Le clair-obscur de la force majeure en matière contractuelle face au Covid-19

Publié le 10/04/2020

Fin février, le ministre de l’économie Bruno Le Maire a évoqué la notion de force majeure à propos du coronavirus. Etienne Gastebled, avocat associé chez Lussan, nous livre son éclairage sur le maniement de ce concept, clair dans sa définition mais plus complexe dès lors qu’on analyse son application par les juges.  

Assez tôt dans la gestion de la crise, le Ministre de l’Economie et des Finances a fait référence à la force majeure en des termes assez généraux puisqu’il a déclaré dès le 28 février que le coronavirus sera « considéré comme un cas de force majeure pour les entreprises » et précisé que « pour tous les marchés publics de l’Etat, si jamais il y a un retard de livraison de la part des PME ou des entreprises, nous n’appliquerons pas de pénalités »[1].

Sur le plan de la communication, le recours à la notion de force majeure n’avait rien de fortuit et a sans doute produit son effet. Il s’agit d’un concept juridique dont la notoriété dépasse très largement le cercle restreint des juristes. Sa popularité tient aux effets puissants qui lui sont attachés. Dans l’imaginaire collectif, la force majeure constitue l’un des derniers recours du débiteur pour s’exonérer de toute responsabilité lorsque des circonstances accablantes échappent à sa maîtrise. Il constituerait donc l’un des moyens efficaces pour s’extraire d’une situation contractuelle intenable à raison des effets incontrôlables de la pandémie de Covid-19.

Le clair-obscur de la force majeure en matière contractuelle face au Covid-19
Photo : ©Romolo Tavani/Adobe

Les termes de cette déclaration ne doivent toutefois pas induire en erreur quant à sa portée véritable. Ils ne signifient évidemment pas que l’Etat aurait décidé que le Covid-19 constituerait un cas de force majeure dans les rapports contractuels entre des acteurs de droit privé. L’opération de qualification permettant de le déterminer relève de l’office du juge auquel il revient d’apprécier si les circonstances ont pu justifier l’usage de la force majeure.

L’intervention du Ministre couvre donc uniquement les seuls contrats conclus par les entreprises avec l’Etat.

Cette première approche de la notion de force majeure introduite dans le débat public par Bruno Le Maire ne doit pas non plus nous faire perdre de vue les caractéristiques d’un concept juridique forgé par la jurisprudence et inscrit récemment dans le code civil.

Une définition claire, une jurisprudence obscure

Sa réalité présente en effet, sur le plan juridique, deux aspects paradoxaux : la clarté apparente des critères de définition de la notion laisse place à une application jurisprudentielle plus obscure. Par des raccourcis parfois inattendus, les juges occultent souvent dans leur démonstration l’une ou l’autre de ses conditions caractéristiques. Ils introduisent encore, par petites touches, des éléments d’appréciation relativistes là où un référentiel abstrait devait en principe être appliqué. A la manière du sfumato par lequel les grands maîtres de la Renaissance ont conféré à leurs œuvres une puissance mystérieuse rarement égalée, le modelé vaporeux de la notion de force majeure par la jurisprudence continue d’interroger les juristes.

En cette période extraordinaire de clair-obscur, il apparaît pertinent de confronter, sans prétendre à l’exhaustivité, les éléments caractéristiques de la notion de force majeure en matière contractuelle à la crise exceptionnelle que nous traversons.

Le Covid-19 peut-il être qualifié de force majeure ?

Reformulant les critères classiques dégagés par la jurisprudence, l’article 1218 du code civil instauré par l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, définit en son premier alinéa la force majeure dans les termes suivants :

« Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un évènement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur. »

L’évènement doit donc nécessairement revêtir trois caractéristiques cumulatives pour mériter la qualification de force majeure :

-l’évènement considéré échappe au contrôle du débiteur ;

-il ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat ;

-ses effets sont irrésistibles : ils ne peuvent être évités par des mesures appropriées et le débiteur est empêché d’exécuter son obligation.

A titre préalable, il convient de souligner qu’un évènement n’est pas, par essence, un cas de force majeure. Autrement dit, la considération des seuls caractères constitutifs et invariables d’un évènement ne permet pas de déterminer s’il relève d’un cas de force majeure. L’opération de qualification implique un travail de confrontation de l’évènement considéré, quelle que soit la catégorie à laquelle il appartient, aux conditions cumulatives prévues par le texte.

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Un orage, une grève ou une épidémie est en effet susceptible, selon les circonstances dans lesquelles il/elle intervient, de constituer ou non un cas de force majeure. L’exercice proposé par le texte consiste à identifier les éléments reliant l’évènement au débiteur et à l’obligation à laquelle il est tenu pour déterminer si les trois critères cumulatifs exigés sont réunis. Le Covid-19 ne constitue donc pas, par essence, un cas de force majeure. Chaque situation contractuelle particulière devra être analysée au regard des conditions de l’article 1218 du code civil.

Un évènement incontrôlable par le débiteur

L’évènement doit tout d’abord être « incontrôlable par le débiteur ». Une partie de la doctrine considère que ce critère correspond à l’exigence d’extériorité dégagée antérieurement au texte par la jurisprudence : ce qui est incontrôlable serait nécessairement en dehors de la maîtrise du débiteur et lui serait donc extérieur[2]. D’autres auteurs estiment qu’il s’agit d’un nouveau critère indépendant du caractère « extérieur » ou « intérieur » de l’évènement[3].

Selon cette approche, le nouveau critère serait mieux adapté à la réalité des situations rencontrées tant la jurisprudence a pu estimer elle-même que certains évènements, pourtant difficilement qualifiables d’extérieurs au débiteur, pouvaient être qualifiés de force majeure. C’est le cas notamment de la maladie, de la grève ou de certaines circonstances économiques comme le chômage. Encore faut-il relever que la recherche des causes originaires, en droit comme en science et en philosophie, nous conduit rapidement sur les bords d’un abîme dont on peine à apercevoir le fond.

Si la maladie, dans ses effets, ne saurait véritablement être considérée comme extérieure au débiteur qui en est atteint, il n’en demeure pas moins qu’elle a pris naissance en dehors de sa personne et lui a été transmise par d’autres. La maladie, comme la grève ou le chômage, présente donc, à certains égards, une causalité extérieure au débiteur. Les difficultés rencontrées pour distinguer nettement le caractère extérieur ou intérieur d’un évènement justifiait pleinement une définition articulée autour de la notion de contrôle par le débiteur.

La maladie doit être grave et invalidante

Le Covid-19 dont serait atteint le débiteur est donc susceptible de relever de la catégorie d’évènement de force majeure en ce qu’il se situerait en dehors de sa sphère de contrôle. Une distinction doit toutefois être opérée entre les infections asymptomatiques ou très peu symptomatiques et les atteintes lourdes voire extrêmement graves. Pour être non maîtrisable, la maladie dont est affectée le débiteur doit être suffisamment grave et invalidante[4]. Il n’est cependant pas toujours évident de distinguer en jurisprudence les pathologies susceptibles de donner lieu à force majeure de celles qui ne relèveraient pas de cette catégorie[5]. Selon cette approche, il conviendra donc de démontrer que les effets du Covid-19 étaient suffisamment graves pour les situer en dehors de la sphère de contrôle du débiteur.

Le fait du prince

Les mesures de police ou fait du prince sont également susceptibles de constituer des évènements « incontrôlables » au sens de l’article 1218 du code civil. De surcroît, leur caractère extérieur, dans la plupart des cas, ne fait aucun doute[6]. Il convient néanmoins de réserver l’hypothèse dans laquelle le débiteur est à l’origine de la mesure de police qui lui est imposée. On pense notamment aux fermetures administratives d’établissement en raison de manquements à la réglementation en vigueur[7]. En dehors de ces cas de figure, le fait du prince ne paraît pas maîtrisable par le débiteur. Ce sera donc le cas des mesures de polices décidées par le gouvernement pour lutter contre le Covid-19 : fermeture d’établissement, interdiction de rassemblements, confinement. Non seulement le débiteur ne dispose d’aucune maîtrise sur ces évènements qui lui sont imposés sous peine de sanctions pénales, mais leur cause lui est manifestement extérieure.

Si la grève a pu être considérée comme un évènement de force majeure dans certaines hypothèses[8], quid de l’exercice massif du droit de retrait de salariés dans une entreprise en période de crise sanitaire ? Selon l’article L.4131-1 du code du travail, « le travailleur alerte immédiatement l’employeur de toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ainsi que de toute défectuosité qu’il constate dans les systèmes de protection » et « peut se retirer d’une telle situation ».

L’exercice du droit de retrait concrétise donc la constatation par le travailleur d’une situation mettant sa vie ou sa santé en péril. Le plus souvent, la situation constatée résulte d’un manquement de l’employeur aux règles qui sont applicables à son activité, notamment dans le domaine de l’hygiène et la sécurité. Le retrait, qui relève alors de la sphère de contrôle de l’employeur, ne saurait être qualifié de force majeure. A titre d’exemple, le droit de retrait exercé à raison de l’absence de mise à disposition de masques par l’employeur ne pourrait, à notre sens, constituer un cas de force majeure. Soit le port du masque est rendu obligatoire dans le secteur d’activités considéré, le retrait trouvant son origine dans le manquement de l’employeur à une obligation prévue par la réglementation relevant de sa sphère de contrôle. Soit le port du masque n’est pas imposé par la réglementation de sorte qu’il est peu probable que l’exercice du droit de retrait puisse être considéré comme fondé. Dans les deux hypothèses, l’exercice du droit de retrait ne saurait être qualifié de force majeure.

La Cour de cassation a également estimé que le fait d’un prestataire de service extérieur ne peut constituer la force majeure[9]. Cela signifie que le débiteur ne saurait invoquer la situation de l’un de ses prestataires de service extérieur, empêché par l’épidémie de Covid-19 de délivrer la prestation pourtant nécessaire à l’exécution du contrat, pour s’exonérer de ses obligations à l’égard de son créancier. Il n’y a donc pas, en la matière, de force majeure par capillarité qui justifierait d’appliquer sur l’ensemble de la chaîne de contrats le régime de l’article 1218 du code civil.

Un évènement imprévisible lors de la conclusion du contrat

L’évènement doit encore être imprévisible au moment de la conclusion du contrat. Les termes de l’article 1218 du code civil selon lesquels la force majeure correspond à « un évènement qui ne pouvait être raisonnablement prévu » invitent à une appréciation in abstracto au vu du référentiel abstrait d’une personne raisonnable. La jurisprudence n’a toutefois pas recours à un modèle chimiquement aussi pur dans la mesure où elle introduit une dimension circonstancielle à son analyse. Le juge s’assure en effet le plus souvent de la correspondance entre la situation objet du litige qui lui est soumis et le modèle d’une personne raisonnable présentant les mêmes compétences que le débiteur et placée dans les mêmes circonstances, ce qui permet à certains auteurs de qualifier cette approche d’appréciation in abstracto circonstancielle[10]. L’imprévisibilité est appréciée d’une part en fonction du temps et du lieu où l’évènement se produit ou des circonstances qui l’accompagnent et d’autre part au regard des qualités du débiteur, notamment ses compétences, son expérience ou ses qualités professionnelles. L’écueil d’une casuistique arbitraire n’est cependant jamais loin et les solutions retenues manquent souvent de clarté.

Cela étant, les circonstances exceptionnelles de l’épidémie de Covid-19 devraient, en principe, nous prémunir contre l’incertitude des solutions en la matière. Comme certains auteurs l’ont déjà relevé, cet évènement ne pouvait raisonnablement être prévu par un contractant normalement constitué : le Covid-19 est une maladie nouvelle dont la vitesse et l’ampleur de la propagation sont inédites et il n’existe, pour l’heure, aucun vaccin ou traitement qui aurait démontré son efficacité[11]. Pour conforter cette analyse, constatons que tant les scientifiques que les politiques n’ont pris que tardivement la pleine mesure de la gravité de l’épidémie en France. De nombreux experts et spécialistes, parfois très réputés, ont en effet défilé sur les plateaux de télévision ou à la radio pour expliquer soit que le risque de diffusion massif du virus était très limité en France, soit qu’il s’agissait d’une forme de grippe bénigne qui ne justifiait pas de précautions exceptionnelles.

Le clair-obscur de la force majeure en matière contractuelle face au Covid-19
Photo : ©Jérôme Salort/Adobe

La polémique sur le recours systématique aux masques en est d’ailleurs une nouvelle illustration. Si leur intégrité et leur compétence dans leur domaine respectif ne sont évidemment pas en cause, force est de relever qu’il ne saurait être soutenu sérieusement que l’ampleur de la crise à laquelle nous sommes confrontés était prévisible par un contractant raisonnable là où même les plus grands professeurs de médecine avouent les limites de la science actuelle pour prévoir la gravité d’une épidémie comme le Covid-19. De même, comment anticiper aujourd’hui la durée de cette crise et des mesures restrictives de liberté qui sont imposées à la population ? Dans certains pays, comme au Royaume-Uni, les autorités sanitaires ont annoncé un délai de 6 mois[12]. En France, le confinement est reconduit par périodes de deux semaines seulement deux ou trois jours avant leur terme. Le Covid-19 nous confronte à un degré d’incertitude particulièrement élevé qui n’était pas prévisible. Ces éléments renforcent l’idée d’une admission assez large du caractère imprévisible de la crise sanitaire actuelle, à tout le moins pour la période antérieure au mois de mars 2020.

Un évènement irrésistible

L’évènement doit encore être irrésistible pour le débiteur. Seul l’évènement (i.) dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées et (ii.) qui empêche l’exécution de son obligation par le débiteur, est susceptible de revêtir la qualification de force majeure. Ce critère permet de distinguer la force majeure de l’imprévision qui, selon les termes de l’article 1195 du code civil, couvre l’hypothèse « d’un changement de circonstances imprévisibles lors de la conclusion du contrat » entraînant une « exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque ».

Si la définition du caractère irrésistible de l’évènement paraît claire au premier abord, la jurisprudence est très souvent beaucoup moins lisible. Elle se réfère certes au modèle abstrait d’un contractant ordinaire, mais tient compte, à des degrés divers en fonction des décisions rencontrées, de données circonstancielles de temps, de lieu, de compétence et d’expérience. Là encore, elle introduit, par la méthode relativiste, un degré d’incertitude élevé quant à l’appréciation de ce qui paraît insurmontable pour le contractant. D’une manière générale, il peut être observé que cette méthode lui permet d’adopter une approche restrictive de la notion de force majeure dont la reconnaissance est finalement assez rare[13].

La rigueur dont la jurisprudence fait preuve dans l’appréciation du caractère irrésistible de l’évènement constituera probablement le principal obstacle à la reconnaissance du Covid-19 comme force majeure.

En cas de maladie, la jurisprudence considère que l’irrésistibilité est acquise uniquement si le contrat n’est pas en mesure d’être exécuté par un tiers qui viendrait se substituer au débiteur empêché[14]. Le débiteur doit donc démontrer qu’il était le seul à pouvoir fabriquer la marchandise commandée ou délivrer la prestation prévue par le contrat. Autrement dit, en l’état, la jurisprudence pourrait considérer que le débiteur atteint d’une forme grave du Covid-19 ne justifie toutefois pas de son caractère irrésistible dès lors qu’il pouvait se substituer, pour réaliser la prestation ou confectionner le bien commandé, un salarié ou un tiers. En pratique, les situations ne présentent sans doute pas un caractère aussi simpliste et l’on peut se poser la question de savoir quels types d’obstacle à cette substitution d’intervenant sera considéré comme réellement insurmontable. En revanche, il en ira probablement différemment pour les mesures de police dans la mesure où tout un chacun y est confronté de la même manière et qu’elles rendent le principe même de substitution à tout le moins particulièrement délicat.

Le clair-obscur de la force majeure en matière contractuelle face au Covid-19

En outre, il sera très difficile, compte tenu de la jurisprudence actuelle, de faire reconnaître la force majeure dans l’hypothèse d’une obligation contractuelle portant sur une chose fongible. Notamment, la chambre commerciale de la Cour de cassation considère que « le débiteur d’une obligation contractuelle de somme d’argent inexécutée ne peut s’exonérer de cette obligation en invoquant un cas de force majeure »[15]. Les juges estiment que, quel que soit l’évènement considéré, la monnaie objet de l’obligation de paiement peut toujours être remplacée. Le caractère irrésistible de l’évènement fait donc défaut. Le principe dégagé par la chambre commerciale avec une certaine raideur peut paraître excessif. Il existe indiscutablement des situations où les évènements empêchent le débiteur, au moins momentanément, d’exécuter son obligation de paiement. On pense tout simplement aux hypothèses dans lesquelles, privé de l’accès à ses moyens de paiement ou aux locaux de son entreprise à raison de la crise sanitaire, le débiteur n’est pas en mesure de procéder au règlement dans les délais convenus. La reconnaissance du caractère irrésistible de l’évènement, apprécié selon les circonstances spécifiques au débiteur, devrait alors permettre la suspension de l’obligation contractuelle.

Quels effets du Covid-19 qualifié de force majeure ?

L’alinéa 2 de l’article 1218 du code civil prévoit un traitement dissocié en fonction du caractère définitif et complet d’une part ou temporaire et/ou partiel d’autre part de l’empêchement. En cas d’empêchement définitif et complet, le débiteur est exonéré totalement de sa responsabilité au titre du contrat et celui-ci est résolu de plein droit. Les parties au contrat synallagmatique sont par conséquent libérées par la force majeure. Dans l’hypothèse d’un empêchement temporaire, le contrat est suspendu de plein droit et le débiteur est exonéré de sa responsabilité le temps de la suspension, sauf lorsque le retard qui en résulterait est tel qu’il justifie la résolution du contrat. Lorsque l’empêchement est partiel, le contrat est résolu partiellement ou réduit, par application de l’article 1351 du code civil. Encore faut-il, dans ce cas de figure, que le contrat soit divisible.

L’effet de la force majeure est très puissant puisqu’il a pour conséquence, en dehors de toute intervention du juge, soit de libérer les parties définitivement, soit de mettre le contrat entre parenthèses le temps que l’évènement imprévisible et irrésistible disparaisse.

Le débiteur gravement malade du Covid-19, privé de la faculté de se substituer un tiers dans l’exécution de l’obligation, devrait donc pouvoir invoquer la force majeure pour neutraliser le contrat temporairement ou définitivement selon le cas de figure envisagé. De même, le débiteur empêché de réaliser la prestation ou de livrer la marchandise convenue à raison de l’application d’une mesure de police, sans qu’aucune mesure raisonnable de substitution ne puisse être envisagée, devrait également avoir la faculté de recourir au régime de la force majeure. Seraient en revanche exclues, en principe, les obligations de payer une somme d’argent, sauf à démontrer que le Covid-19 a empêché le débiteur de respecter les modalités contractuelles du règlement, soit le moment, le lieu ou le mode de paiement.

La question de la chaîne de contrats

La force majeure n’est en revanche pas conçue comme un outil de remise en cause des chaînes de contrats. Seul le débiteur impacté directement par l’évènement qualifiable de force majeure se voit la faculté de s’extraire, en faisant référence à l’article 1218 du code civil, de ses obligations contractuelles. L’industriel ou le prestataire de service, confronté à l’incapacité de ses fournisseurs ou sous-traitants de lui fournir, à raison du Covid-19, un service ou un composant pourtant indispensable au produit dont il s’est engagé à assurer la livraison auprès de ses clients ne pourra pas se dégager de ses obligations contractuelles en invoquant la résolution de plein droit du régime de la force majeure. Il n’est pas, en la circonstance, victime directe du Covid-19, mais des difficultés affectant ses sous-traitants et fournisseurs.

En revanche, la démonstration de l’indivisibilité des engagements contractuels au sein de la chaîne des contrats permettrait d’ouvrir la voie au régime prévu par l’article 1186 du code civil selon lequel «lorsque l’exécution de plusieurs contrats est nécessaire à la réalisation d’une même opération et que l’un d’eux disparaît, sont caducs les contrats dont l’exécution est rendue impossible par cette disparition et ceux pour lesquels l’exécution du contrat disparu était une condition déterminante du consentement d’une partie ». L’indivisibilité des contrats est objective lorsque la disparition de l’un rend impossible l’exécution de l’autre et subjective lorsque les parties aux contrats ont érigé en condition déterminante l’exécution du contrat disparu. Dans ces deux hypothèses distinctes, l’annulation ou la résolution de l’un des contrats de la chaîne contractuelle entraîne la caducité du contrat qui lui est indivisible. L’application de l’article 1186 du code civil implique néanmoins la démonstration que le contractant contre lequel la caducité est invoquée connaissait l’existence de l’opération lorsqu’il a donné son consentement (art. 1186 al. 2). On peut donc imaginer une situation dans laquelle la résolution de plein droit d’un contrat par suite de la crise sanitaire actuelle justifie, sur le fondement de l’article 1186 du code civil, la caducité d’engagements contractuels subséquents. Encore faudra-t-il, dans cette hypothèse, que la démonstration de l’indivisibilité des contrats soit bien rapportée.

Le tableau de la force majeure présente encore de nombreuses zones d’ombre. La jurisprudence rend la définition de modèles de solutions bien délicate, s’agissant notamment de l’appréciation des conditions de l’imprévisibilité et de l’irrésistibilité de l’évènement considéré. Il est toutefois probable que la crise sanitaire exceptionnelle que nous traversons, par les situations nouvelles qu’elle ne manquera pas de créer, donnera l’occasion aux juges de mieux définir les contours de la force majeure et de mettre en perspective les critères qui la composent. Souhaitons seulement que ce travail à venir débouche sur une composition plus lisible et mieux équilibrée.

 

[1] Déclaration de Bruno Le Maire du 28 février 2020 à l’issue d’une réunion avec les partenaires sociaux au ministère du Travail.

[2] Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, Droit des obligations, 8e éd., 2016, LGDJ, n°956.

[3] Jourdain, RTD civ. 1994, 873.

[4] Civ., 20 déc. 1926, Gaz. Pal., 19271.457 ; Civ. 3e, 19 févr. 1975, n°74-11.119 ; Cass. Ass. Plén., 14 avr. 2006, n°02-11.168.

[5] Not. Civ. 3e, 22 janv. 2014, n°12-28.246.

[6] Civ. 3e, 9 juillet 2013, n°12-17.012 pour la modification du plan d’occupation des sols ; Civ. 1ère , 29 nov. 1965, Bull. civ. I, n°655 pour l’intervention d’un arrêté municipal réglementant la publicité.

[7] Civ. 3e , 11 oct. 1989, n°87-19.490 s’agissant de la fermeture administrative d’un débit de boisson après mise en demeure en raison d’une gestion portant atteinte grave à l’ordre et la santé publics.

[8] Soc. 11 janv. 2000, n°97-18.215 s’agissant de la grève de 1995 considérée comme extérieure à la SNCF.

[9] Civ. 3e , 29 avril 2009, n°08-12.261, affaire à l’occasion de laquelle un fournisseur d’accès à internet avait subi une défaillance technique émanant d’un tiers.

[10] Dalloz. Rép. Civ. D., F. Gréau, n°49.

[11] Recueil Dalloz. 2020, Julia Heinrich, L’incidence de l’épidémie de coronavirus sur les contrats d’affaires : de la force majeure à l’imprévision, p.611.

[12] Déclarations de Jenny Harries, cheffe adjointe des services sanitaires britanniques, le dimanche 29 mars 2020.

[13] Civ. 1ère , 23 janv. 1968, Bull. civ. II, n°39 au sujet des conséquences d’une maladie ; Civ. 1ère , 20 janv. 1998, n°96-12.446 selon laquelle des émeutes ne justifiaient pas l’annulation d’un voyage.

[14] Cass. Ass. Plén., 14 avril 2006, n°02-11.168.

[15] Com., 16 sept. 2015, n°13-20.306.