Corbeil-Essonnes : Des Gilets Roses pour dialoguer avec les jeunes

Publié le 02/11/2023

Depuis 2017, une armée en gilets roses sillonne les ruelles des grands ensembles de Corbeil-Essonnes à la rencontre des jeunes. Ce ne sont pas des représentantes de l’État mais des mères de famille démunies face au mur qui s’est dressé entre eux et les autorités.

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Leurs rondes de deux heures sont organisées en deux équipes. Elles sillonnent tous les soirs les différents quartiers qualifiés comme prioritaires dans la politique de la ville de Corbeil-Essonnes, des Tarterêts à La Nacelle, en passant par Montconseil. L’été, la bande de mamans de différentes nationalités marche entre les tours, s’assied sur les bancs, se retrouvent dans les aires de jeux. L’hiver, elles se serrent au chaud dans une camionnette de 7 places mise à leur disposition par Essonne Mobilités. Elles écoutent les jeunes, soignent les bobos des petits, recadrent les grands, prennent des nouvelles des uns, orientent les autres. Elles sont de petits phares dans la nuit.

Tout a commencé en 2017, pour Fatimata Sy, présidente du collectif Gilets Roses : « cette année-là, deux frères sont morts dans le quartier de la Grande Borne à Grigny, pour un pari de vingt euros. Après plusieurs drames, plusieurs rixes, on a pleuré beaucoup, beaucoup, et puis nous nous sommes dit maintenant on fait quoi ? On agit ? Nous, les mamans, on a pris notre rôle en main, on a essuyé les larmes et on a décidé d’aller parler aux enfants pour que ça s’arrête ». L’habitante de Corbeil, qui travaille pour la ville depuis 2014, s’est forgée depuis une carrière de meneuse en médiation et s’est retrouvée devant les caméras de BFMTV à France Télévisions pour évoquer son organisation autogérée de mamans en gilets roses. Tous les soirs, avec ses dizaines de bénévoles descendues des tours, elle parle à ceux qui se sentent abandonnés, voire condamnés d’avance par l’État et ses représentants (qu’ils soient professeurs ou policiers) : « Nous leur disons qu’ils ont des possibilités, de se réinsérer, de suivre une formation, d’être quelqu’un de nouveau, de bien ».

« Nous sommes une ville de 56 000 habitants de différentes nationalités, nous sommes riches de toutes ces cultures qui se mélangent. Ce quartier ce sont les Maghrébins et les Africains surtout : nous, on se fréquente, mais nos enfants s’entretuent. Il existe souvent des rixes entre quartiers et de violentes guérillas entre les jeunes et la police. Cela nous a gâché la vie et contribue à nourrir un manque d’épanouissement des jeunes dans nos rues : les petits voient les grands se faire arrêter ou courser, assistent à des attaques de rivalités générées par l’ennui entre des jeunes parfois de 12, 13, 15 ans, tant de nos enfants remplissent les prisons. On ne peut pas être spectateurs de notre propre malheur, on ne veut que le bien pour ces enfants qui parfois meurent dans la fleur de l’âge. Hier encore, nous avons eu la prière mortuaire d’un jeune de 15 ans, je ne le souhaite à personne pas même à mon pire ennemi », souligne la militante.

Un engagement citoyen…

Celles qu’on appelle des “tantes” n’ont pas changé de trottoir quand les émeutes ont éclaté aux lendemains de la mort du jeune Nahel, et quand elles ont croisé les enfants des Tarterêts avec ce qu’elles appellent des “armes de guerre”.  « Durant les émeutes, on était auprès des jeunes, ils étaient cagoulés mais on avait pas peur d’eux, eux ils disaient : « Tata ils vont nous tuer comme des lapins ». Je pense que la police de proximité qui travaille ici, ce doit être des agents expérimentés, formés, des gens qui ont le sens du dialogue, la fibre sociale. Mais, nous avons encore beaucoup trop de jeunes recrues et quelques brebis galeuses », commente Fatimata Sy.

Un dialogue à recréer

Suite à la visite de la ministre de la ville, Nadia Hai à Corbeil-Essonnes, en 2021, un fonds Gilets Roses doté de 2 millions d’euros avait été mis en place. « Ces initiatives sont souvent spontanées, elles ne sont pas toutes cadrées dans une association, avait alors expliqué la ministre. Pour le moment, nous en avons identifié entre 50 et 100 sur tout le territoire (dont une trentaine en Île-de-France). L’idée, c’est de les aider à se structurer. De les pousser à se monter en association, comme c’est déjà le cas ici à Corbeil. Ou à se rapprocher d’une déjà existante et qui maîtrise la mécanique administrative. Ils pourront ainsi les guider dans leur projet. » Les membres de l’association ont été particulièrement heureuses de la visite de la ministre. « Quand la ministre nous a repérées dans les médias et est venue nous voir à Corbeil, c’était une reconnaissance qui nous a beaucoup touchées, elle a passé cinq heures avec nous. On aimerait bien qu’il y ait davantage de ministres qui s’intéressent à nos quartiers populaires. Il faut qu’ils viennent voir comment on vit, écoutent nos doléances, nous ne sommes jamais sollicités alors que nous pourrions être les plus indiquées pour trouver des solutions et éviter que de nouvelles émeutes n’éclatent » !

Le fonds Gilets Rose a versé l’équivalent de 30 000 euros à l’association de Corbeil, une somme coquette mais insuffisante malheureusement pour acheter le minibus qui leur rendrait les maraudes bien plus faciles et plus efficaces. L’association n’a toujours pas trouvé de local pour se rassembler, faire des pauses, installer un petit bureau. « Ce serait si bien d’avoir des toilettes et de quoi se faire un petit café », souffle Fatimata Sy qui continue à travailler pour ce qu’elle estime juste : « personne n’est né pour vivre dans la délinquance, même si des facteurs l’ont sans doute amené là, le rejet, le manque de formation, la déréliction des écoles… c’est ce que je reproche à l’État principalement », souligne Fatimata Sy. « On remédie à un manque de l’État, car ce que l’on fait tous les jours, ce devrait être à lui de le faire : il ne peut pas laisser les enfants de la République dehors sans occupation, traîner, parce qu’il n’a rien à faire. Les mamans ont deux boulots et elles se tuent à la tâche, les grands enfants s’occupent des petits enfants et personne ne s’occupe d’eux » !

Les Gilets Roses de Corbeil-Essonnes  travaillent régulièrement avec le collectif des parents de Saint-Michel sur-Orge, avec la Fédération des mères combattantes de Sainte-Geneviève-des-Bois, l’association Quartier sans violence de Vigneux-sur-Seine, cherche à se rapprocher de juristes et d’avocats pour continuer de remplir le rôle qui leur est comme tombé dessus. « Nous sommes des mamans novices, on connaît pas trop les lois ou les droits et l’on ne demande que ça ! »

« L’État n’a pas à accepter cette auto-organisation pour se décharger de ses propres responsabilités »

Vincent Brengarth est avocat au barreau de Paris (Bourdon Associés), il est spécialisé dans la défense des « désobéissants ». Il a écrit avec le journaliste Jérôme Hourdeaux : « Revendiquons le droit à la désobéissance » en 2022. Selon lui, les émeutes qui ont secoué le pays cet été sont le signe que le dialogue est brisé, entre institutions et jeunes des quartiers prioritaires. « Les audiences de comparution immédiates ont révélé toute la persistance et l’ampleur de la fracture sociale. Elles ont été le terrain de deux France qui, habituellement, ne dialoguent pas et ne se rencontrent pas : celle, d’une part, de jeunes désœuvrés, qui vivent un sentiment d’abandon des pouvoirs publics et celle, d’autre part, que représente un pouvoir institutionnel incarné par des juges qui n’appartiennent pas au même milieu et à la même classe sociale. Un certain nombre de comparutions immédiates ont été justifiées par des interpellations massives et n’ont fait qu’accroître le ressentiment. D’autres pouvaient être justifiées par des actes matériels concrets mais donnaient rarement lieu à une prise en considération du contexte. Il ne s’agit pas de réclamer l’impunité mais d’accepter d’introduire dans la sphère judiciaire le politique, soit parce qu’il serait à l’origine de l’enclenchement des poursuites soit parce qu’il serait une dimension indispensable à la compréhension de l’acte jugé ».

Si selon Vincent Brengarth, le rôle de l’avocat est justement de créer une passerelle entre les deux mondes. Les Gilets Roses, les maraudes bienveillantes dans les quartiers sont capitales, mais ont aussi la couleur de l’échec. « Ce sont des initiatives collectives et féministes louables, aussi bien pour les objectifs qu’elles poursuivent que dans leur mise en œuvre. Elles permettent de véhiculer une autre image que celle tournant exclusivement autour de l’insécurité. L’on peut cependant regretter qu’elles naissent d’une inertie des pouvoirs publics. L’État n’a pas à accepter cette auto-organisation pour se décharger de ses propres responsabilités. Il doit soit les encourager soit créer les moyens pour permettre de faire disparaître les causes à l’origine de leur création », regrette l’avocat.

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