Dol dans la vente conclue entre deux sociétés représentées par le même gérant : la Cour persiste et précise le régime de l’action en responsabilité

Publié le 06/03/2024
Dol dans la vente conclue entre deux sociétés représentées par le même gérant : la Cour persiste et précise le régime de l’action en responsabilité
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La présente décision confirme implicitement qu’une société peut se prévaloir d’un dol commis par une autre, alors même qu’elles étaient toutes deux représentées à l’acte par le même dirigeant. Dans ce cas, le dol constitue une faute séparable permettant à la société victime d’agir contre le dirigeant de la SCI venderesse. L’action en responsabilité est enfermée dans le délai de prescription quinquennal prévu par l’article 2224 du Code civil.

En prenant des libertés avec la conception classique du dol, la Cour de cassation montre une ferme volonté de sanctionner quoi qu’il en coûte le dirigeant/double représentant, qui se serait laissé aller à trancher un conflit d’intérêts au détriment de l’une des sociétés qu’il représente.

Cass. com., 14 nov. 2023, no 21-19146

Le conflit d’intérêts se caractérise par une forme de dilemme1. Il prend naissance « lorsqu’une même personne poursuit deux ou plusieurs intérêts et lorsque ces intérêts sont contradictoires »2.

Tel est le cas en matière de double représentation, par exemple lorsqu’une personne a reçu pouvoir de conclure un contrat de vente pour le compte des deux parties. À la différence de la contrepartie, où le risque que le représentant sacrifie l’intérêt du représenté est structurel, ce risque n’est qu’éventuel dans le cas de la double représentation, l’intermédiaire n’ayant ici vocation qu’à concilier les intérêts des deux parties qu’il représente3.

Jusqu’à la réforme du droit des contrats, c’est une position pragmatique qui était retenue à l’endroit de la double représentation, celle-ci étant autorisée généralement4 et prohibée ponctuellement5.

Afin de conjurer le conflit d’intérêts latent, certains proposaient d’imposer une obligation de transparence au double représentant6, là où d’autres, plus radicaux, proposaient d’interdire la double représentation7.

Saisi de la problématique au cours de la réforme du droit des contrats, le législateur envisageait initialement de la prohiber, tant à l’égard des personnes physiques que des personnes morales. Succombant aux arguments présentés par une partie des spécialistes du droit des sociétés et des praticiens, le législateur a finalement limité l’interdiction de la double représentation à la seule représentation des personnes physiques8.

Ainsi admise en droit des sociétés, la double représentation n’autorise naturellement pas le double représentant à trancher le conflit d’intérêts en faveur d’une société qu’il représente ou de ses propres intérêts. Dans ce cas, sa responsabilité peut être engagée comme l’illustre l’arrêt commenté.

L’affaire mettait en scène le célèbre « couple infernal » : société civile immobilière (SCI)/société d’exploitation9. En l’espèce, une société à responsabilité limitée (SARL) transformée par la suite en société par actions simplifiée (SAS)10 spécialisée dans la location de matériels de travaux publics et dans la gestion d’un centre équestre exploitait son activité dans un ensemble immobilier appartenant à une SCI dirigée par le même gérant.

Par acte authentique du 29 novembre 2004, la SCI vendit l’ensemble immobilier à la SARL pour un prix surévalué de près de 40 %.

L’entrée de ce nouvel actif dans le patrimoine de la SARL entraîna une augmentation pour partie artificielle de la valeur des titres de cette société. Le gérant, qui disposait de 90 % d’entre eux, en profita pour les céder à une holding, réalisant au passage une confortable plus-value.

Le 25 avril 2008, la SARL et la holding firent l’objet d’une procédure de redressement ultérieurement convertie en liquidation.

En 2013, le liquidateur de la SARL engagea la responsabilité de son ancien gérant pris en sa qualité de dirigeant de la SCI. En somme, le liquidateur fit valoir qu’en raison du dol commis par le dirigeant de la SCI, la SARL avait subi un préjudice égal au montant de la plus-value réalisée de manière illicite par son gérant.

En défense, le dirigeant opposa l’acquisition de la prescription triennale prévue par l’article L. 223-23 du Code de commerce.

Confirmant le jugement entrepris, la cour d’appel de Douai retint la faute du dirigeant de SCI et rejeta la fin de non-recevoir tirée de la prescription. Selon elle, le délai applicable n’était pas le délai triennal prévu par l’article L. 223-23 du Code de commerce, mais quinquennal prévu par l’article 2224 du Code civil.

Dans son pourvoi, le dirigeant fit valoir qu’au regard de sa double qualité de gérant de la SCI venderesse et de la SARL acquéreuse, c’est le délai triennal de l’article L. 223-23 du Code de commerce qui aurait dû être appliqué.

Alors même que seule la question du délai de prescription applicable lui était posée, la Cour de cassation profite de l’occasion qui lui est donnée pour apporter quelques précisions.

D’abord, elle admet implicitement qu’une société partie à un contrat de vente puisse se prévaloir d’un dol commis par une autre, alors même qu’elles ont toutes les deux été représentées par le même gérant. Elle approuve ensuite les juges du fond d’avoir fait ressortir une faute séparable du gérant de SCI, permettant au liquidateur de la SARL d’engager sa responsabilité. Répondant enfin à la question qui lui était posée, la Cour approuve les juges du fond d’avoir considéré que le délai de prescription applicable était le délai quinquennal prévu par l’article 2224 du Code civil et non le délai triennal prévu par l’article L. 223-23 du Code de commerce.

La Cour confirme ainsi la possibilité pour une société de se prévaloir du dol commis par une autre alors qu’elles sont toutes deux représentées par le même gérant (I) et apporte des précisions concernant la responsabilité du gérant de SCI (II).

I – L’admission du dol implicitement confirmée

S’inscrivant dans un courant jurisprudentiel récent, le présent arrêt confirme qu’une société peut se prévaloir d’un dol à l’égard d’une autre alors même qu’elles auraient toutes les deux été représentées à la conclusion du contrat par le même dirigeant. L’existence du dol est cependant très incertaine (A). Quant aux fondements juridiques permettant de justifier que la SARL ait pu s’en prévaloir, ils sont introuvables (B).

A – L’existence incertaine du dol

En dépit de l’importance de la question du dol, la Cour de cassation a écarté le moyen qui en contestait l’existence par un rejet non spécialement motivé.

C’est pourtant à double titre que l’existence du dol était contestable.

D’une part, le dol paraît consister ici en une réticence dolosive relative au prix du bien vendu. Or, il faut rappeler qu’avant la réforme du droit des contrats la Cour de cassation avait explicitement exclu qu’un dol puisse être invoqué dans une telle hypothèse11, sauf à ce que l’une des parties soit tenue d’un devoir de loyauté envers l’autre12. Ces principes ont vocation à perdurer depuis la loi de ratification du 20 avril 2018.

En l’espèce, la SCI et la SARL constituaient deux entités distinctes n’entretenant que des relations d’affaires. Dans cette perspective, leurs relations n’étaient régies que par le classique devoir de bonne foi et non par un devoir de loyauté. Sous ce rapport, aucune obligation d’information sur la valeur de l’ensemble immobilier ne pesait sur la SCI. Sur ce point, déjà, l’existence du dol était incertaine.

D’autre part, il faut rappeler que le dol suppose que la faute de son auteur ait entraîné une erreur chez sa victime. À cet égard, il faut relever qu’à la différence du droit romain il ne s’agit plus tant aujourd’hui « de sanctionner un délit civil que d’apprécier le consentement de la victime du dol afin de savoir s’il a été altéré »13. En d’autres termes, pour déterminer l’existence du dol, le regard doit être surtout porté sur la victime, qui doit démontrer l’erreur provoquée. En toute hypothèse, on ne saurait retenir un dol en faisant totalement abstraction de l’erreur provoquée chez la victime. En outre, il faut rappeler qu’en principe l’intégrité du consentement de la personne morale s’apprécie dans la personne de son représentant14.

En l’espèce, dès lors que les deux sociétés étaient représentées par le même dirigeant, la SARL était d’autant plus mal fondée à prétendre avoir été trompée que les juges du fond avaient relevé que son dirigeant était « un professionnel de l’immobilier ». De ce point de vue, encore, l’existence du dol était incertaine.

Ce n’est pourtant pas la première fois que la Cour de cassation admet le dol dans une telle hypothèse. La troisième chambre civile l’a admis à au moins deux reprises dans des arrêts inédits, le premier en date du 27 janvier 201515 et le second en date du 11 mai 202216. C’est à présent au tour de la chambre commerciale de l’admettre, hélas implicitement, mais dans un arrêt publié. La présente décision est ainsi l’occasion de s’interroger à nouveau sur les fondements juridiques ayant permis à la SARL de se prévaloir du dol. À l’analyse, ils sont introuvables.

B – Des fondements juridiques introuvables

De toute évidence, comme on vient de le voir, la théorie classique selon laquelle le consentement de la personne morale s’apprécie dans la personne de son dirigeant ne saurait expliquer que la SARL ait pu se prévaloir du dol.

Est-ce à dire que la Cour de cassation modifie discrètement sa position en considérant que le vice du consentement d’une société ne s’apprécie pas exclusivement dans la personne de son dirigeant ?

D’un point de vue général, il est acquis que toutes les qualités d’une personne morale ne sont pas exclusivement appréciées dans la personne de son dirigeant. S’il est admis que la qualité d’emprunteur averti ne s’apprécie que dans la personne de son dirigeant17, la Cour de cassation considère en revanche que la représentation d’un syndicat de copropriétaires par un syndic professionnel ne lui fait pas perdre sa qualité de professionnel18.

Dans le même sens, tous les vices du consentement ne s’apprécient pas exclusivement dans la personne de son représentant. S’il en va ainsi pour la violence19, l’erreur implique quant à elle de prendre en compte l’objet social au-delà de la seule personnalité du dirigeant. Comme le rappelle un auteur, le devoir de diligence et de prudence qui accompagne les pouvoirs d’engagement de la société du dirigeant « implique une curiosité renforcée de sa part pour les domaines qui sont au cœur de l’objet social de celle-ci »20.

Au regard de ces éléments, il y a lieu de s’interroger sur l’idée d’une spécificité du consentement de la personne morale. En ce sens, un auteur a récemment soutenu que ce consentement « ne résulte pas seulement d’actes de représentation, mais, plus largement, d’un processus au cours duquel les organes sociaux élaborent et déterminent la volonté sociale puis l’extériorisent »21. Dans cette perspective, les vices du consentement de la personne morale ne devraient plus être appréciés dans la personne du dirigeant, « mais directement chez la personne morale, et ce à travers un faisceau d’indices parmi lesquels on compte notamment les mentions de l’acte et le degré d’information de la personne morale »22.

L’idée séduit lorsqu’il existe effectivement une forme d’organisation de la prise de décision comme dans les sociétés anonymes (SA). Elle convainc moins lorsque cette prise de décision se résume à la seule décision du dirigeant.

En l’espèce, le gérant de la SARL détenait 90 % des titres de cette société. Il a donc tout à la fois défini le consentement de la personne morale et extériorisé celui-ci. Sous ce rapport, on peut difficilement admettre que la spécificité du consentement de la personne morale justifie que la SARL ait été admise à se prévaloir du dol.

En réalité, si le dol a ici été admis, c’est exclusivement en contemplation de la faute commise par le dirigeant, à l’exclusion de l’erreur provoquée chez la SARL dont on a vu qu’elle était inexistante.

Pour retenir le dol, les juges du fond ont en effet relevé que la vente de l’ensemble immobilier s’inscrivait dans un projet plus large tendant à augmenter artificiellement la valeur des titres de la SARL pour permettre à son dirigeant de les céder quelques mois plus tard en réalisant une importante plus-value.

Cependant, en détachant totalement leur regard de l’erreur provoquée pour se concentrer exclusivement sur le comportement fautif du dirigeant, les juges du fond et la Cour de cassation ont dénaturé la notion de dol.

Comment le justifier ?

Au premier chef, la dénaturation du dol pourrait s’expliquer par la spécificité des procédures collectives. En l’espèce, l’action en responsabilité était exercée par le liquidateur de la SARL contre le dirigeant, pris en sa qualité de gérant de la SCI. La nécessité de reconstituer l’actif de la SARL explique sans doute que les juges aient retenu le dol.

L’argument n’est toutefois pas convaincant. Si la spécificité des procédures collectives devait expliquer l’admission du dol, il faudrait l’exclure dans l’hypothèse où la société qui s’en prévaut est in bonis. Or, le principe de cohérence s’oppose à ce qu’un même comportement puisse être ou non qualifié de vice selon la situation économique de l’entreprise. De plus, une telle interprétation serait à contre-courant des décisions précédentes ayant admis qu’une société in bonis puisse se prévaloir du dol.

En définitive, la dénaturation du dol ne peut s’expliquer que par la volonté des juges du fond d’atteindre la responsabilité du dirigeant, qui a profité de la situation de conflit d’intérêts que lui offrait la double représentation pour satisfaire son intérêt personnel au détriment de l’une des parties qu’il représentait.

Au regard de l’ensemble des difficultés posées par la question du dol, on ne peut donc que regretter que la Cour de cassation ait écarté le moyen qui en contestait l’existence par un rejet non spécialement motivé. Si le « besoin de droit » commande de manière générale de recourir moins souvent à cette procédure23, son utilisation était en l’espèce inappropriée, tant un besoin de clarté était nécessaire.

II – La responsabilité du gérant de SCI à l’égard des tiers précisée

S’agissant de la responsabilité du gérant de SCI à l’égard de la SARL, la Cour rappelle que le dirigeant ne peut engager sa responsabilité qu’en cas de faute séparable, faute qu’elle retient en l’espèce (A). Elle précise ensuite que l’action est soumise au délai de prescription quinquennal de l’article 2224 du Code civil (B).

A – Le dol du dirigeant considéré comme une faute séparable

À titre liminaire, il convient d’observer que si un manquement peut avant tout être reproché au dirigeant, c’est moins au titre de sa qualité de gérant de SCI qu’au titre de sa déloyauté à l’égard de la SARL. En acceptant la vente, le dirigeant de cette dernière s’est enrichi à son détriment.

C’est donc avant tout dans l’ordre interne que sa responsabilité aurait dû être recherchée. Elle aurait d’autant plus mérité d’être recherchée dans cet ordre que le liquidateur ne réclamait rien d’autre au dirigeant que de lui restituer les fruits de sa déloyauté, à savoir la plus-value réalisée.

Dans cette perspective, le liquidateur aurait normalement dû agir sur le fondement de l’insuffisance d’actif de l’article L. 651-1 du Code de commerce. Il est en effet acquis que cette action constitue la seule action en responsabilité civile pouvant être exercée à l’encontre du dirigeant de la personne morale débitrice après l’ouverture d’une liquidation judiciaire24. En la matière, il faut rappeler que le principe est celui du non-cumul des responsabilités25. Il s’ensuit que seule l’absence d’insuffisance d’actif autorise le liquidateur à poursuivre l’action fondée sur l’article L. 223-22 du Code de commerce26. Si cette action avait été exercée, le liquidateur n’aurait eu qu’à démontrer une faute de gestion de la part du dirigeant. Comme le rappelle la doctrine, « lorsque la faute est la cause d’un préjudice collectif, peu importe qu’elle ait été ou non séparable des fonctions »27.

On imagine que les conditions de l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif n’étaient pas réunies en l’espèce. Dans cette perspective, le liquidateur ne pouvait agir contre le dirigeant de la SARL que sur le fondement de l’article L. 223-22 du Code de commerce. Or, cette action se trouvait prescrite en vertu de la disposition suivante28.

C’est ce qui explique que le liquidateur ait préféré agir contre le dirigeant pris en sa qualité de gérant de la SCI. Ce faisant, il était tenu de rapporter la preuve que la faute reprochée au dirigeant était constitutive d’une « faute séparable » de ses fonctions29, laquelle est définie depuis l’arrêt Seusse comme le fait pour le dirigeant de commettre « intentionnellement une faute d’une particulière gravité, incompatible avec l’exercice normal des fonctions sociales »30.

L’issue de l’action était d’autant plus incertaine que la faute séparable est généralement considérée comme « introuvable »31. En la matière, les dirigeants apparaissent comme « les souverains d’un royaume, protégés des attaques extérieures par les remparts de la faute séparable que doivent surmonter les tiers pour les atteindre »32.

En l’espèce, les juges du fond se sont bornés à affirmer l’existence du dol et à retenir la responsabilité du dirigeant de la SCI. De façon pédagogique, la chambre commerciale rappelle la nécessité d’établir le caractère séparable de la faute. Pour approuver la décision attaquée, la Cour retient que la cour d’appel « a fait ressortir » que le dirigeant « avait commis une faute séparable de ses fonctions de gérant de la SCI ».

Ainsi, à la différence des juges du fond, qui ont semble-t-il assimilé le dol à une faute séparable, la Cour de cassation paraît considérer que tout dol émanant du dirigeant ne saurait être assimilé à une faute séparable. Ce faisant, elle laisse entendre que le dol ne saurait être systématiquement considéré comme une faute séparable.

À cet égard, il faut relever que, lorsque le dirigeant n’est pas commun aux deux sociétés, la Cour tend plus qu’hier33 à retenir la faute séparable34.

Une partie de la doctrine y voit une évolution et considère que la faute séparable ne sera retenue que « si peut être prouvée une volonté manifeste du dirigeant de tromper le contractant, accompagnée soit de la dissimulation de plusieurs informations importantes pour le partenaire »35. D’autres auteurs estiment en revanche que le dol devrait toujours être considéré comme une faute séparable, pour la simple raison qu’il correspond aux critères jurisprudentiels de cette faute36. Cette solution serait d’autant plus opportune qu’elle favoriserait une « moralisation de la vie des affaires et des agissements des dirigeants de société »37.

Il s’ensuit que si le dol peut la plupart du temps être considéré comme une faute séparable lorsque le dirigeant ne dirige que la société auteure du dol, cette qualification s’impose a fortiori systématiquement lorsqu’il dirige tant la société venderesse qu’acquéreuse. Cette qualification s’impose d’autant plus que le dol a ici été dénaturé dans le seul but d’atteindre la responsabilité du dirigeant de SCI.

Dans cette perspective, il n’était nul besoin d’affirmer que la cour d’appel a « fait ressortir » que le dirigeant avait commis une faute séparable. Sans doute aurait-il été préférable que la Cour indique plus clairement que le dol ainsi commis constituait ipso jure une faute séparable.

Au-delà de la question de la faute du dirigeant, la Cour de cassation apporte une précision bien connue concernant le délai de prescription auquel est soumise l’action en responsabilité exercée contre lui en sa qualité de gérant de SCI.

B – L’action soumise au délai quinquennal de l’article 2224 du Code civil

En matière de responsabilité du dirigeant à l’égard des tiers, il est acquis que le délai de prescription varie selon la forme de la société.

Pour les sociétés civiles, société en nom collectif et société en commandite simple, l’action est soumise au délai de prescription quinquennal de droit commun prévu par l’article 2224 du Code civil.

En revanche, pour les SARL, les SA, les sociétés en commandite par actions et les SAS, le Code de commerce prévoit en son article L. 223-23 un délai de prescription réduit à trois ans.

Le moyen soutenait qu’en tant que représentant, tant de la SCI venderesse que de la SARL acquéreuse, le dirigeant engageait nécessairement sa responsabilité à l’égard de cette dernière. L’idée n’était pas dépourvue de toute pertinence. Ainsi qu’on l’a vu, c’est avant tout en tant que dirigeant de la SARL que le gérant s’était montré déloyal et avait engagé sa responsabilité. C’est ainsi une sorte de mécanisme alternatif que proposait audacieusement le pourvoi. L’idée était d’autant plus séduisante que le préjudice réclamé par le liquidateur était égal au montant de la plus-value réalisée par le dirigeant de la SARL en revendant ses titres. À suivre l’analyse du pourvoi, c’est donc le délai triennal de l’article L. 223-23 du Code de commerce qui aurait dû trouver à s’appliquer.

Cette argumentation n’a toutefois pas convaincu la Cour de cassation. Au terme d’un contrôle lourd38, elle relève que, l’action ayant été exercée par le liquidateur contre le dirigeant pris en sa qualité de gérant de la SCI, c’est « à bon droit que l’action (…) était soumise, en l’absence de disposition dérogatoire, au délai de prescription quinquennale de droit commun prévu à l’article 2224 du Code civil ».

La solution se comprend par la liberté d’action dont disposait le liquidateur et, surtout, par la volonté de la Cour d’atteindre la responsabilité du dirigeant social.

En définitive, la décision suscite moins d’intérêt pour ce qu’elle éclaire (le délai de prescription applicable) que pour ce qu’elle laisse dans l’ombre (la question du dol). On ne peut qu’espérer que dans un avenir proche la Cour de cassation s’explique, en recourant à une motivation enrichie, sur les raisons et les fondements la poussant à retenir le dol dans l’hypothèse où deux sociétés sont représentées à la vente par le même dirigeant.

Notes de bas de pages

  • 1.
    D. Schmidt, « Essai de systématisation des conflits d’intérêts », D. 2013, p. 446.
  • 2.
    D. Schmidt, Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, 2e éd., 2004, Joly éditions, n° 18, EAN : 9782907512862.
  • 3.
    J. Huet et a., Les principaux contrats spéciaux, 3e éd., 2012, LGDJ, Traité de droit civil, p. 1033, n° 31151, EAN : 9782275037851 ; également P. Stoffel-Munck, « Le nouveau droit de la représentation et le contrat de mandat », in G. Lardeux, A. Sériaux et V. Egéa (dir.), Le droit spécial des contrats à l’épreuve du nouveau droit commun, 2017, PUAM, p. 79, spéc. p. 88.
  • 4.
    Cass. com., 13 mai 2003, n° 00-21555 : Bull. civ. IV, n° 82 ; D. 2004, p. 414, note J.-M. Bahans et M. Menjucq ; RTD civ. 2003, p. 727, obs. P.-Y. Gautier ; Contrats, conc. consom. 2003, comm. 124, obs. L. Leveneur.
  • 5.
    À l’égard de l’agent sportif, v. C. sport, art. L. 222-17, al. 1er – de l’agent publicitaire, v. L. n° 93-122, 29 janv. 1993, art. 21 – de l’avocat, v. D. n° 2005-790, 12 juill. 2005, art. 7.
  • 6.
    O. Padé, « Le mandat double. De la nécessaire transparence dans la double représentation », RJ com. 2002, p. 339.
  • 7.
    P. Pétel, Les obligations du mandataire, 1988, Litec, préf. M. Cabrillac, n° 222.
  • 8.
    C. civ., art. 1161.
  • 9.
    M. Cozian, « Société civile immobilière-société d’exploitation : est-ce vraiment un couple infernal ? », JCP E 1997, I 634.
  • 10.
    Par souci de clarté, on ne parlera que de la SARL, le pourvoi ne se référant qu’à elle.
  • 11.
    Cass. 1re civ., 3 mai 2000, n° 98-11381, Baldus : Bull. civ. III, n° 131 ; RTD civ. 2000, p. 566, obs. J. Mestre et B. Fages ; JCP G 2001, II 10510, note C. Jamin ; Defrénois 15 oct. 2000, n° 37237, p. 1110, notes P. Delebecque et D. Mazeaud.
  • 12.
    Cass. com., 27 févr. 1996, n° 94-11241, Vilgrain : Bull. civ. IV, n° 65 ; D. 1996, p. 518, note P. Malaurie ; JCP G 1996, II 22665, note J. Ghestin ; JCP E 1996, 838, note D. Schmidt et N. Dion ; Defrénois 30 oct. 1996, n° 36399, p. 1205, note Y. Dagorne-Labbé.
  • 13.
    P. Malaurie, L. Aynès et P. Stoffel-Munck, Droit des obligations, 12e éd., 2022, LGDJ, n° 315, EAN : 9782275095547.
  • 14.
    P. Le Cannu et B. Dondero, Droit des sociétés, 10e éd., 2023, LGDJ, n° 440, EAN : 9782275130644.
  • 15.
    Cass. 3e civ., 27 janv. 2015, n° 13-20974 : RDC sept. 2015, n° RDC112e9, obs. P. Stoffel-Munck.
  • 16.
    Cass. 3e civ., 11 mai 2022, n° 21-16992 : Rev. sociétés 2022, p. 601, note S. François.
  • 17.
    Cass. com., 11 avr. 2018, nos 15-27133 et a. : BJS juin 2018, n° BJS118r3, note J.-F. Barbièri ; RTD civ. 2018, p. 658, obs. H. Barbier ; RTD com. 2018, p. 427, obs. D. Legeais ; Rev. sociétés 2019, p. 56, note C. Juillet ; JCP G 2018, act. 775, note J. Gallois ; JCP E 2018, 1596, n° 12, obs. M. Nicolle ; Rev. proc. coll. 2018, comm. 14, obs. A. Martin-Serf – Cass. com., 4 janv. 2023, n° 15-20117 : Rev. sociétés 2023, p. 297, note D. Legeais ; GPL 13 juin 2023, n° GPL450q3, obs. S. Moreil.
  • 18.
    Cass. 1re civ., 25 nov. 2015, n° 14-20760 – Cass. 1re civ., 25 nov. 2015, n° 14-21873 : D. 2016, p. 234, note A. Tadros ; RTD civ. 2016, p. 354, obs. H. Barbier ; JCP G 2016, act. 260, note N. Dissaux ; Contrats, conc. consom. 2016, comm. 49, obs. S. Bernheim-Desvaux ; Constr.-Urb. 2016, comm. 14, note C. Sizaire.
  • 19.
    Cass. soc., 8 nov. 1984, n° 82-14816 : Bull. civ. V, n° 423 ; RTD civ. 1985, p. 368, obs. J. Mestre : « Le consentement d’une société est exprimé par ses représentants légaux, personnes physiques vis-à-vis desquelles la violence peut avoir effet ».
  • 20.
    H. Barbier, « L’incidence de l’objet social d’une personne morale errans sur le caractère inexcusable de son erreur », RTD civ. 2018, p. 658.
  • 21.
    S. François, Le consentement de la personne morale, 2020, LGDJ, préf. B. Fages, n° 81, EAN : 9782275073132.
  • 22.
    S. François, Le consentement de la personne morale, 2020, LGDJ, préf. B. Fages, nos 360 et s., EAN : 9782275073132.
  • 23.
    Sur cette idée, v. J.-M. Chandler, « La Cour de cassation, le nombre et le temps. Proposition d’un nouvel équilibre », LPA 30 nov. 2023, n° LPA202p7.
  • 24.
    JCl Sociétés, fasc. 41-52, § 123, vo Sauvegarde, redressement et liquidation judiciaires des entreprises. – Effets à l’égard des dirigeants sociaux. – Sanction patrimoniale. – Conditions d’exercice et résultats de l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif, 2022, A. Martin-Serf.
  • 25.
    Cass. com., 28 févr. 1995, n° 92-17329 : D. 1995, p. 390, obs. F. Derrida ; JCP G 1995, I 3871, n° 15, obs. M. Cabrillac et P. Pétel ; BJS juill. 1995, n° 238, p. 684, note J.-J. Daigre – CA Paris, 4 févr. 2021, n° 19/15149 : Rev. proc. coll. 2021, comm. 157, note A. Martin-Serf ; BJS juin 2021, n° BJS200d4, note F.-X. Lucas.
  • 26.
    Cass. com., 30 juin 2015, n° 14-13421 : Rev. proc. coll. 2016, comm. 94, note A. Martin-Serf.
  • 27.
    M. Cozian et F. Deboissy, Droit des sociétés, 36e éd., 2023, LexisNexis, n° 471.
  • 28.
    C. com., art. L. 222-23.
  • 29.
    Cass. com., 27 janv. 1998, n° 93-11437 : Bull. civ. IV, n° 48 ; D. 1998, p. 605, note D. Gibirila ; RTD civ. 1999, p. 99, obs. J. Mestre ; Dr. sociétés 1998, comm. 46, note D. Vidal ; BJS mai 1998, n° 173, p. 535, note P. Le Cannu – Cass. com., 28 avr. 1998, n° 96-10253 : Bull. civ. IV, n° 139 ; JCP E 1998, 1258, note Y. Guyon ; JCP G 1998, II 10177, note D. Ohl ; BJS juill.1998, n° 263, p. 808, note P. Le Cannu.
  • 30.
    Cass. com., 20 mai 2003, n° 99-17092 : Bull. civ. IV, n° 84 ; D. 2003, p. 2623, note B. Dondero ; D. 2004, p. 266, obs. J.-C. Hallouin ; RTD civ. 2003, p. 509, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2003, p. 523, obs. J.-P. Chazal et Y. Reinhard ; Rev. sociétés 2003, p. 479, note J.-F. Barbièri ; JCP E 2003, 1203, obs. J.-J. Caussain, F. Deboissy et G. Wicker ; Dr. sociétés 2003, comm. 148, note J. Monnet ; BJS juill.2003, n° 167, p. 786, note H. Le Nabasque ; LPA 7 nov. 2003, p. 13, note S. Messaï-Bahri.
  • 31.
    D. Ohl, note ss Cass. com., 28 avr. 1998, n° 96-10253, JCP G 1998, II 10177.
  • 32.
    L.-M. Savatier, Les sanctions en droit des sociétés, 2023, LGDJ, préf. H. Synvet, p. 302, n° 644, EAN : 9782275118031.
  • 33.
    Cass. com., 28 avr. 1998, n° 96-10253 – Cass. com., 25 janv. 2005, n° 01-11377 : Dr. sociétés 2005, comm. 129, note F.-X. Lucas.
  • 34.
    Cass. com., 31 mars 2015, n° 14-14575 : Dr. sociétés 2015, comm. 109, note M. Roussille ; BJS juill. 2015, n° BJS113t0, note S. Messaï-Bahri – Cass. com., 4 nov. 2020, n° 18-19747 : JCP E 2021, 1236, note A. Tardiff ; Rev. sociétés 2021, p. 367, note K. Deckert ; GPL 30 mars 2021, n° GPL401f5, obs. C.-A. Michel ; RDC mars 2021, n° RDC117k4, note L. Sautonie-Laguionie ; BJS avr. 2021, n° BJS121x6, note J.-C. Pagnucco.
  • 35.
    L. Sautonie-Laguionie, note ss Cass. com., 4 nov. 2020, n° 18-19747, RDC mars 2021, n° RDC117k4.
  • 36.
    K. Deckert, note ss Cass. com., 4 nov. 2020, n° 18-19747, Rev. sociétés 2021, p. 367, spéc. n° 18.
  • 37.
    K. Deckert, note ss Cass. com., 4 nov. 2020, n° 18-19747, Rev. sociétés 2021, p. 367, n° 22.
  • 38.
    J.-F. Weber, « Comprendre un arrêt de la Cour de cassation rendu en matière civile », BICC n° 702, 15 mai 2009.
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