différence de traitement litigieuse reposait sur une justification objective et qu’elle n’était pas manifestement dépourvue de base raisonnable.
Au vu de l’ensemble de ces considérations, la Cour considère que l’État défendeur n’a pas outrepassé l’ample marge d’appréciation dont il disposait en la matière. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention.
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