François Terré sera toujours là
La disparition le 27 mai dernier à l’âge de 93 ans du professeur François Terré suscite une très grande émotion dans la communauté juridique. Ceux qui ont eu la chance de l’avoir comme enseignant se souviennent de sa capacité à transmettre sa passion du droit, de son humour et de sa formidable puissance intellectuelle. René Sève lui rend hommage.
François Terré nous a quittés le 27 mai 2024, mais cette expression, toute prosaïque, est en réalité contradictoire. La pensée et l’œuvre de François Terré ne peuvent disparaître ni même s’estomper.
D’abord, parce que François Terré est LE professeur. Ses cours en amphithéâtre sont légendaires et les murs d’Assas en résonnent encore. François Terré a donné à des milliers d’étudiants et d’étudiantes la passion du droit. Pour des publics évidemment plus restreints, ses séances de préparation à l’agrégation de droit privé, menées avec une intensité joyeuse avec Marie-Anne Frison-Roche, devant un auditoire déjà quasi paritaire, – c’était avant « la féminisation des métiers du droit » -, ont forgé sans doute parmi les meilleurs privatistes de leur génération.
Professeur, industriel, réformateur
François Terré est aussi un penseur du droit, dont l’influence mériterait une étude sociologique à elle toute seule, tant ses ouvrages et manuels ont été lus, actualisés et réédités. Sous cet angle, l’œuvre de François Terré est en quelque sorte un phénomène industriel, terme qui l’aurait sûrement amusé, parce qu’il est ici pleinement approprié : il est presque impossible, quelle que soit la génération, de rencontrer un juriste en France qui ne l’ait pas lu.
Et parmi eux, on peut compter les magistrats, les administrateurs, les parlementaires. Car, à la Chancellerie, François Terré a, au début des années soixante, avec Jean Foyer et sous l’inspiration de Jean Carbonnier, modernisé en profondeur le droit de la famille, mais il a aussi, en 2010, repensé le droit de la responsabilité dans la continuité des travaux de son ami Pierre Catala, au début des années 2000. Les évolutions législatives ne l’ont pas toujours suivi, mais c’est en fait une sorte de confirmation de certaines convictions profondes de François Terré.
La suprématie du droit
Le « Professeur », « l’Industriel », le « Réformateur » tirent en effet leur origine d’une source unique : François Terré était profondément un juriste libéral, au sens de celui qui s’appuie sur les Arts Libéraux de l’Antiquité. Pour lui, il n’y a pas de norme métaphysique ou religieuse qui surplombe le Droit, comme dans les traditions de l’Asie ou du monde musulman. Depuis Athènes et Rome, la tradition de l’Occident, c’est celle du « prestige du Droit », comme il l’écrit en conclusion de l’Enfant de l’Esclave[1], inspirée sans doute par sa longue amitié avec Michel Villey. Là toutefois où le mot « libéral » rejoint l’acception aujourd’hui commune, c’est qu’il exprime bien une distance vis-à-vis de l’État, avec ses inhérentes tentations législatives, volontaristes mais trop hâtives. Au contraire, pour François Terré, devraient prévaloir, dans l’inspiration de Jean Carbonnier, des analyses sociologiques fines, des réflexions de comités de sages, officiels ou non, sans échéance électorale, composés d’experts scientifiques de toutes disciplines, de juristes et de parties prenantes. Quant à elle, la jurisprudence peut toujours adapter le droit au plus près de cette sagesse collective en perpétuelle construction.
C’est dans cette conviction de la suprématie du droit, et de sa capacité à trouver toujours les bonnes solutions, y compris dans les cas les plus particuliers, que François Terré puisait son inspiration et son ouverture incroyable au progrès et à la science. Des thèmes choisis avec lui pour les Archives de Philosophie du Droit, des développements nourris de ses différents manuels et de l’approche quasi-futuriste retenue dans L’Enfant de l’Esclave, où il aborde la question des robots, des chimères, des cyborgs, on ne peut que devoir tirer la conclusion que François Terré sera toujours là.
[1] François Terré, L’enfant de l’esclave, Paris, Flammarion, 1987.
Référence : AJU441131