Le secret de la personne mariée opposé à son conjoint

Publié le 14/11/2016

Le secret est un concept juridique qui permet aujourd’hui, plus que jamais, de protéger la liberté des individus dans une société où la communication et le droit de tout savoir apparaissent souverains. L’institution matrimoniale résiste-t-elle à ce mouvement ? Les époux ont-ils encore un droit au secret ?

À l’heure où le monde est saturé d’informations et de communications, le « merveilleux jardin »1 qu’est le secret peine à résister à la volonté de tout savoir et tout contrôler. Il est alors de plus en plus difficile de vivre caché. Pourtant, selon le philosophe Jean Lacroix, « le secret et le privé sont nécessaires à la respiration même de la personne »2. Le secret désigne tout ce qui peut être caché, mis à part. Rassurant lorsqu’il est synonyme de discrétion car il contribue à protéger la vie privée des individus, il peut aussi être effrayant lorsqu’il dénote une dissimulation. C’est à cette ambivalence que confronte la question du secret de la personne mariée opposé à son conjoint.

Si le secret est une composante du droit au respect de la vie privée (C. civ., art. 9)3, l’opposabilité classique de ce droit se trouve ici dans un cadre singulier dû au fait que le conjoint n’est pas un tiers comme un autre. Un lien particulier unit les époux, un lien à la fois affectif et juridique. La difficulté vient donc à la fois de l’existence de ce lien conjugal mais aussi de ce que le détenteur du secret appartient à un groupe de personnes, en l’occurrence un groupe très restreint puisque la personne mariée fait partie d’un couple. Même si le couple n’est pas une personne morale, il est une réalité sociale et juridique. Plusieurs intérêts s’affrontent donc nécessairement : l’intérêt de chacun des époux pris individuellement mais aussi l’intérêt du couple, qui plus est du couple marié, ce qui questionne inévitablement l’ordre public matrimonial.

Face à ces différents intérêts, le secret a-t-il sa place entre les époux ? Le simple fait de dire oui supprime-t-il toute opposabilité du droit au secret de sa vie privée au point finalement de devoir tout se dire en plus de devoir tout se promettre ? S’inscrivant dans la tendance actuelle, on en viendrait à imposer une obligation d’information entre les époux, obligation de nature conjugale et préconjugale. Ou bien est-il encore possible d’affirmer que le mariage autorise les époux à taire certains éléments de leur vie privée sans risquer que ce secret ne mette ultérieurement à mal leur union ?

Il est difficile pour le droit de trancher de manière catégorique et de déterminer un critère objectif qui permet de dire précisément dans quelle mesure le secret est autorisé au sein du couple marié. La protection du secret dépend de la nature de chaque situation. Or la situation conjugale est complexe. Elle montre le lien indéniable qui existe en droit et morale. Elle soulève des enjeux qui oscillent entre défense de l’individualisme croissant et sauvegarde de l’institution matrimoniale affaiblie, entre droit au respect de la vie privée pour protéger la personnalité et droit de savoir pour connaître et prouver la vérité. C’est pourquoi la réponse ne peut qu’être mesurée.

Surtout, la réponse est susceptible de varier selon l’époque du secret. Il peut exister des secrets dans le couple avant la célébration du mariage. Mais celui-ci peut être long. Il est même supposé durer et des secrets peuvent donc également survenir pendant la vie conjugale. Il faut donc distinguer l’opposabilité du secret et la formation du mariage (I) et l’opposabilité du secret et le déroulement du mariage (II).

I – Opposabilité du secret et formation du mariage

Parce que l’on a besoin de connaître l’autre pour pouvoir s’engager, les secrets de son vécu sont redoutés (A). Mais ces secrets sont limités car dès lors qu’un époux n’a pas dit l’essentiel, son mariage s’en trouve fragilisé (B).

A – Un secret tant redouté : le besoin de savoir du conjoint

Quelle que soit la nature juridique retenue, le mariage requiert la confiance des époux. Envisagé comme une institution, le mariage apparaît comme une structure sociale qui ne peut fonctionner que si les époux qui y adhèrent se font mutuellement confiance. Considéré sous l’angle d’un contrat, le mariage est un acte de volonté qui nécessite le consentement des deux époux. Ce consentement doit exister mais doit aussi, et surtout, être libre et intègre. Cependant, cette intégrité est-elle possible dès lors que l’un des époux ne dévoile pas à son futur conjoint certaines informations le concernant ? De toute évidence, le secret de l’un est susceptible de provoquer une erreur dans l’esprit de l’autre, erreur qui peut alors s’apparenter à un dol. Pourtant, le droit du mariage ne retient pas tous les vices du consentement affectant classiquement la validité d’un contrat. Se concentrant sur la violence et l’erreur, l’article 180 du Code civil laisse de côté le dol. Cette exclusion déduite du silence du législateur ne fait que consacrer l’adage exprimé par Loysel, au XVIIsiècle, selon lequel « le dol qui détermine à contracter mariage ne rend pas celui-ci nul de plein droit »4, plus connu sous la formule « en mariage, il trompe qui peut ». Ainsi, même si un futur époux a eu recours à des manœuvres dolosives, cela ne suffit pas à justifier l’annulation du mariage célébré. Le dol n’étant pas une cause de nullité du mariage, des perspectives s’ouvrent à l’évidence pour le secret. Confortable pour l’époux maître du secret, ce refus de prendre en compte le dol l’est nettement moins pour celui maintenu dans l’ignorance. Par conséquent, qu’est-ce qui justifie ce droit au secret des époux au stade de la formation du mariage ?

Trois explications peuvent être avancées. La première est d’ordre spirituel. En effet, le brocard de Loysel trouve son origine dans la tradition canonique5 qui n’admettait pas le dol comme cause de nullité du mariage. Celui-ci était considéré comme un sacrement, un intérêt spirituel ne pouvant qu’être profitable à celui qui le reçoit. Or, le dol commis à l’encontre d’un futur époux ne lui causait pas un préjudice mais, au contraire, lui permettait d’accéder au bien. Le dol était perçu comme un dolus bonus. Le deuxième argument pour justifier le secret est strictement juridique. Puisqu’aucune obligation n’impose de tout se dire (v. infra), et que dans tous les cas, le mariage ne fait naître des devoirs qu’à compter de sa célébration, les époux ont droit au secret de leur vie privée préconjugale. Enfin, une justification plus pragmatique est souvent proposée pour commenter cette règle. Qualifiée de satirique6, cynique7 ou encore humoristique8, l’expression de Loysel a en effet le mérite de mettre en lumière la spécificité du droit de la famille qui, inévitablement, mêle affect et technique. Dans cette phase prénuptiale, comment distinguer le véritable mensonge de la simple stratégie de séduction ? Face à cette délicate qualification, le droit évince le dol au profit de la stabilité du mariage. C’est ce qui ressort très manifestement d’un arrêt rendu par la Cour de cassation le 13 décembre 20059. Dans cette affaire, le mari avait dissimulé à sa femme une liaison antérieure aux fiançailles, entretenue pendant plusieurs années avec une femme, elle-même mariée, qui en avait révélé l’existence à l’épouse le soir même du mariage. La Cour de cassation, comme les juges d’appel, ont estimé que cette liaison entretenue par le mari avant le mariage ne constituait pas une cause de nullité du mariage « s’il n’[était] pas démontré son intention de poursuivre cette relation après le mariage ». Le silence gardé par un époux sur une relation passée ne remet donc pas en cause l’union. Même volage et menteur, le fiancé a droit au secret car ce qui s’est passé avant le mariage semble pouvoir rester avant le mariage.

Pourtant, l’appréhension que suscite le secret chez le conjoint qui a envie et besoin de savoir est légitime. Le secret trahit la confiance de l’époux victime de la tromperie. Pour cette raison, l’exclusion du dol est critiquable10. Sans aller jusqu’à dire que l’éviction du dol est nocive en ce qu’elle encouragerait par trop le secret entre époux, il est certain que la dissimulation de certaines informations envers son futur conjoint ne peut pas rester impunie. Ce n’est d’ailleurs pas le cas.

B – Un secret subtilement désavoué : le droit du conjoint de savoir l’essentiel

Le droit condamne parfois le secret gardé par un époux avant le mariage en ce qu’il est générateur d’une erreur commise par son conjoint. Deux types d’erreur peuvent conduire à l’annulation du mariage : l’erreur dans la personne du conjoint et l’erreur sur une qualité essentielle du conjoint (C. civ., art. 180, al. 2). Si la première date de 1804, elle reste peu ou prou appliquée puisqu’elle renvoie à l’erreur sur l’identité civile voire physique du conjoint11. La seconde, bien que plus récente12, donne lieu à un contentieux plus important en permettant notamment de pallier l’absence de prise en compte du dol comme cause autonome de nullité. En effet, derrière ces erreurs commises par un époux, se cache, la plupart du temps, un dol de son conjoint afin de garder le secret sur certains éléments de sa vie privée qu’il sait déterminants du consentement de l’autre. L’obstacle du dol est donc surmonté grâce à l’erreur sur les qualités essentielles13 et le contenu de cette erreur nous révèle l’objet des secrets interdits dans le couple.

Aucune liste des qualités essentielles n’ayant cependant été dressée14, toute la difficulté réside dans l’interprétation de cette notion car, aussi louable soit-elle, il ne faut pas non plus qu’elle devienne « une cause générale et incontrôlable de nullité »15, au risque de réduire à néant tout droit au secret. Les juges procèdent alors à un double travail d’appréciation de la qualité litigieuse. Afin de conserver la dimension sociale et institutionnelle du mariage, les juges recherchent si la qualité a été déterminante pour l’époux demandeur (appréciation subjective) et si elle est « de l’essence même du mariage »16 (appréciation objective). C’est ainsi que le secret sur la fortune laisse les juges indifférents qui se montrent plus sensibles aux questions d’honorabilité17. À cet égard, le secret gardé par une femme sur sa non-virginité a fait débat pour savoir s’il viciait le consentement de son conjoint. Certes, l’erreur sur le passé du conjoint18 ou sur le sentiment religieux19 peut être prise en compte. Mais, en l’espèce, même si la virginité est une qualité déterminante pour le conjoint, elle n’est pas essentielle au point de rendre la vie conjugale impossible dans l’opinion populaire20. La femme a le droit de garder son intimité secrète et donc le droit de mentir pour la préserver.

Qu’en est-il plus généralement de la santé ? Le droit de chacun au secret de ses données médicales autorise-t-il un époux à mentir sur sa santé ? Certes, le bon état de santé n’est pas une condition requise pour se marier en France21. Pour autant, le secret gardé sur la mauvaise santé, physique ou mentale, n’est pas nécessairement opposable. La jurisprudence admet ainsi que la dissimulation d’une infirmité justifie une action en nullité pour erreur sur les qualités essentielles lorsque celle-ci a été déterminante du consentement du conjoint22. Surtout, certains juges ont opté pour la voie du divorce pour faute en se fondant sur le manquement à un devoir de loyauté et de sincérité23. La dissimulation poursuivie après la célébration par l’un des époux à l’autre de faits antérieurs au mariage peut constituer une faute cause de divorce au sens de l’article 242 du Code civil24 dès lors que le fait dissimulé est grave, en l’occurrence la maladie25, et que l’époux l’a sciemment caché. La question s’est notamment posée avec beaucoup d’acuité à propos du sida. Il semble aujourd’hui admis que si le futur époux connaît sa séropositivité avant le mariage, « ce seul fait de dissimulation est constitutif d’une faute cause de divorce »26 car il manque à son obligation préconjugale de sincérité27. Il est certain qu’en exigeant d’emblée la preuve de la bonne santé des futurs époux, cela sécuriserait le mariage. Cependant, une telle option conduirait à proscrire ostensiblement tout secret sur sa santé. Le droit français adopte une démarche plus responsabilisante28 et moins attentatoire au droit au respect de la vie privée en recherchant un équilibre. Tant qu’il ne porte pas sur une qualité essentielle, le secret entre époux est permis avant le mariage. En revanche, il devient inopposable dès lors qu’il porte sur un élément déterminant car il conduit à une erreur dans l’esprit du conjoint qui a le droit de savoir. La réticence est donc sanctionnée et peut même être constitutive d’un dol.

In fine, l’adage de Loysel semble aujourd’hui bien trompeur ou tout simplement désuet. Ne serait-il pas plus adapté de dire qu’« en mariage, il ne trompe plus qui peut »29 ? D’autant que si cet adage trouve son origine dans le droit canonique30, il convient de remarquer que le Code de droit canonique déclare désormais solennellement que « la personne qui contracte mariage, trompée par un dol commis en vue d’obtenir le consentement, et portant sur une qualité de l’autre partie, qui de sa nature même peut perturber gravement la vie conjugale, contracte invalidement »31. La messe est donc dite : tout ce qui s’est passé avant le mariage ne peut pas rester avant le mariage. La logique contractuelle du mariage s’impose avec la volonté de protéger le conjoint et un mariage qui n’a aucune raison d’être ou s’avère voué à l’échec.

Si la possibilité de se taire avant le mariage a une portée limitée, qu’en est-il une fois que les époux sont mariés ?

II – Opposabilité du secret et déroulement du mariage

Parce que les époux sont soumis à des devoirs conjugaux qui limitent inexorablement leur possibilité d’agir dans l’ombre, le secret de la personne mariée est difficilement opposable (A). En cas de nécessité probatoire, il peut même être violé (B).

A – Un secret nécessairement troublé : le droit du conjoint de connaître la faute conjugale

Une fois mariés, les époux sont-ils tenus de tout se dire ? Autrement dit, le fait de s’unir supprime-t-il automatiquement, pour l’avenir, tout droit au secret ? La réponse doit, à l’évidence, être négative. Certes, le mariage crée un lien juridique particulier entre les époux alors tenus de respecter un certain nombre de devoirs inscrits dans le Code civil. Mais, parmi eux, ne figure aucun devoir de sincérité. A contrario, on peut donc légitimement penser que les époux ont le droit de se taire. Libres aux époux de se parler ou, à l’inverse, de préférer le silence. Ils peuvent ainsi maintenir le secret sur des éléments extrapatrimoniaux (opinion religieuse, syndicale ou politique, santé, relations, etc.) comme rester plus discrets sur certains aspects patrimoniaux de leur vie privée. Ils se voient notamment reconnaître une liberté professionnelle et une autonomie patrimoniale grâce à la libre disposition de leurs gains et salaires (C. civ., art. 223). Le droit au respect de la vie privée, reconnu à tout un chacun, ne disparaît donc pas avec la vie maritale, plus, tout au moins, si l’on se place du côté de la femme qui a dû attendre 1965 pour pouvoir exercer une activité professionnelle et ouvrir un compte bancaire sans l’autorisation de son mari. Jusqu’à cette date, le secret était donc inconcevable.

Néanmoins, si le droit d’avoir des secrets est désormais réciproque et ne fait que traduire les droits et libertés de chacun, une utilisation excessive risque, peut-être, d’un point de vue strictement moral, de fragiliser le couple. Plus encore, comme tous les droits, celui-ci n’est pas absolu. La liberté, on le sait, consiste à « pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » (DDHC 1789, art. 4). Par conséquent, tant que l’époux maître du secret ne nuit pas à son conjoint, il est en droit de garder le secret sur sa vie privée. En revanche, dès lors que son secret cache une faute de nature à causer un préjudice à l’autre, il devient inopposable. Or, le secret d’un époux sert précisément parfois à cacher une faute conjugale. Ainsi, l’époux qui gère secrètement une partie de son patrimoine risque de se voir reprocher un manquement au devoir de contribution aux charges du mariage (C. civ., art. 214). Sur le plan personnel, un époux qui commet un adultère, voire un simple attachement rival32, manque à son devoir de fidélité envers son conjoint (C. civ., art. 212). Or, par crainte d’un divorce, cette faute est le plus souvent commise dans le plus grand secret33.

Il faut aller encore plus loin. Même en l’absence de faute dissimulée, le simple fait d’agir à l’insu de son conjoint ne peut-il pas être constitutif d’un comportement répréhensible ? Parce que « l’engagement matrimonial est un acte de confiance dans les sentiments et le comportement »34 de l’autre et que le secret entamerait cette confiance, ce secret serait, par principe, malhonnête et donc, un manquement au devoir de respect (C. civ., art. 212). Inscrit depuis 2006 dans le Code civil mais connu de longue date sous le nom de principe de loyauté, ce dernier devoir permet de sanctionner des comportements des époux qui sont, il est vrai, souvent adoptés à l’occasion d’un autre manquement (ex : infidélité et désintérêt envers son conjoint35). Pour autant, ce devoir peut aisément devenir un fondement fourre-tout au divorce pour faute. Aussi convient-il de nuancer car, à n’en pas douter, il y a des secrets plus graves que d’autres. Ainsi il est généralement admis qu’un époux qui se sait atteint d’une maladie vénérienne et qui contamine son conjoint commet une injure grave justifiant le divorce36. Il ne doit donc pas, dans cette hypothèse, garder le secret sur sa santé. S’agissant du cas particulier de l’IVG37, si la femme a le droit d’interrompre sa grossesse dans les conditions fixées par la loi38, aucune disposition n’impose que le mari en soit informé. Il est seulement prévu que « chaque fois que cela est possible, le couple participe à la consultation et à la décision à prendre »39. D’un côté, le secret est justifié pour la femme qui, même mariée, peut disposer librement de son corps et bénéficier du secret médical ; de l’autre, le secret est contestable pour le conjoint qui souhaite soit être père, soit, au contraire, savoir qu’il ne l’est pas si la grossesse révèle un adultère, mais auquel cas le devoir de fidélité resurgit.

Partant, même en l’absence d’un devoir de sincérité, l’opposabilité du secret est susceptible d’être limitée par l’existence d’autres devoirs conjugaux qui guident le comportement des époux. En principe, tant qu’il n’est pas porteur d’une violation d’un devoir matrimonial, le secret est opposable au conjoint. Mais l’étendue des devoirs conjugaux et le contrôle de leur respect accentuent inévitablement la transparence entre époux. De plus en plus fautif, le secret s’estompe progressivement dans le couple marié au point même parfois de voir sa protection céder.

B – Un secret si bien violé : le droit du conjoint de prouver la faute conjugale

La vie privée peut rester privée sous réserve de ne pas être le témoin d’un comportement fautif. À défaut, l’époux victime est non seulement en droit de connaître les agissements de son conjoint mais, surtout, en droit de les prouver en cas de contentieux. De cette preuve dépend le succès de sa prétention. Le droit à la preuve étant désormais reconnu40, la difficulté est la suivante : comment prouver un fait secret sans porter atteinte à la vie privée ? Autrement dit, comment prouver un fait fautif sans commettre soi-même une faute ?

Si la preuve est libre en matière de divorce (C. civ., art. 259), elle doit aussi être loyale. Expressément consacré par la jurisprudence sur le fondement des articles 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme et de l’article 9 du Code de procédure civile41, le principe de loyauté de la preuve trouve une application spécifique dans les articles 259-1 et 259-2 du Code civil, lesquels disposent successivement qu’« un époux ne peut verser aux débats un élément de preuve qu’il aurait obtenu par violence ou fraude » et que « les constats dressés à la demande d’un époux sont écartés des débats s’il y a eu violation de domicile ou atteinte illicite à l’intimité de la vie privée ». L’époux ne peut pas, par exemple, à l’insu de son conjoint, capter ou enregistrer des paroles prononcées à titre privé (conversations téléphoniques notamment42), fixer ou enregistrer des images s’il se trouve dans un lieu privé (ex : système de vidéosurveillance à leur domicile). Il ne peut pas non plus produire en justice un test ADN de paternité ou d’infidélité43 effectué par internet à l’insu de son conjoint44.

De prime abord, le principe de loyauté de la preuve constitue donc une protection de l’opposabilité du secret entre époux. Un époux ne peut pas prouver le secret de son conjoint en étant déloyal, autrement dit en agissant lui-même très souvent secrètement, sous peine de porter atteinte à l’intimité de sa vie privée. Pourtant, à y regarder de plus près, ce principe peine à freiner le droit pour l’époux victime de rapporter la preuve de ce qu’il avance. Ainsi, les lettres missives45 comme le journal intime46 peuvent depuis longtemps être produits en justice sans égard à leur caractère confidentiel. Aujourd’hui, il en va de même s’agissant des courriels47 et des SMS reçus sur un téléphone portable48. Le secret des correspondances est donc régulièrement évincé pour des raisons probatoires tant que l’époux ne démontre pas que cette preuve résulte de fraude ou de violence. En 2011, la Cour de cassation a ainsi admis que des courriels trouvés sur l’ordinateur personnel du conjoint infidèle soient produits au débat dès lors qu’aucune protection n’avait été mise en place pour minimiser leur accès49. Pour être opposable juridiquement, le secret a intérêt, dans les faits, à être bien protégé par son maître car s’il semble aujourd’hui plus facile d’avoir des secrets grâce aux différents moyens de communications, ces derniers constituent également autant de preuves possibles lors d’un procès.

Le secret des correspondances pouvant être écarté le temps de la production d’un journal intime ou de courriels, on est en droit de s’interroger sur le sort réservé au secret médical d’une personne mariée. Pour prouver la maladie que son conjoint ne lui a pas révélée, un époux va tenter de produire des éléments relatifs à sa santé. Certes, il ne pourra pas obtenir les documents médicaux détenus par le seul médecin car le mariage ne justifie pas la levée du secret médical. Néanmoins, certains étant directement remis au patient, ils peuvent plus aisément être dévoilés par son conjoint. La Cour européenne a ainsi condamné la France pour avoir accepté qu’un compte-rendu opératoire d’une intervention subie par l’époux soit produit par la femme afin de prouver l’alcoolisme de son mari, et ce alors même que d’autres moyens de preuve étaient fournis50. L’atteinte au secret des données médicales n’était donc pas, en l’espèce, justifiée. Mais quid en l’absence d’autres moyens51 ? L’atteinte aurait-elle alors été jugée légitime ?

Si la preuve ne doit pas se faire à tout prix, la loyauté peine manifestement à résister à l’épreuve du contentieux conjugal. De sorte qu’on pourrait croire qu’un principe général de violabilité du secret émerge. En pratique, cela se comprend. Pour prouver la faute commise secrètement, l’époux bafoué a-t-il vraiment d’autre choix que de se montrer déloyal en portant atteinte au secret de la vie privée de son conjoint ? En théorie, l’arbitrage est sensible. Tant que l’atteinte au secret est raisonnable, le droit à la preuve légitime cette immixtion dans la vie privée52. Les juges doivent rechercher un équilibre. Néanmoins, la spécificité du domaine conjugal conduit à une spécificité de l’admissibilité des modes de preuve car il est certain que « plus l’action judiciaire mettra en jeu une valeur fondamentale, plus les moyens employés pourront être intrusifs »53. Le droit au secret cède alors devant la nécessité de sauvegarder l’honneur familial en cas d’inconduite. La fin justifie les moyens et, finalement, « en matière de divorce (aussi), il trompe qui peut ! »54.

Pour clore ces propos, il faut reconnaître que le secret a de moins en moins de place entre les époux. Le droit de savoir tend à l’emporter sur le droit au secret. Toutefois, il est surprenant de constater qu’au stade de la formation du mariage, on rend inopposable le secret en sanctionnant indirectement le dol et donc en supprimant la spécificité du contexte conjugal, alors que c’est cette même spécificité qui, pendant le mariage, est mise en avant pour justifier les atteintes au secret lors d’une procédure. Encore sans doute une énième manifestation du délitement du lien conjugal de notre époque réduisant à peau de chagrin l’expression de la sagesse populaire « pour vivre heureux vivons cachés ».

Notes de bas de pages

  • 1.
    Bonello Y.-H., Le secret, 1998, PUF, Que sais-je ?, p. 32.
  • 2.
    Lacroix J., Dictionnaire des auteurs et des thèmes de la philosophie, Auroux S. et Weill Y. (dir.), 1991, Hachette, V° Lacroix (Jean).
  • 3.
    V. not. Kayser P., La protection de la vie privée par le droit : protection du secret de la vie privée, préf. Mazeaud H., 3e éd., 1995, Economica.
  • 4.
    Loysel A., Les institutes coutumières ou Manuel de plusieurs et diverses règles, sentences et proverbes du droit coutumier et plus ordinaire de la France, 2013, Slatkine Reprints, nouvelle éd. Revue.
  • 5.
    Pour des explications historiques, V. notamment : Bisson A.-F., « Sur un adage trompeur : “en mariage, il trompe qui peut” », in Kasirer N. (dir.), Le faux en droit privé, 2000, Thémis, p. 155 et s., spéc. p. 165 et s.
  • 6.
    Esmein A., Le mariage en droit canonique, t. 1, 2e éd. par Génestal A., 1929, Sirey, p. 344.
  • 7.
    Lévy J.-P., Cours d’histoire du droit privé, Les cours de droit, 1968, p. 39.
  • 8.
    Roland H. et Boyer L., Adages du droit français, 1992, Litec, p. 220.
  • 9.
    Cass. 1re civ., 13 déc. 2005, n° 02-21259 : Bull. civ. I, n° 495 ; Hauser J., in RTD civ. 2006, p. 285 ; Chénedé F., in AJ fam. 2006, p. 75 ; Lemouland J.-J. et Vigneau D., in D. 2006, p. 1414.
  • 10.
    Selon Demolombe, « quel péril ne serait-ce pas dans une société comme la nôtre que de proclamer l’impunité de la fraude entre époux (…). Il appartient à la justice de bien faire comprendre par l’application ferme des principes du droit qui sont absolument conformes à ceux de la morale, que le mariage ne peut être matière à spéculation, surtout à spéculation frauduleuse, et que les auteurs du dol sont malvenus, pour s’en assurer les bénéfices, à s’abriter derrière le respect dû à un contrat dont ils ont outragé la sainteté » (Propos de Charles Demolombe cités par Chénedé F., in « Charles Demolombe, la condition potestative (1re partie) », RDC 2013, p. 291 et s.).
  • 11.
    V. not. : Courbe P. et Gouttenoire A., Droit de la famille, 6e éd., 2013, Sirey, n° 128, p. 53 ; Abravanel-Jolly S., La protection du secret en droit des personnes et de la famille, t. 10, 2005, Defrénois, Doctorat & Notariat, n° 280, p. 76.
  • 12.
    À l’origine, le Code de 1804 cantonne l’erreur à l’erreur dans la personne du conjoint. Le droit français autorise donc de nombreux secrets à prospérer puisque même révélés, ils sont pour la plupart sans incidence sur la validité du mariage. Quand bien même un époux s’est trompé sur une qualité de son conjoint, le mariage doit résister. V. le célèbre arrêt Berthon (Ch. réunies, 24 avr. 1862 ; D. 1862, I, p. 153, concl. Dupins ; S. 1862, 1, p. 342). En l’espèce, une femme avait épousé, sans le savoir, un ancien forçat régulièrement libéré et demandait donc la nullité de son mariage. Les juges rappellent que seule l’erreur sur l’identité de la personne est admise. Aucune extension de la nullité aux simples erreurs sur des conditions ou qualités de la personne n’est donc possible, au risque de remplacer le divorce, à l’époque aboli, par les nullités pour erreur. La jurisprudence s’est toutefois montrée divisée jusqu’à l’introduction de l’erreur sur les qualités essentielles par la loi n° 75-617 du 11 juillet 1975 portant réforme du divorce.
  • 13.
    Malaurie P. et Fulchiron H., La famille, 2004, Defrénois, Droit civil, n° 179.
  • 14.
    Certains pays ont établi une liste (ex : Suisse, Brésil, Autriche). D’autres ont procédé à l’instar de la France (ex : Québec, Allemagne). Sur ce point, V. not. : Lemouland J.-J., L’intégrité du consentement au mariage, thèse dactyl., 1984, Bordeaux I, n° 499.
  • 15.
    Heurtel A., Secret et relations familiales, mémoire dactyl., 1996, Rennes 1, p. 21.
  • 16.
    Cornu G., Droit civil : la famille, 9e éd., 2006, Montchrestien, Domat, n° 174.
  • 17.
    V. par ex. la dissimulation d’une condamnation pénale (TGI Paris, 23 mars 1982 : Defrénois 1983, obs. Massip J., p. 312 – CA Amiens, 5 févr. 2009) ou du passé conjugal (CA Rennes, 11 déc. 2000 : Dr. famille 2001, comm. 67, obs. Lécuyer H. – CA Nîmes, 6 févr. 2008. Contra : Cass. 1re civ., 13 déc. 2005, n° 02-21259, préc.).
  • 18.
    Ibid.
  • 19.
    Cass. 1re civ., 2 déc. 1997, n° 96-10498, D.
  • 20.
    TGI Lille, 1er avr. 2008, censuré par CA Douai, 17 nov. 2008 : AJ fam. 2008, p. 300 et AJ fam. 2008, p. 479, obs. Chénedé F.
  • 21.
    Aucune obligation de révélation de l’état de santé n’existe. Même lorsque les futurs époux devaient se soumettre à un examen médical prénuptial (C. civ., art. 63 anc. Institué par le régime de Vichy par une loi du 16 novembre 1942, le certificat médical prénuptial n’est plus exigé depuis le 1er janvier 2008), les résultats n’étaient pas précisés dans le certificat que les futurs époux délivraient à l’Administration. Ils demeuraient secrets tant envers l’officier d’état civil qu’à l’égard du futur conjoint et étaient même couverts par le secret médical. Les fiancés étaient donc libres de se faire part ou non des résultats obtenus à l’issu des tests médicaux.
  • 22.
    Pour un cas d’impuissance ignorée par l’épouse, V. par ex : CA Paris, 26 mars 1982 : Gaz. Pal. Rec. 1982, 2, p. 519.
  • 23.
    Guyon Y., « De l’obligation de sincérité dans le mariage », RTD civ. 1964, p. 473 et s.
  • 24.
    Hilt P., Le couple et la convention européenne des droits de l’Homme : analyse du droit français, 2015, PUAM, n° 71.
  • 25.
    V. par ex : Cass. 2e civ., 12 mai 1960 : Bull. civ. I, n° 309 (épilepsie) ; CA Montpellier, 25 oct. 1961 (sclérose en plaques) ; Cass. 2e civ., 1er mars 1972 (maladie vénérienne).
  • 26.
    V. Barabé-Bouchard B., « La famille et le sida », in Feuillet-Le Mintier B. (dir.), Le sida, aspects juridiques, 1995, Economica, p. 21 et s., spéc. p. 39.
  • 27.
    V. not. : TGI Dinan, 4 avr. 2006 ; RTD civ. 2007, p. 550, obs. Hauser J. Comp. : CA Agen, 4 juill. 2006 : la cour d’appel rejette la demande en nullité en soulignant que « l’erreur sur la santé du futur conjoint ne saurait être cause de nullité du mariage que lorsque la maladie ruine véritablement le couple. En l’espèce, la séropositivité de l’épouse oblige à des précautions, mais n’interdit pas les relations sexuelles ».
  • 28.
    Rappr. Culioli M., « La maladie d’un époux : idéalisme et réalisme en droit français », RTD civ. 1968, p. 253 et s.
  • 29.
    Bisson A.-F., « Sur un adage trompeur : “en mariage, il trompe qui peut” » », préc., spéc. p. 179.
  • 30.
    Ibid., spéc. p. 165 et s.
  • 31.
    Canon 1098 du Code de droit canonique promulgué par Jean-Paul II en 1983.
  • 32.
    Il peut s’agir d’une infidélité morale ou intellectuelle. Sur cette notion, v. not. : Abravanel-Jolly S., op. cit., n° 288, p. 78.
  • 33.
    Chauvet D., « La fidélité dans le mariage, un devoir en voie de disparition ! », AJ fam. 2016, p. 148 et s., qui évoque notamment le scandale Ashley Madison, site canadien de rencontre extraconjugale.
  • 34.
    Abravanel-Jolly S., op. cit., n° 290, p. 78.
  • 35.
    Par exemple, il a été jugé que la quasi dépendance du mari vis-à-vis d’internet ainsi que le temps passé par celui-ci devant son ordinateur démontraient, à tout le moins, son désintérêt et son manque de respect pour son épouse (CA Bourges, 9 juill. 2015, n° 14/01066).
  • 36.
    V. Barabé-Bouchard B., « La famille et le sida », préc., spéc. p. 40.
  • 37.
    Sur cette question, V. not. : A. Heurtel, op. cit., p. 34 et s.
  • 38.
    CSP, art. L. 2212-1 et s.
  • 39.
    CSP, art. L. 2212-4, al. 4.
  • 40.
    Cass. 1re civ., 5 avr. 2012, n° 11-14177 : Bull. civ. I, n° 85. ; RTD civ. 2012, p. 506, obs. Hauser J. ; D. 2012, p. 1596, note Lardeux G.
  • 41.
    Cass. 2e civ., 7 oct. 2004, n° 03-12653 : Bull. civ. II, n° 447 ; RTD civ. 2005, p. 135, obs. Mestre J. et Fages B. – Cass. ass. plén., 7 janv. 2011, n° 09-14316 : Bull. civ. ass. plén., n° 1 ; RTD civ. 2011, p. 127, obs. Fages B.
  • 42.
    À propos d’écoutes téléphoniques : Cass. ass. plén., 7 janv. 2011, n° 09-14316, préc. ; Cass. ass. plén., 6 mars 2015, n° 14-84339 : Bull. civ. ass. plén., n° 2.
  • 43.
    Lepage A., avant-propos, in Rapport annuel de la Cour de cassation « Le droit de savoir », 2010, p. 78.
  • 44.
    C. civ., art. 16-11 ; C. pén., art. 226-28.
  • 45.
    Cass. 2e civ., 28 mars 1973, n° 72-10380 : Bull. civ. II, n° 115.
  • 46.
    Cass. 2e civ., 6 mai 1999, n° 97-12437 : Bull. civ. II, n° 85.
  • 47.
    Cass. 1re civ., 18 mai 2005, n° 04-13745 : Bull. civ. I, n° 21. À noter qu’un rapport établi par un détective privé était joint aux courriels.
  • 48.
    Cass. 1re civ., 17 juin 2009, n° 07-21796 : Bull. civ. I, n° 132.
  • 49.
    Cass. 1re civ., 26 oct. 2011, n° 10-27872, D. Dans le même sens : CA Versailles, 13 nov. 2014. En l’espèce, une preuve trouvée sur une page Facebook d’un époux qui n’avait pas configuré son compte pour en empêcher l’accès à son conjoint a été admise.
  • 50.
    CEDH, 10 oct. 2006, n° 7508/02, L. L. c/ France : RTD civ. 2007, p. 95, obs. Hauser J. V. également : Rapport annuel de la Cour de cassation « Le droit de savoir », 2010, p. 252.
  • 51.
    Comp. : CA Aix-en-Provence, 27 févr. 2008. En l’espèce, le certificat médical obtenu sans fraude a été jugé recevable.
  • 52.
    Leveneur L., « La loyauté de la preuve en matière familiale », Procédures 2015, dossier n° 25, spéc. n° 28. V. également : Gridel J.-P., « Respect de la vie privée et droit de la preuve devant le juge civil », BICC, 15 juill. 2015, p. 7 et s.
  • 53.
    Césaro J.-F., avant-propos, in Rapport annuel de la Cour de cassation « La preuve », 2012, p. 91.
  • 54.
    Dissaux N., LPA 24 sept. 2009, p. 3, note sous Cass. 1re civ., 17 juin 2009, préc.