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L’indivisible étreinte du Baiser de Brancusi

Publié le 15/10/2021
Le Baiser de Brancusi
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Un monument funéraire, incluant une sculpture surmontant la stèle, doit être qualifié globalement de bâtiment au sens de l’article 518 du Code civil. Dès lors que ces éléments constituent un tout indivisible, les circonstances que la sculpture n’ait pas été spécialement conçue en vue d’être intégrée à cet ensemble, ou qu’elle puisse en être descellée sans y porter atteinte, ne sauraient faire obstacle à sa qualification d’immeuble par nature.

Cette décision offre une nouvelle illustration des difficultés spécifiques soulevées par le maniement de la catégorie des immeubles par destination pour les besoins de l’application du régime de protection des monuments historiques. Le Conseil d’État rappelle aux juges du fond que tout élément constituant avec un immeuble par nature un tout indivisible doit être qualifié d’immeuble par nature, et non par destination : un enseignement utile pour éviter une annulation de la décision de classement ou d’inscription au titre des monuments historiques.

CE, 10e-9e ch. réunies, 2 juill. 2021, no 447967

Le dispositif de protection des monuments historiques est structuré, en droit français, autour de l’opposition, apparemment classique, entre meubles et immeubles. « Apparemment » classique car, en réalité, la ligne de partage entre ces deux catégories n’est pas exactement identique dans le Code du patrimoine et dans le Code civil – le second ayant à l’origine défini les termes de cette opposition. Les immeubles par destination font en effet, d’un code à l’autre, l’objet d’un traitement diamétralement opposé, puisque le Code civil les regarde comme des objets immobiliers, tandis que le Code du patrimoine les soumet au régime de protection des biens mobiliers. Or ce hiatus entre les deux approches de la distinction entre meubles et immeubles était au cœur de l’affaire du Baiser de Brancusi.

En 2006, une demande de certificat d’exportation avait attiré l’attention du ministère de la Culture sur cette sculpture de pierre calcaire représentant un couple enlacé, réalisée en 1909 par Constantin Brancusi, puis scellée sur la tombe de Tatiana Rachewskaïa, la fiancée de l’un des amis du sculpteur qui s’était tragiquement donné la mort et qui avait été inhumée, le 5 décembre 1910, au cimetière du Montparnasse, à Paris. Par arrêté du 4 octobre 2006, le ministère avait refusé le certificat d’exportation sollicité pour cette sculpture qu’il qualifiait d’« œuvre sculptée emblématique (…) qu’il semble essentiel de maintenir sur le territoire national comme un précieux témoin de l’art de Brancusi »1. Par application de l’article L. 111-4, alinéa 1er, du Code du patrimoine, qui dispose que « le certificat ne peut être refusé qu’aux biens culturels présentant le caractère de trésor national », ce refus de certificat d’exportation avait eu pour effet de reconnaître à la sculpture la qualité de trésor national, définie par l’article L. 111-1 du même code.

Le préfet de la région Île-de-France avait par la suite entendu renforcer le dispositif légal de protection de la sculpture en faisant procéder, par un arrêté du 21 mai 2010, à l’inscription « au titre des monuments historiques, en totalité, [de] la tombe de [Tatiana Rachewskaïa], avec le groupe sculpté le Baiser de Constantin Brancusi et son socle formant stèle »2. L’initiative était sans doute bien inspirée, car les ayants-droit de la concession funéraire, acquise à titre perpétuel par le père de la défunte, ont sollicité de l’Administration, quelques années plus tard, l’autorisation de procéder à des travaux dans le but de désolidariser la sculpture de la pierre tombale, afin de la remplacer par une copie.

L’autorisation leur en ayant été refusée, les ayants-droit avaient saisi le tribunal administratif de Paris qui, aux termes d’un jugement du 12 avril 2018, les avait déboutés de leur requête en annulation de l’arrêté d’inscription du 21 mai 2010, ainsi que des deux décisions subséquentes de refus de travaux3. Ce jugement avait été infirmé par un arrêt de la cour administrative d’appel de Paris du 11 décembre 20204. Pour annuler l’arrêt d’appel, le Conseil d’État s’est fondé, dans sa décision du 2 juillet 2021, sur la double indivisibilité, au regard du droit civil (I) comme au regard du droit du patrimoine (II), du monument funéraire auquel est intégrée la sculpture de Brancusi.

I – L’indivisibilité de l’ensemble funéraire au regard du droit civil

Rappelons, dans un détour nostalgique par les moulins à vent et les ruches à miel des articles 516 et suivants du Code civil, que dans la summa divisio civiliste des biens, qui sont soit immeubles, soit meubles, les biens immeubles peuvent l’être soit par nature, soit par destination. Selon l’article 524 du Code civil, sont immeubles par destination tous les « effets mobiliers que le propriétaire a attachés au fonds à perpétuelle demeure ». Illustrant la notion d’attache à perpétuelle demeure, l’article 525 indique, en son dernier alinéa, que les statues « sont immeubles lorsqu’elles sont placées dans une niche pratiquée exprès pour les recevoir, encore qu’elles puissent être enlevées sans fracture ou détérioration ». En conséquence de cette qualification d’immeuble par destination, l’objet est, bien que mobilier, inclus dans le périmètre de l’immeuble par nature auquel il est intégré.

Or – et c’est là que prend naissance toute la difficulté de l’affaire commentée – si le droit du patrimoine reprend la classification des biens exposée par le Code civil, il attache en revanche à la qualification d’immeuble par destination un traitement inverse à celui du droit civil, pour des raisons historiques notamment liées à la volonté d’offrir, après l’adoption de la loi de séparation des Églises et de l’État, une protection spécifique aux immeubles par destination ornant les édifices religieux : au lieu d’être immobilisé, l’immeuble par destination est confirmé par l’article L. 622-1 du Code du patrimoine dans sa nature mobilière et distingué de l’immeuble par nature lui servant de fonds5.

En réaction à la mise en échec de la protection au titre des monuments historiques pouvant résulter de l’exclusion des immeubles par destination du champ des immeubles, la Cour de cassation6 comme le Conseil d’État7 ont pu témoigner d’un maniement souple des catégories, n’hésitant pas, dans des affaires où la qualification d’immeuble par destination aurait empêché la protection de biens qui auraient pourtant pu être considérés comme tels – boiseries et bas-reliefs notamment –, à privilégier celle d’immeubles par nature. Ainsi le Conseil d’État a-t-il, dans son arrêt Société Transurba du 24 février 1999, approuvé les juges du fond qui avaient estimé que « d’une part, les bas-reliefs en cause, œuvre du sculpteur Y, ayant été réalisés en 1769 pour être intégrés dans le décor du grand salon du château de la Roche-Guyon dont l’aménagement a été terminé à cette date, et, d’autre part, la partie des murs située au-dessus des portes d’accès à ce grand salon ayant été spécialement aménagée pour que les deux bas-reliefs y soient encastrés, ces bas-reliefs formaient avec l’ensemble du grand salon, auquel ils ont été, dès l’origine, intimement et spécialement incorporés, un tout indivisible »8.

C’est à cette décision que la cour administrative d’appel s’était implicitement référée, dans l’arrêt censuré par le Conseil d’État, pour subordonner la qualification d’immeuble par nature à ce qu’elle présentait comme une double condition : d’une part, le fait que l’objet mobilier ait été conçu spécifiquement pour être incorporé à l’immeuble et, d’autre part, l’atteinte grave que porterait son retrait à l’ensemble auquel il était intégré. Au regard de cette double condition, la cour d’appel avait déduit des éléments versés aux débats que Le Baiser n’avait pas été spécifiquement conçu pour la tombe de Tatiana Rachewskaïa, et que la sculpture était suffisamment indépendante de son socle pour pouvoir être retirée sans dommage ni pour l’ensemble, ni pour la sculpture elle-même. Elle avait donc conclu que la sculpture de Brancusi n’était pas de nature immobilière et annulé sur ce fondement l’arrêté préfectoral d’inscription de l’ensemble.

Le Conseil d’État a justement désapprouvé ce raisonnement, par lequel la cour administrative d’appel avait érigé en conditions des éléments qui n’étaient en réalité, dans l’arrêt Transurba, que de simples indices relevés par les juges pour caractériser le critère fondamental justifiant la qualification d’immeuble par nature : la constitution, entre l’édifice et les bas-reliefs, d’un « tout indivisible ». La motivation est sur ce point d’une parfaite clarté : « En considérant que le groupe sculpté “Le Baiser” qui surmonte la tombe de [Tatiana Rachewskaïa] ne pouvait être regardé comme un immeuble par nature au seul motif qu’il n’avait pas été créé à cette fin par Constantin Brancusi et qu’il n’était pas établi qu’il ne pouvait en être descellé sans porter atteinte à son intégrité, ni à celle du monument funéraire, sans rechercher si ce monument avait été conçu comme un tout indivisible incorporant ce groupe sculpté, la cour a entaché son arrêt d’une erreur de droit ».

Ce rappel fait, le Conseil d’État devait se borner, dans son analyse du litige, à juger si Le Baiser constituait ou non un « tout indivisible » avec la tombe de Tatiana Rachewskaïa. Il a, pour ce faire, procédé en deux temps. Il a tout d’abord posé comme principe général que tous les éléments d’une tombe répondaient à la qualification de « bâtiment » au sens de l’article 518 du Code civil – rompant ainsi avec le dépeçage de l’ensemble funéraire en différentes qualifications auquel avaient procédé les juges du fond9 : « Un monument funéraire érigé sur un caveau servant de fondation, fût-il construit par un autre que le propriétaire du sol, doit être regardé globalement, avec tous les éléments qui lui ont été incorporés et qui composent l’édifice, comme un bâtiment, au sens et pour l’application de l’article 518 du Code civil ».

Dans un second temps, le Conseil d’État s’est donc assuré que la sculpture de Brancusi avait bien été « incorporée » à la tombe de Tatiana Rachewskaïa. L’examen du dossier l’a conduit à juger que la volonté du père de la défunte avait été de faire ériger sur sa tombe un monument funéraire qui accueille la sculpture de Brancusi, ce dont il a déduit que Le Baiser était « un élément de cet édifice qui a perdu son individualité lorsqu’il a été incorporé au monument funéraire, sans qu’importe la circonstance ni que l’œuvre n’ait pas été réalisée à cette fin par Constantin Brancusi, ni qu’elle ait été implantée quelques semaines après le décès de la jeune femme ». Le Conseil d’État a donc approuvé la qualification d’immeuble par nature retenue, dans l’arrêté préfectoral d’inscription, pour tous les éléments qui constituent la tombe en un « tout indivisible ». Cette indivisibilité de l’ensemble sous l’angle civiliste se retrouve, comme en miroir, sur le terrain du droit du patrimoine.

II – L’indivisibilité de l’ensemble funéraire au regard du droit du patrimoine

Une fois établie la qualification d’immeuble par nature de la sculpture de Brancusi, de son socle faisant office de stèle funéraire et de la pierre tombale, il restait au Conseil d’État à justifier le bien-fondé de l’inscription au regard des critères de l’article L. 621-25 du Code du patrimoine – c’est-à-dire, essentiellement, d’un intérêt d’histoire ou d’art suffisant pour rendre désirable la préservation de la tombe dans sa totalité. Si cet intérêt était d’une évidence indiscutable concernant Le Baiser de Constantin Brancusi, il s’avérait plus complexe de le caractériser pour son socle et pour la pierre tombale qu’il surplombait.

Là encore, c’est sur l’indivisibilité de l’ensemble funéraire que le Conseil d’État a fondé l’intérêt de protection des trois éléments le composant : « Si le socle et la stèle de la tombe de [Tatiana Rachewskaïa] ne présentent pas en tant que tel un intérêt patrimonial suffisant pour justifier leur inscription au titre des monuments historiques, ils forment un tout indivisible avec la sculpture incorporée au monument funéraire ».

La logique est habile et son efficacité doit être saluée. Par cette indivisibilité croisée, le Conseil d’État contourne en effet les deux difficultés qui étaient de nature à entraver la protection du Baiser par le régime des monuments historiques, et surtout son maintien sur la tombe de Tatiana Rachewskaïa. D’une part, l’identification d’un « tout indivisible » permet au Conseil d’État de justifier la qualification de la sculpture d’immeuble par nature, la faisant ainsi échapper au sort – mobilier, comme on l’a vu, dans le Code du patrimoine – des immeubles par destination. D’autre part, c’est l’invocation de ce même « tout indivisible » qui fonde l’extension de l’intérêt artistique du Baiser au reste de la tombe qui, sans cet illustre promontoire, aurait été bien en peine de susciter la protection du régime des monuments historiques.

Dès lors, et après avoir vérifié que les limitations apportées à l’exercice du droit de propriété par l’inscription de l’ensemble funéraire sur la liste des monuments historiques étaient proportionnées à « l’objectif d’intérêt général de conservation du patrimoine national », le Conseil d’État a rejeté les conclusions des ayants droit de la famille Rachewskaïa et confirmé ainsi l’arrêté préfectoral d’inscription et les décisions administratives de refus de descellement de la statue.

Au-delà du soulagement que n’a pas manqué de susciter l’arrêt commenté quant au sort de l’œuvre de Brancusi, sa teneur doit être approuvée. Certes, la qualification du Baiser d’immeuble par destination aurait pu être défendue, en invoquant notamment la lettre du dernier alinéa de l’article 525 du Code civil, selon lequel une statue constitue un immeuble par destination dès lors qu’elle est placée dans une niche pratiquée exprès pour la recevoir, quand bien même son retrait ne causerait aucun dommage à l’ensemble. L’on aurait pu arguer que ces précisions sur la niche accueillant la sculpture étaient directement transposables à la stèle de la tombe servant de socle à l’œuvre de Brancusi, puisque le père de Tatiana Rachewskaïa l’avait fait réaliser dans la même pierre d’Euville que Le Baiser et y avait fait apposer le nom de Constantin Brancusi, avant même que son œuvre n’y soit fixée.

Pour autant, si le Conseil d’État a pris, pour soustraire Le Baiser à la logique de l’immobilisation par destination et donner ainsi prise à la protection des monuments historiques, quelque distance avec la lettre de l’article 525, il n’en a pas moins profondément respecté l’esprit et la fonction : traiter comme un immeuble un bien apparemment mobilier, afin de lier son sort à l’ensemble avec lequel il forme un « tout indivisible ». La jeune Tatiana Rachewskaïa s’était donné la mort dans un moment de désespoir amoureux, après avoir été abandonnée par son fiancé : c’est une douce ironie que l’on n’ait pu arracher à sa tombe les amants de Brancusi, précisément parce qu’ils formaient ensemble un « tout indivisible »…

Notes de bas de pages

  • 1.
    A. 4 oct. 2006, refusant le certificat prévu à l’article L. 111-2 du Code du patrimoine, NOR : MCCF0600716A : JO n° 241, 17 oct. 2006, texte n° 37.
  • 2.
    A. d’inscription n° 2010-480, 21 mai 2010, de la préfecture de la région d’Île-de-France.
  • 3.
    TA Paris, 12 avr. 2018, n° 1609810/4-3 et 1613427/4-3.
  • 4.
    CAA Paris, 11 déc. 2020, n° 18PA02011.
  • 5.
     V., sur les origines de la règle : M. Cornu et J. Kagan, « L’évolution du régime juridique des objets mobiliers/monuments historiques : les discours et pratiques du droit », in De 1913 au Code du patrimoine. Une loi en évolution sur les monuments historiques, J.-P. Bady et a. (dir.), 2018, La documentation française, p. 116 à 134, spéc. p. 116-117.
  • 6.
    Cass. crim., 13 janv. 1938 : De Beauffremont-Courtenay et Carlhian, S. 1939, 118 ; Gaz. Pal. 1938, 1, p. 702 – Cass. civ., 19 mars 1963, Sté Carlhian c/ Sté Eudoxia et a. : JCP 1963, II 13190, note P. Esmein ; Gaz. Pal. 1963, 2, p. 189.
  • 7.
    CE, 24 févr. 1999, n° 191317, Sté Transurba : Lebon ; D. 1999, p. 110 ; JCP G 2000, n° 3, II 10232, note P. Deumier.
  • 8.
    CE, 24 févr. 1999, n° 191317, Sté Transurba.
  • 9.
     V., en ce sens, rapport « Bilan et perspectives de la législation funéraire » n° 372, 2005-2006, J.-P. Sueur et J.-R. Lecerf, fait au nom de la commission des lois du Sénat, déposé le 31 mai 2006, préparant la loi n° 2008-1350 du 19 décembre 2008 relative à la législation funéraire, cité d’ailleurs dans un commentaire de l’arrêt d’appel rédigé par M. Baronnet, premier conseiller à la cour administrative d’appel de Paris (« Le Baiser de Brancusi, immeuble par nature ou par destination ? », AJDA 2021, p. 856). V. également, pour une qualification d’immeubles par destination des « pierres tombales, caveaux et autres monuments funéraires » : CA Montpellier, 1re ch., sect. D, 18 nov. 2014, n° 11/04075.
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