Seine-Saint-Denis (93)

100 000 enfants non scolarisés : un scandale français !

Publié le 12/10/2022
Enfants
PhotoLX/AdobeStock

Pour les 100 000 enfants non ou mal scolarisés en France, la rentrée a un parfum bien amer. Le collectif « École pour tous » et le collectif « L’ école des mamans », composé de mères d’enfants concernés, se battent pour que ce scandale invisible soit enfin pris en compte par les pouvoirs publics, le tout animé par l’avocate Anina Ciuciu, qui, issue de la communauté rom de Roumanie, a elle-même connu les discriminations à l’école.

31 août 2022, 11 h 30. La place de l’hôtel de ville de Paris se présente sous un beau soleil de rentrée. En son milieu, une multitude de petits cartables d’écoliers auxquels sont accrochées des étiquettes avec des prénoms d’enfants et quelques informations succinctes sur leur parcours. Les ballons, au lieu de voler, restent au sol, symbolisant les rêves brisés de ceux qui restent exclus de l’École de la République. Ces cent ballons représentent en effet les 10 0000 enfants qui ne seront pas scolarisés, cette année encore, dans l’Hexagone, ou pour qui la continuité pédagogique ne sera pas rendue possible. Le rassemblement est organisé par le collectif « École pour tous », dont la marraine est l’avocate Anina Ciuciu, 32 ans, qui a raconté son histoire dans son livre : « Je suis tzigane et je le reste. Des camps de réfugiés roms à la Sorbonne » (ed. City). Issue de la communauté rom de Roumanie, elle est passée par l’Italie, où elle doit mendier pour survivre. Elle arrive en France à 7 ans. Avant de s’inscrire en droit et de devenir avocate, elle a connu elle-même une scolarité émaillée de discriminations. Si elle s’engage aujourd’hui avec autant de force, c’est qu’elle fait partie de ceux qu’elle appelle « les premiers concernés ». « Nous voulons, pour la première fois, donner à voir ces enfants », explique-t-elle.

Une situation inquiétante

Justement, qui sont ces élèves concernés, « condamnés à une absence d’instruction et, de ce fait, d’émancipation » ? Selon les données publiques, établies par le rapport du Défenseur des droits, le rapport de la CIMADE à Mayotte, comme des estimations venant du Sénat et de la Cour des comptes, ils sont au moins 10 0000, sans doute plus… Ritchy Thibault, un jeune de 18 ans issu des gens du voyage, qui hésite entre des études d’histoire ou de droit, estime que 80 000 enfants de sa communauté sont concernés. « Mais on dépasse largement ces chiffres, d’autant plus dans un contexte post-Covid », assène ce membre du collectif « École pour tous ». « La pandémie a eu des effets dévastateurs sur la scolarisation des enfants, surtout les plus précaires, avec un décrochement massif. Mais il n’y a pas de chiffres clairs car ce sont des enfants invisibles », renchérit Anina Ciuciu. Elle se rappelle le contexte défavorable des confinements successifs. « À Bordeaux, à leur retour à l’école après un confinement, plusieurs dizaines d’enfants vivant dans un squat ont été mis en quarantaine par la direction de l’école, sur le motif suspect qu’ils habitaient ensemble », dénonce l’avocate qui y voit une pratique discriminatoire.

« Ces 10 0000 enfants ne sont pas une fatalité. D’autres pays ont mis en place des solutions. La Roumanie a, par exemple, développé les médiateurs scolaires », avance l’avocate, tandis que la France n’en compte que 38, un « scandale ». Mirela Gheorghe en fait partie. Elle qui accompagne d’un point de vue administratif les enfants et leur famille sur le chemin de l’inscription scolaire, regrette « les difficultés rencontrées pour une chose pourtant très simple, l’accès à l’école pour tous ». La médiatrice scolaire fait également le lien entre la famille et l’équipe pédagogique pendant la première année de scolarité pour permettre la mise en place d’une relation de confiance, un bon suivi pédagogique et renforcer l’assiduité.

En France aussi, cette pratique pourrait être renforcée mais pour cela, « il faut se donner les moyens afin de rémunérer et créer des postes de médiateurs scolaires. Et il faut aussi modifier le cadre : aujourd’hui les fonds attribués à la création de postes de médiation scolaires dans le « Plan Pauvreté » sont destinés aux associations qui travaillent avec des enfants intra-européens. Les mineurs non accompagnés (MNA) majoritairement d’Afrique de l’Ouest, ou les enfants de réfugiés Syriens par exemple, ne peuvent donc pas en bénéficier. Ce que la France a fait pour faciliter la scolarisation des enfants en situation de handicap avec la création en 2021 de 8 000 postes d’accompagnants élèves en situation de handicap (AESH) portés à 11 500 postes en 2022 résulte d’une volonté politique, donc c’est possible » !

Le droit, outil du changement

Qu’Anina Ciuciu soit avocate aide grandement à la mise en perspective juridique de la discrimination structurelle subie par ces enfants. En trois ans d’existence, le collectif #EcolePourTous a obtenu des avancées majeures : article 16 de la loi « pour une école de la confiance », qui entérine la simplification des démarches administratives pour les inscriptions (avec un nombre de pièces réduites, voire des attestations sur l’honneur quand les pièces ne peuvent être fournies par les familles…), systématisation du contrat jeune majeur jusqu’à 21 ans dans la loi Taquet, développement expérimental de la médiation scolaire. Désormais, l’objectif prioritaire est d’obtenir la présomption de minorité, ce qui « changerait la vie de milliers d’enfants ».

La situation va dans le bon sens mais des freins existent toujours. « Certaines mairies refusent toujours d’inscrire les enfants à l’école, déplore Jassem Issouf, 24 ans, membre du collectif « École pour tous » qui vient de Mayotte et est en master de mathématiques à l’ENS. Encore adolescent, ce dernier a dû se battre pour pouvoir continuer sa scolarité au lycée, le rectorat avançant que les « places étaient réservées aux élèves français ». Anina Ciuciu précise : « Les parents lorsqu’ils sont accompagnés par des médiateurs scolaires viennent aux guichets avec une copie du décret de simplification des pièces exigibles lors de l’inscription scolaire mais les maires nous disent que chez eux ce n’est pas effectif ». L’affront se transforme parfois en une triste farce : « La ville de Stains par exemple a déjà été condamnée, mais continue de ne pas inscrire les enfants. Comme si nos enfants ne comptaient pas ». Malgré des maires sanctionnés à payer les frais d’avocat et ceux de la partie adverse, ainsi que des dommages et intérêts, les résistances persistent. Car quand les rappels à l’ordre ne suffisent pas, le collectif introduit en effet des contentieux face aux maires réticents à appliquer la loi. « Avec les parents concernés par ces refus, nous avons introduit plusieurs référés liberté, une procédure d’urgence qui permet de faire cesser une atteinte grave manifestement illégale à un droit fondamental. En quelques jours, nous pouvons obtenir l’inscription des enfants ». Le 7 septembre, avec des parents concernés par les refus et le Collectif des mamans, L’école des mamans, Anina Ciuciu a introduit une procédure en justice différente : un recours en responsabilité pour faute de l’État pour demander réparation des souffrances subies par les enfants et leurs parents du fait de ces refus d’inscription scolaires discriminatoires. « Mais nous ne devrions pas passer par un juge pour inscrire un enfant à l’école ». La violence de la procédure ne laisse pas les parents, comme leurs enfants, indifférents. Quand Alina Dumitru évoque le refus auquel elle a dû faire face pour inscrire ses enfants de 7 et 3 ans, « sans motif réel », elle en a les larmes aux yeux. « Je suis venue en France de Roumanie pour une vie meilleure. L’école, c’est si important pour améliorer la vie de mes enfants ». Nicoleta Stana, une autre maman soutenue par le collectif « École pour tous », entend elle aussi sortir du cercle vicieux de la pauvreté. Inscrire ses enfants a été une énorme galère. Après son expulsion d’un bidonville de Sevran, elle s’est installée dans un autre bidonville à Bondy, actuellement sous le coup d’une expulsion forcée, et « il a fallu tout recommencer ». La veille de la rentrée, elle ne savait pas encore où ses filles pourraient être inscrites…

Les combats se positionnent aussi sur le terrain de la loi : il faut la changer ! Anina Ciuciu soutient l’adoption d’une trêve scolaire, sur le modèle de la trêve hivernale. « Nous sommes mesurés : nous ne demandons même pas la suspension complète des expulsions, nous demandons la suspension des expulsions des enfants scolarisés et de leurs familles vivant dans des foyers, des hôtels sociaux, des bidonvilles, des aires d’accueil ou encore des cases à Mayotte, afin de préserver l’intérêt supérieur de l’enfant garanti par la Constitution française, seulement pendant l’année scolaire ».

La Seine-Saint-Denis, mauvaise élève

En cette période de rentrée, Anina Ciuciu se démène pour visibiliser le problème. Le 7 septembre, elle coordonne un rassemblement du collectif des mamans « L’École des mamans », qui se battent toutes ou se sont battues pour inscrire leurs enfants en Seine-Saint-Denis (93). Car avec les territoires ultramarins (Mayotte, Guyane), les grandes métropoles et la Seine-Saint-Denis sont des territoires particulièrement concernés par ces non-scolarisations. Là où habitent des populations précaires. En Seine-Saint-Denis, 10 000 enfants seraient concernés. « En Seine-Saint-Denis, la règle, c’est l’illégalité », tranche Anina Ciuciu.

Devant le tribunal administratif de Montreuil, Roxana Putureanu se rappelle ainsi avec émotion de tout ce qu’elle a traversé pour inscrire sa fille Francesca. Être mis à la porte des mairies est une humiliation. Elle a mis neuf mois pour que cela soit effectif. « Malheureusement, comme elle a perdu 9 mois d’école sur l’année scolaire, ma fille doit redoubler, lâche-t-elle. Je suis inquiète ». À ses côtés, Anina Ciuciu tente de l’apaiser. « Tout va bien se passer, elle va rattraper son retard ». Cette phrase, malgré les incertitudes, a quelque chose de rassurant : la petite Francesca est néanmoins enfin inscrite. Mais il ne faut jamais relâcher la vigilance.

Pourtant, il y a des raisons d’espérer. À ce titre, Marseille est exemplaire sur les inscriptions scolaires mais également en matière d’expulsions habitatives, car la ville applique la trêve scolaire. La mairie et la préfecture travaillent par ailleurs avec l’École au présent, une association qui œuvre pour qu’aucun enfant ne soit exclu. La ville applique ainsi au niveau local une volonté d’inscrire les enfants. « Et cela marche, en termes d’assiduité, de progrès, de réussite scolaire. Ces résultats sont mesurables. Si elles le veulent, les collectivités territoriales peuvent le faire », se satisfait Anina Ciuciu. Permettre une scolarité et/ou une formation à tous ces jeunes, voilà le sens de la mission de ces différents collectifs. Quand elle parle des membres du collectif « École pour tous », Anina Ciuciu s’enthousiasme. « Ces jeunes forcent l’admiration. Rien ne les prédestinait à réussir, et pourtant ils ont des parcours d’excellence ». Elle pense à Jassem Issouf, brillant mathématicien ou encore à Saifoulaye Sow, venu de Guinée Conakry et passé par l’enfer libyen que connaissent les migrants, devenu compagnon du devoir, une des meilleures formations pour devenir artisan. « La France se prive de talents et de travailleurs dont elle aurait besoin. Il existe des domaines dans lesquels les besoins sont criants, la métallurgie, l’électricité, la logistique… et dans lesquels des formations professionnalisantes permettraient de combler les besoins ».

Toute cette mobilisation commence à payer. Le collectif est en contact avec Marlène Schiappa, actuelle secrétaire d’État chargée de l’Économie sociale et solidaire et de la Vie associative. Anina Ciuciu évoque également un travail de plaidoyer institutionnel à mener auprès des nombreux députés qui ne sont pas au courant de l’existence persistante de ces 100 000 enfants non ou mal scolarisés. « Je suis convaincue que si l’école de la République ouvre vraiment ses portes aux plus précaires, elle deviendra meilleure pour tous les enfants ».

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