Le point de vue du président de l’audience
Le principe du secret du délibéré est apparu pendant le Moyen Âge en réaction à l’usage du juge qui opinait en public et devait défendre sa décision les armes à la main. Mais cette évolution est indissociable de la problématique de la publicité de l’audience1. Le secret du délibéré constitue une limite à la publicité de l’audience qui est suspendue le temps que les juges se retirent pour fixer la solution du procès.
L’article 208 de la Constitution du 5 fructidor an III, qui l’affirme, est toujours applicable.
L’article 448 du Code de procédure civile dispose que les délibérations des juges sont secrètes.
L’article 200 du Code de procédure pénale dispose que lorsque les débats sont terminés, la chambre de l’instruction délibère sans qu’en aucun cas le procureur général, les parties, leur avocat et le greffier puissent être présents.
L’article 304 du Code de procédure pénale dispose que le juré a l’obligation de ne communiquer avec personne jusqu’après sa déclaration (…) et de conserver le secret des délibérations, même après la cessation de ses fonctions.
L’article 8 du Code de la justice administrative dispose que « le délibéré des juges est secret ».
L’article 39 de la loi du 29 juillet 1881 réprime d’une amende de 18 000 € « le fait de rendre compte des délibérations intérieures soit des jurys soit des cours et tribunaux ».
Le recueil des obligations déontologiques des magistrats du Conseil supérieur de la magistrature dispose dans son article e.11 : « en audience collégiale, le président anime le délibéré ; chaque magistrat dispose d’une voix et se plie à la décision de la majorité. L’anonymat que confère le secret du délibéré et qui interdit toute recherche de responsabilité individuelle, n’autorise pas d’abus d’autorité de la part d’un magistrat »2.
Les termes « secret du délibéré » ne sont donc pas utilisés à l’exception du Code de la justice administrative et du recueil des obligations déontologiques. Seul le secret des délibérations est posé pour le monde judiciaire. Le secret du délibéré n’existerait donc pas.
Gérard Cornu évoque le secret du délibéré en définissant le délibéré comme étant le nom spécialement donné aux délibérations des juges, « c’est-à-dire à la phase secrète du jugement qui s’intercale entre les débats et le prononcé »3.
Le secret du délibéré est une garantie de l’indépendance du juge, lien qui est largement admis par la doctrine4. L’indépendance du juge judiciaire a été fondée par le Conseil constitutionnel sur l’article 64 de la Constitution mais surtout sur l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789, associant ainsi ce principe au principe de sécurité juridique5. Pour les magistrats administratifs, ils tiennent leur indépendance d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République au sein de la loi du 24 mai 1875 relative au Conseil d’État.
L’indépendance du juge nécessite une protection du délibéré pour permettre au juge d’acter. Il est un des principes, une des garanties majeures de la fonction juridictionnelle comme le décide le Conseil constitutionnel6 : « qu’est garanti par cette disposition le principe d’indépendance qui est indissociable de l’exercice de fonctions juridictionnelles et dont découle le principe du secret du délibéré ». Le secret du délibéré est donc l’expression d’une justice indépendante.
Il est critiqué notamment pour les procès d’assises où les juges professionnels pourraient être tentés d’exercer des pressions sur les jurés7.
Le secret du délibéré est à la fois un cadre procédural encadrant la réflexion des juges et une obligation des juges de conserver secrète le contenu de leur délibération avant le rendu du jugement.
Il est un principe du droit public dégagé par la Cour de cassation du temps où celle-ci appréhendait toute la matière juridique8. Ce principe de droit public a été repris par le Conseil d’État9.
Il existe donc un cadre du secret des délibérations (I) et une obligation personnelle du juge de conserver secrète les délibérations (II).
I – Le cadre du secret du délibéré
Le cadre du délibéré suppose l’existence de règles légales plus ou moins encadrantes (A) mais aussi d’un contenu qui est l’objet même de la protection du secret du délibéré (B).
A – L’encadrement légal
Le lieu est librement fixé par les juges qui peuvent délibérer chez eux, dans la salle préposée à cela dans le tribunal à l’exception de la cour d’assises.
Pour le procès criminel, le lieu est précis et gardé. L’article 355 dispose que les magistrats de la cour et les jurés se retirent dans la chambre des délibérations. Il ajoute qu’ils n’en peuvent sortir qu’après avoir pris leurs décisions.
En matière criminelle, le Code de procédure pénale est très précis et encadre très strictement le délibéré par les articles 355 à 365-1.
L’encadrement légal pour la procédure criminelle est très pointilleux puisqu’il impose que le juré ou le magistrat écrive sa décision sur le bulletin à l’abri des regards ; l’article 357 du Code de procédure pénale dispose en effet : « Il écrit à la suite ou fait écrire secrètement le mot “oui” ou le mot “non” sur une table disposée de manière que personne ne puisse voir le vote inscrit sur le bulletin. Il remet le bulletin écrit et fermé au président, qui le dépose dans une urne destinée à cet usage ».
Le lieu s’entend donc d’un lieu inaccessible qui est d’ailleurs gardé par les policiers ou gendarmes lors des procès d’assises. Le contenu ne fait jamais l’objet de note comme le sont les débats devant le tribunal puisque le greffier n’assiste pas au délibéré. Le fait qu’ainsi aucun moyen ne soit mis en œuvre pour conserver une trace des débats, rend inutile tout projet d’enregistrer le délibéré.
Contrairement au procès criminel où les magistrats et juré délibèrent sans le dossier qui a été laissé en la garde du greffier avant que la cour se retire, le procès correctionnel, de police ou le procès civil implique que le magistrat garde le dossier avec lui et puisse l’examiner pendant son délibéré. C’est d’autant plus nécessaire que lorsque les avocats déposent leur conclusion et ne plaident pas, ce qui est souvent le cas pour les procédures civiles devant le tribunal de grande instance, le délibéré portera alors essentiellement sur la lecture du dossier, sa synthèse et son éventuel rapport lorsqu’un rapporteur est en charge de l’analyse du dossier et même de la tenue de l’audience.
En matière criminelle, le délibéré porte sur le souvenir que conservent les jurés des débats éventuellement aidés dès qu’ils sont autorisées à conserver.
Le secret du délibéré participe de la validité même de la décision. Si la décision venait à être connue avant d’avoir été rendue publique, elle serait alors entachée d’une nullité procédurale.
Si pour la procédure civile il a été jugé que ne méconnaissait pas le principe du secret du délibéré l’indication que la décision avait été prise à la majorité des voix10, il s’agit d’une obligation pour la cour d’assises qui ne peut jamais prononcer l’arrêt à l’unanimité des voix, ce qui constituerait une violation du secret du délibéré11.
B – La protection du contenu secret du délibéré
C’est le contenu du délibéré qui est secret. Il est l’objet même du secret. Ce contenu est très large. Il couvre les faits, les paroles, les silences et gestes des juges.
Le délibéré est une réflexion puis un débat puis un vote. Seule la procédure criminelle encadre la forme du vote qui est à bulletin secret.
Dans les autres cas, le vote est oral. L’usage est que le plus jeune ait la parole, le président l’ayant en dernier.
Le contenu est mis en lumière par l’article 304 du Code de procédure pénale : « Vous jurez et promettez d’examiner avec l’attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre X, de ne trahir ni les intérêts de l’accusé, ni ceux de la société qui l’accuse, ni ceux de la victime ; de ne communiquer avec personne jusqu’après votre déclaration ; de n’écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l’affection ; de vous rappeler que l’accusé est présumé innocent et que le doute doit lui profiter ; de vous décider d’après les charges et les moyens de défense, suivant votre conscience et votre intime conviction, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre, et de conserver le secret des délibérations, même après la cessation de vos fonctions ».
Aucun tiers ne doit être admis. Le secret du délibéré est une forme de conclave.
Il est remarquable de voir persister la pratique pourtant condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme de la présence du rapporteur public au délibéré, certes sans droit de vote12, devant le Conseil d’État13.
Une pratique similaire était en cours devant la Cour de cassation puisque l’avocat général assistait au délibéré sans voix délibérative, ce qui avait l’avantage de le renseigner sur l’état de la composition du siège et mieux appréhender les sensibilités qui nécessairement s’expriment en cours de délibéré. La Cour de cassation a renoncé à cette présence conformément à la jurisprudence européenne14.
Le contenu des échanges, des propos tenus, des analyses développées par les juges au cours de leur délibéré est donc mystérieux.
Ce contenu fait l’objet d’une protection en cas de saisie pénale. Un projet de loi est en cours qui institue un régime particulier de saisie des documents chez un magistrat de manière à préserver les pièces qu’il utilise pour son délibéré.
Un magistrat a le devoir de refuser de témoigner15. On ne peut pas reprocher à un magistrat sa participation à une décision juridictionnelle, c’est-à-dire qu’on ne peut pas examiner cette participation et les conditions de cette participation16.
Cette règle essentielle est rappelée dans le recueil des obligations déontologiques : « L’anonymat que confère le secret du délibéré et qui interdit toute recherche de responsabilité individuelle, n’autorise pas d’abus d’autorité de la part d’un magistrat ». Elle est liée à l’anonymat du délibéré tel que le rédige le Conseil supérieur de la magistrature. Le délibéré est donc anonyme. Cet aspect est essentiel.
Bien qu’anonyme, le secret du délibéré est une protection personnelle du juge. Il est aussi une obligation qui lui est faite de délibérer et de juger tout en gardant secret les conditions de son délibéré.
II – L’obligation du juge de conserver secrètes les délibérations
Cette obligation est essentielle. Elle montre que le secret du délibéré n’est pas seulement un cadre procédural mais une obligation faite au juge. Elle est attachée à sa personne et découle de ses pouvoirs (A). Mais elle est limitée puisque le secret du délibéré est en partie révélé par la publicité de la décision (B).
A – L’obligation personnelle du juge de conserver secrètes les délibérations
Le secret du délibéré est nécessaire pour donner au jugement toute son effectivité solennelle en unifiant les juges autour de son contenu et son prononcé. Si indirectement le prononcé révèle une partie du délibéré, il n’en révèle que l’expression du résultat : la décision et les motifs qui y sont attachés.
Le secret du délibéré découle du fait que nonobstant le vote, la discussion qu’ont pu avoir les juges, la décision prise est celle de tous les juges.
La prescription de l’article 304 du Code de procédure pénale renvoie au serment du magistrat professionnel qui jure en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1270 du 23 décembre 1958 de « bien et fidèlement remplir ses fonctions, de garder religieusement le secret des délibérations et de se conduire en tout comme un digne et loyal magistrat ».
L’article ajoute que le magistrat ne peut en aucun cas être relevé de ce serment, ce dont on peut déduire qu’un magistrat ne peut jamais être interrogé sur le déroulement et les conditions du délibéré.
Cet article rappelle que le secret des délibérations est à vie. Le magistrat, le juré n’est pas délié par la publicité de la décision qu’il ne peut pas commenter. Le magistrat n’est pas délié de son obligation lorsqu’il prend sa retraite.
S’agissant des auditeurs de justice, la même ordonnance prescrit : « Les auditeurs de justice sont astreints au secret professionnel. Préalablement à toute activité, ils prêtent serment devant les cours d’appel en ces termes : “Je jure de garder religieusement le secret professionnel et de me conduire en tout comme un digne et loyal auditeur de justice”. Ils ne peuvent, en aucun cas, être relevés de ce serment ».
Le juge à l’opinion dissidente adhère de facto à la décision rendue. La décision va s’imposer aux plaideurs. Elle en tire son caractère exécutoire et sa légitimité.
Cette légitimité repose nécessairement sur cette unité d’expression du rendu de la décision. Cette légitimité est l’expression de l’indépendance juridictionnelle des juges à laquelle le Conseil constitutionnel prête une très grande attention, notamment au regard de la composition des juridictions17.
Si la rhétorique judiciaire ne cesse complètement que lors du prononcé de la décision, elle connaît sa phase décisive pendant le délibéré où arguments et contre-arguments s’échangent. Un délibéré est une phase de vie professionnelle avec ses passions, ses emportements. Elle est l’expression de personnalités qui disparaissent lors du rendu du jugement.
Les prescriptions sur le secret des auditeurs contraignent les auditeurs au secret professionnel. Une telle prescription ne figure pas s’agissant du serment des magistrats.
On peut toutefois en déduire que le secret du délibéré est une obligation professionnelle majeure et constitue une forme de secret professionnel propre au magistrat.
Toutefois l’obligation faite au juge et juré et a fortiori à tout juge de conserver secrète les délibérations même après la cessation de ses fonctions, fait que cette obligation est personnelle et viagère. Elle déborde le cadre de l’activité professionnelle puisqu’elle ne cesse pas avec celle-ci.
L’obligation viagère est attachée à la personne du juge ou du juré.
Reliée à la dimension religieuse attachée au serment du magistrat et des jurés, cette obligation engage toute la personne du juge. Elle aurait été faussement sacralisée18.
Cette dimension religieuse qui est actuellement remise en question19, plus par son équivoque que par sa symbolique, découle de la personne même du juge. On en trouve l’écho dans la formule du serment des jurés dans laquelle il est demandé que le juré décide avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre.
La religiosité évoquée est donc la volonté de l’homme probe et libre. Le terme est volontairement pris pour insister sur l’importance du pouvoir que met en œuvre le juge. Il ne s’agit bien évidemment pas d’une croyance mais bien d’une réalité : l’expression d’un homme libre et probe.
La délibération est essentiellement vue comme une délibération personnelle. Elle n’est pas collective, ce qu’est alors le rendu du délibéré. Elle est donc prise individuellement mais exprimée collectivement à la suite du vote.
Cet attachement au plus profond de la personne du juge, de son esprit et son intelligence, témoigne de la liberté qui doit être laissée à celui-ci dans la mise en œuvre de son pouvoir juridictionnel.
Le secret du délibéré participe de cette sphère étanche à toute immixtion extérieure, y compris celle du pouvoir disciplinaire puisque le Conseil supérieur de la magistrature préserve ce temps de délibéré. Il n’accepte de traiter d’acte impliquant le pouvoir juridictionnel du juge pour examiner des questions de responsabilité professionnelle que lorsque l’acte, malgré les apparences juridictionnelles, est un acte étranger à toute activité juridictionnelle20.
Si constitutionnellement le principe du secret du délibéré est l’expression du principe d’indépendance, ce principe attaché à la personne du juge découle aussi du devoir d’impartialité qui repose sur le juge. Ce devoir d’impartialité suppose aussi qu’on lui en donne les moyens.
L’un de ces moyens c’est ce havre de liberté, de protection que constitue le secret du délibéré. Le secret du délibéré est donc une préservation de l’impartialité du juge et de son indépendance.
Le recueil des obligations déontologiques des magistrats dispose dans son article c.40 que « le juge conserve une entière liberté d’esprit pour élaborer sa décision. Il montre exigence et rigueur dans l’examen des preuves, pour rendre un jugement résultant d’une application loyale du droit et d’une égale considération pour les explications des parties. La motivation doit, dans tous les cas, en rendre compte »21.
Il s’en déduit que le secret du délibéré est aussi le lieu et le moment de l’expression la plus complète de la liberté du juge. Cette liberté ne peut pas être soumise au regard des autres.
Est-elle absolue ? On l’a vu, attaché à sa personne, le secret du délibéré empêche le juge de témoigner. Mais il est admis que cette obligation dans sa dimension professionnelle puisse faire l’objet d’atteinte, notamment au cours de la perquisition pénale.
Il s’en déduirait qu’elle ne serait donc pas absolue, tout du moins s’agissant des documents utilisés lors des délibérations. C’est ce que déclare le Conseil constitutionnel dans sa décision du 4 décembre 2015 sur la validité des perquisitions pénales dans le bureau d’un juge : que, s’il est loisible au législateur de permettre la saisie d’éléments couverts par le secret du délibéré, il lui appartient de prévoir les conditions et modalités selon lesquelles une telle atteinte au principe d’indépendance peut être mise en œuvre afin que celle-ci demeure proportionnée ; que les dispositions contestées se bornent à imposer à l’officier de police judiciaire de provoquer préalablement à une saisie « toutes mesures utiles pour que soit assuré le respect du secret professionnel et des droits de la défense » ; que ni ces dispositions ni aucune autre disposition n’indiquent à quelles conditions un élément couvert par le secret du délibéré peut être saisi22.
Le secret du délibéré appelle donc un régime procédural particulier qui admet des atteintes partielles mais très limitées.
B – Les limites du secret du délibéré
Le jugement contient des motifs et un dispositif. Son prononcé traduit une unité pour montrer que la décision est unique et indivisible et l’attribuer au tribunal. Mais ces motifs et ce dispositif ne sont-ils pas la révélation du contenu du délibéré ? D’une certaine manière il révèle ce qui a été décidé mais pas la manière dont se sont déroulés les débats du délibéré. Il révèle donc le résultat des délibérations mais pas leur condition, leur teneur. C’est ce que rappelle le Conseil supérieur dans le recueil des obligations déontologiques.
On voit aussi que le résultat pris à la fin du délibéré reste très temporairement secret jusqu’au rendu public du jugement. À lire la définition du doyen Cornu, le secret du délibéré cesse-t-il par le prononcé du jugement ? Le prononcé du jugement a pour effet de rendre public le résultat des réflexions conduisant à la décision des juges. Il participe donc du délibéré puisqu’il en communique le résultat. Il est la conclusion finale du procès.
Il marque la fin du temps du secret des délibérations mais ne constitue pas une révélation complète du délibéré puisque les termes et conditions de l’échange entre les juges ne sont jamais connus. C’est pour cela que les termes « secret des délibérations » sont appropriés et insistent suffisamment sur le fait que sont protégées à vie les conditions des délibérations et non le résultat qui va être connu des plaideurs et des tiers par le jugement à l’expiration du temps de délibération fixé par le tribunal lorsqu’il met l’affaire en délibéré.
Il n’y aurait donc pas de secret du délibéré mais seulement un secret des délibérations.
Le secret du délibéré est donc une phase précise, dynamique d’un travail judiciaire de réflexion qui aboutit au jugement. C’est donc cette phase qui nécessite d’être protégée de toute influence extérieure. Ce travail est personnel.
Le secret du délibéré protège le juge et sa psychologie. Chacun est tenté de connaître ce qui est passé dans la tête du magistrat. Mais il s’agit d’un domaine personnel, de son for intérieur. Le secret du délibéré est donc une nécessité pour permettre au juge de travailler à partir de son for intérieur. Il est nécessaire pour lui garantir sa liberté de juger.
Ce ne sont plus les juges qui prononcent mais bien le tribunal ou la cour. Les juges se fondent dans l’institution qu’ils sont censés représenter. Le secret du délibéré confère un caractère anonyme à la décision selon le Conseil supérieur de la magistrature23. C’est au moment du rendu du délibéré que le délibéré acquiert une dimension collective. Les personnalités des juges s’effacent pour se fondre dans le cadre général du tribunal. L’anonymat des juges est nécessaire à la reconnaissance du tribunal. Il est nécessaire à l’effacement des juges au profit du tribunal.
Cette fiction explique la difficulté d’admettre l’expression de l’opinion dissidente beaucoup plus que la nécessaire garantie de l’indépendance des juges. Craignant des pressions, le juge est suffisamment professionnel pour savoir qu’il n’a pas intérêt à révéler son opinion dissidente si cette faculté lui est ouverte. L’opinion dissidente est dépendante d’une personnalisation de l’acte juridictionnel. Le jugement est rendu par le juge, sous son nom et non au nom d’un tribunal.
Lors du colloque à la Cour de cassation en 2005, le président Ancel, dissertant sur les enjeux de la publication d’une opinion dissidente, rappelait : « Il est exact que la publication de l’opinion de l’un ou de plusieurs des juges ayant délibéré brise ce secret que le juge s’engage, par serment, à garder religieusement ». Cet argument se présente donc comme péremptoire, sans réplique possible en l’état de notre droit. Cela demeure exact pour ce qui est de la publication de l’opinion dissidente, avec la signature du ou des juges dissidents24.
Il proposait une évolution vers la possibilité d’une publication de l’opinion minoritaire dans les affaires suscitant un débat juridique intense et comportant un enjeu essentiel sur une question de société, opinion qui pourrait être couverte par l’anonymat.
La question de l’opinion dissidente pose le problème de l’unicité de la décision rendue et, indirectement, de sa portée. Elle ne doit pas se confondre avec la légitime aspiration du justiciable de connaître par quel raisonnement les juges ont retenu la décision prononcée, ce qui n’exclut donc pas de faire état d’autres solutions pour mieux les écarter dans la motivation. Elle relève donc à notre avis de la problématique plus générale de la motivation de la décision pour laquelle la plus éminente doctrine nous dit qu’elle peut aussi être perçue comme l’indication des mobiles psychologiques du juge qui a décidé mais impossible à mettre en œuvre25.
L’opinion dissidente fragilise l’effet solennel de la décision, plus particulièrement du « par ces motifs » qui est généralement la seule partie lue en audience publique.
Le rendu d’une opinion dissidente pourrait s’entendre d’un paragraphe sous forme d’une balance analytique des solutions étudiées et débattues qui serait contenue dans les motifs, technique qui n’est d’ailleurs par interdite26.
L’opinion dissidente exprimée à l’extérieur de la décision, ce qui est le cas des décisions américaines ou de celles de la Cour européenne des droits de l’Homme, présente la difficulté qu’elle peut dériver vers une critique, pouvant être très virulente, de la décision. Elle la fragilise même si elle peut témoigner d’une vivacité du débat et rassurer sur le fait que la décision a fait l’objet d’une discussion entre les juges.
L’opinion dissidente doit nécessairement se limiter à l’expression d’un avis contraire mais participant de la construction de la décision. Elle ne peut pas porter sur la décision au risque de l’affaiblir.
Elle peut être nominative avec le risque qu’elle désunisse le tribunal et expose le juge qui opine minoritairement. Elle peut constituer un risque de pression ultérieure sur le juge.
Elle porte atteinte au principe selon lequel, nonobstant que la décision a fait l’objet d’un vote, elle est présumée être rendue par tous les juges. Le vote est la clôture du débat interne des juges, le minoritaire acceptant souvent le jugement pris. Il est présumé adhérer à la décision.
L’opinion dissidente pourrait alors rester du domaine de la doctrine lors du commentaire de la décision où il pourrait être fait état non pas de l’avis contraire d’un juge mais du fait que la décision rendue a pris le pas sur les opinions en concours qui seraient alors révélées anonymement dans le corps des motifs.
Notes de bas de pages
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1.
Cadiet L., Normand J. et Amrani Mekki S., Théorie générale du procès, 2013, PUF, p. 679 : au spectacle du procès hérité de l’Antiquité succède au Bas-Empire romain le principe du secret.
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2.
Recueil des obligations déontologiques des magistrats, 2010, Dalloz, p. 34.
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3.
Cornu G., Dictionnaire des termes juridiques, 2014, PUF, p. 265.
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4.
Burgelin J.-F., Les petits et grands secrets du délibéré, 2001, Dalloz, p. 2755.
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5.
Cons. const., 20 févr. 2003, n° 2003-466 DC : loi organique relative aux juges de proximité, cons. 23.
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6.
Cons. const., 29 août 2002, n° 2002-461 DC : loi d’orientation et de programmation pour la justice, cons. 15.
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7.
Cadiet L., Normand J. et Amrani Mekki S., Théorie générale du procès, 2013, PUF, p. 673.
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8.
Cass. civ., 9 juin 1843. Cass. 3e civ., 15 févr. 1995 : Bull civ. III, n° 48.
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9.
CE, 17 nov. 1922, Legillon : Rec. CE 1922, p. 849.
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10.
Cass. 1re civ., 12 juin 1974 ; Cass. soc., 14 mars 1974.
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11.
Cass. crim., 15 juin 1983, l’indiction du nombre de voix qui se sont prononcées pour la culpabilité entraîne la nullité de cette déclaration (Cass. crim., 4 mai 1984 : Bull. crim., n° 158), arrêt fondé sur l’article 360 du Code de procédure pénale : la déclaration lorsqu’elle est affirmative constate que la majorité des voix exigée par l’article 359 a été acquise sans que le nombre de voix puisse être autrement exprimé.
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12.
CEDH, 12 avr. 2006, n° 58675-00, Martinie c/ France, § 55 : AJDA 2006 p. 986 note Rolin F. ; JCP A 2006, 1131, note Andriantsimbazovina J. ; RFD 2006, p. 577 ; note Sermet L. ; LPA 21 juin 2006, p. 12, note Benoiton L. et LPA 24 août 2006, p. 3, note Boré-Eveno V.
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13.
CJA, art. R. 733-3, qui indique que le rapporteur public assiste au délibéré sans y prendre part sauf opposition de parties.
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14.
Cadiet L., Normand J. et Amrani Mekki S., Théorie générale du procès, 2013, PUF, p. 957.
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15.
Cass. crim., 25 janv. 1968 : Bull. crim., n° 25.
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16.
Cass. crim., 19 juin 1981 : Bull. crim., n° 208 – CE, 11 juin 1948, Poulhies.
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17.
Cons. const., 8 juill. 2011, n° 2011-147 QPC, M. Tarek J. sur la composition du tribunal pour enfant, cons. 4, 5 et 7. Cons. const., 2 juill. 2010, n° 2010-10 QPC, consorts C. et a. sur les tribunaux maritimes commerciaux du 2 juillet 2010.
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18.
Cadiet L., Normand J. et Amrani Mekki S., Théorie générale du procès, 2013, PUF, p. 674.
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19.
Cabannes J., in Commission de réflexion sur l’éthique dans la magistrature, 2003, Documentation française, propose de le modifier : « je jure au service de la loi de remplir mes fonctions avec impartialité et diligence, en toute loyauté, intégrité et dignité, dans le respect du secret professionnel et du devoir de réserve ».
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20.
Rapport CSM, 2014, p. 161 qui suit en cela la décision du Conseil constitutionnel n° 2007-551 du 1er mars 2007 : « Le Conseil ne peut, dès lors, apprécier un acte relevant de l’activité juridictionnelle d’un magistrat que lorsqu’il résulte de l’autorité même de la chose définitivement jugée que, par le caractère grave et délibéré de la violation d’une règle de procédure constituant une garantie essentielle des droits des parties, cet acte, en dépit des apparences, ne peut être regardé comme juridictionnel ; qu’en dehors de ce cas, un tel acte qui relève du seul pouvoir du magistrat ne peut être critiqué que par l’exercice des voies de recours prévues par la loi en faveur des parties au litige ».
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21.
Recueil des obligations déontologiques des magistrats, Dalloz, p. 23.
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22.
Cons. const., 4 déc. 2015, n° 2015-506.
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23.
Art. e.11 du recueil déontologique : « L’anonymat que confère le secret du délibéré et qui interdit toute recherche de responsabilité individuelle, n’autorise pas d’abus d’autorité de la part d’un magistrat ».
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24.
Colloque à la Cour de cassation, 18 oct. 2005, sur le thème : « Les opinions dissidentes », texte disponible sur www.courdecassation.fr.
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25.
Cadiet L., Normand J. et Amrani Mekki S., Théorie générale du procès, 2013, PUF, p. 684 : « Juridiquement seul le premier aspect est perceptible puisqu’il est délicat de suivre la psychologie des juges, principalement lorsqu’il s’agit de jurés d’assises. Cela est même impossible dès lors qu’il s’agit d’une formation collégiale ».
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26.
Cette technique est prescrite pour la rédaction de l’ordonnance du juge d’instruction dans l’article 184 du Code de procédure pénale qui dispose que la motivation est prise au regarde des réquisitions du ministère public et des observations des parties qui ont été adressées au juge d’instruction en application de l’article 175, en précisant les éléments à charge et à décharge concernant chacune des personnes mises en examen.