La Seine-Saint-Denis lutte contre les mariages forcés
Le 9 mars dernier, au lendemain de la Journée internationale des droits des femmes, l’Observatoire des violences envers les femmes organisait la 19e édition de ses rencontres annuelles. Elle était consacrée au mariage forcé, dont sont encore victimes des jeunes femmes en Seine-Saint-Denis. En plus des acteurs associatifs et judiciaires du département, l’Observatoire a accueilli l’écrivaine camerounaise, Djaïli Amadou Amal, autrice du roman Les impatientes, couronné par le prix Goncourt des lycéens en décembre dernier.
« J’avais 17 ans, j’étais une jeune fille pleine de rêves. Je venais d’avoir mon entrée pour le lycée. Pendant la fête de la jeunesse, les écoles se rendent devant les autorités administratives. J’ai défilé avec mes camarades. Ce jour-là, j’ai eu des dizaines de prétendants et, parmi eux, une grande autorité de la ville qui a voulu me prendre pour épouse. Mes parents n’ont rien pu faire car en Afrique, l’enfant est celui de la communauté ». Ce témoignage, à la première personne, est celui de la romancière camerounaise Djaïli Amadou Amal, autrice des Impatientes. Elle était l’invitée surprise de ces 19e rencontres organisées par l’Observatoire des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis. « J’ai fait toutes sortes de déprimes et de maladies psychosomatiques », a-t-elle poursuivi. « La littérature m’a sauvée. Je suis devenue la voix des sans voix, pour mes filles, pour pouvoir intervenir lorsqu’elles seraient adolescentes », a-t-elle expliqué, apparaissant à l’écran très élégante, turban blanc assorti à une robe brodée.
La patience ou la soumission
Les Impatientes raconte l’histoire de trois femmes liées par un même destin. La première, Ramla, ressemble à l’autrice. Brillante élève, elle veut devenir pharmacienne, vivre « une vie de femme moderne » aux côtés du jeune homme qu’elle a choisi. Son oncle en décide autrement et la donne au maire de la ville, un homme d’une cinquantaine d’années, déjà marié. La deuxième, Safira, est la première épouse du mari de Ramla, amoureuse déchue par l’arrivée de la jeune fille. La troisième femme du roman est la demi-sœur de Ramla, obligée d’épouser un cousin drogué et alcoolique. Les destins de ces trois femmes s’entremêlent, se complètent, se répondent. À toutes trois, la société camerounaise recommande la patience. « Dans la zone sahélienne, cela veut dire : soumets-toi », a explicité l’autrice.
Le roman de Djaïli Amadou Amal fait vivre de l’intérieur la réalité du mariage forcé, et démonte la mécanique sociétale qui transforme les jeunes filles en victimes et leurs mères en spectatrices impuissantes. « Dans Les Impatientes, on touche du doigt l’engrenage implacable mis en place par les hommes pour que les femmes n’aient pas d’autre choix que de se soumettre au patriarcat multiséculaire », a expliqué le président du département de Seine-Saint-Denis, Stéphane Troussel, intervenant pour ouvrir les rencontres. « C’est un livre d’utilité publique, qu’il faut lire et faire lire ».
Si ce roman a retenu toute l’attention de l’Observatoire, c’est que le mariage forcé fait encore des ravages en Seine-Saint-Denis. « Les mariages forcés concernent des millions de jeunes filles dans le monde, y compris dans notre pays. La lutte contre les mariages forcés est l’un des combats du département de Seine-Saint-Denis. Nous disposons d’un protocole pour accompagner psychologiquement, juridiquement et financièrement ces jeunes femmes. Il a été conçu dans le cadre d’un partenariat avec le tribunal judiciaire de Bobigny, les services de l’éducation nationale, les associations partenaires », a-t-il expliqué. « Faire face à la violence n’empêche pas l’espoir. Cela ne relève ni de la chance, ni du hasard », a-t-il complété, volontariste.
De manière plus traditionnelle, Stéphane Troussel a ensuite salué le travail de la procureure Fabienne Klein-Donati, qui, après presque six ans passés à Bobigny, va sur la fin de son mandat en Seine-Saint-Denis. « Bien plus qu’une représentante prestigieuse du monde de la justice, elle aura été une militante de la justice et une militante de la Seine-Saint-Denis. J’ai été heureux et fier de la retrouver dans des combats pour le territoire et pour la justice dans notre département », a-t-il pointé, rappelant que dans le 93, plus qu’ailleurs, « Il importe d’avoir, au-delà de l’engagement professionnel, un engagement personnel, humain, viscéral ».
Des dispositifs de protection encore méconnus
La responsable de l’Observatoire, Ernestine Ronai, a alors pris la parole. Après avoir à son tour rendu hommage au livre couronné par le Goncourt des lycéens, elle a posé des chiffres sur le phénomène des mariages forcés. « Dans une enquête datant de 2006, on estimait que 1 000 filles par an étaient en danger de mariage forcé. Quand les familles sont implantées en Seine-Saint-Denis depuis longtemps, les pratiques traditionnelles reculent. Quand elles arrivent, il y a besoin de travailler avec elles pour rendre sensible la question des mariages forcés ». Elle a pointé ensuite le « très grand déséquilibre » entre le nombre de mariages forcés et celui des signalements. « Les dispositifs de protection ne sont pas connus. Il faut les représenter car les professionnels changent dans le département », a-t-elle analysé.
200 participants suivaient en ligne cette conférence. Pour la rendre plus vivante, et créer un peu de convivialité malgré les écrans, l’Observatoire avait imaginé de les solliciter régulièrement, leur demandant de répondre à des sondages en ligne. Le premier sondage a révélé que « seuls 70 % connaissent le dispositif mis en place en Seine-Saint-Denis ». Pour pallier ce déficit de notoriété, l’Observatoire a expliqué avoir mis en ligne sur son site un guide sur les mariages forcés, consultable gratuitement. Ce guide comporte d’abord une partie juridique, réalisée avec l’aide du parquet des mineurs. « La liberté de choisir son époux est dans la loi », a rappelé Ernestine Ronai. La seconde partie a été conçue avec l’éducation nationale, « car l’école est le lieu où on révèle le plus ces violences ». Plus pratiques, les troisième et quatrième parties recensent les associations auxquelles on peut s’adresser et les outils pour agir dans le département.
Louise Dias, assistante sociale scolaire, a témoigné du rôle de l’école dans la détection des jeunes filles en danger. Elle a raconté l’histoire d’une jeune élève d’origine soninké qui, après 15 ans passé au Mali avec sa mère, avait rejoint sa grande sœur en Seine-Saint-Denis. La mission de la jeune fille était de faire des études pour pouvoir ensuite envoyer de l’argent au pays, et cela lui convenait. Et puis, la jeune fille s’est mise à aller mal. Un enseignant, la voyant maigrir de jour en jour, l’a orientée vers le bureau de l’assistante sociale. « Elle m’a dit : appelez ma sœur, surtout pas mon père », se souvient Louise Dias. En quelques rendez-vous, l’assistante sociale comprend que la jeune fille est promise à un mariage forcé imminent. Elle travaille avec l’aide sociale à l’enfance (ASE) pour l’ exfiltrer et mettre son passeport en lieu sûr. La jeune fille est placée en foyer et scolarisée dans un autre établissement. « Elle est revenue nous voir quelques mois plus tard. Elle allait bien, voulait revoir ses copines. Une jeune fille comme les autres ».
Lucie Debove, cheffe de service de l’ASE de la Seine-Saint-Denis, a complété ce témoignage. « L’ASE vise à permettre à ces jeunes d’être protégées dès lors qu’un signalement est adressé au procureur suite à une information préoccupante ». En plus des mineurs, l’ASE du 93 protège les jeunes majeurs, une « originalité du département ». « Elles sont protégées car susceptibles d’être mariées prochainement ou déjà mariées. Il y a vraiment une urgence. Le mariage forcé est une violence gravissime, qui aboutit à des viols répétés. Parfois cette enfant ne veut pas sortir de cette famille, seul lien qu’elle connaît. Elle vit un vrai conflit de loyauté ».
« La Seine-Saint-Denis est le seul département qui accorde ce contrat jeune majeur, dispositif de protection très concret avec une aide financière accordée de manière systématique aux filles en danger de mariage forcé », a complété Ernestine Ronai. « C’est une grande fierté. On souhaiterait qu’une loi permette aux filles d’être protégés partout en France. C’est une demande que l’on pourrait porter ensemble avec les autres départements », a-t-elle lancé.
Amandine Maraval a présenté ensuite le lieu d’accueil ouvert de Bagnolet, structure réservée à l’accueil des jeunes femmes âgées de 21 à 25 ans. Ouvert depuis 18 mois, il a déjà accueilli 170 jeunes femmes, dont un tiers ayant vécu un mariage forcé ou une tentative de mariage forcé. « Souvent, des mariages forcés ont déjà eu lieu. Nous avons ainsi reçu 21 victimes de mariage forcés, venues au départ pour viol ou violences conjugales. 17 jeunes femmes sont venues pour un risque de mariage imminent. Ceux-là ont pu être évités », a-t-elle affirmé. La responsable du lieu a pointé le « conflit de loyauté » vécu par les jeunes femmes, qui vivent souvent, en plus du mariage forcé, des violences intrafamiliales. « Il faut comprendre la situation familiale, sans l’accepter, pour bâtir des scénarii. Certaines peuvent avoir peur qu’on fasse les choses contre elles. On fait les choses avec elles. On tient à ce lien car sinon il y a un risque de fugue ». Ernestine Ronai a abondé : « Demander protection, ce n’est pas forcément demander sanction des parents ».
« Les femmes s’adressent aux associations quand elles ont peur de mourir ou d’être gravement blessées »
Après cette présentation s’est ouverte la deuxième partie des rencontres, consacrée à l’ordonnance de protection. Celle-ci a commencé par un état des lieux des violences faites aux femmes dans le département. Un sondage a été rendu public, selon lequel 10 % des 600 000 femmes entre 15 et 74 ans résidant dans le 93 en seraient victimes. « C’est l’équivalent d’une ville comme Pantin », a explicité Ernestine Ronai. « Cela veut dire que dans une classe de 30 enfants, 3 d’entre eux ont une maman victime de violence, et l’une d’elles est en situation de danger très grave ».
Abigaïl Vacher, chargée de projet au sein de l’Observatoire et dont la mission première est de mesurer et d’évaluer les violences, a détaillé les chiffres de l’année 2019. Avec 6 133 plaintes déposées, le dépôt de plainte a augmenté de 62 % par rapport à 2017. 8 plaintes sur 10 ont été portées pour des faits de violences volontaires, celles-ci accusant une hausse de 44 %, 16 % pour des faits de chantage et de menace et 4 % pour des faits de violences sexuelles. La police est intervenue 6 500 fois pour des faits de violences. 1 776 affaires ont été traitées par le parquet de Bobigny. Les statistiques transmises par le parquet font également état d’une hausse des violations des ordonnances de protection. Estimant néanmoins ces chiffres sous-estimés, Ernestine Ronai a rappelé que les services de police doivent pratiquer le questionnement systématique pour repérer les femmes victimes et améliorer le recueil des données. Elle a analysé l’augmentation des interventions de police comme la suite logique de la diffusion des numéros d’appel et des directives des ministères de l’Intérieur et de la Justice pour que les services se déplacent. « Cela marche. On voit qu’il y a à l’arrivée moins de femmes tuées », a-t-elle conclu.
Du côté associatif, SOS victimes 93, structure spécialisée dans l’accompagnement des victimes, a fait état de 1 236 victimes prises en charge, des femmes pour 95 % d’entre elles. « Parmi les 115 femmes hébergées par SOS victimes 93, 94 % ont subi des violences physiques. La moitié ont fait l’objet de menaces de mort et un quart d’une tentative de meurtre », a détaillé Abigaïl Vacher, soulignant que « les femmes s’adressent aux associations quand elles ont peur de mourir ou d’être gravement blessées ».
Est venu ensuite le tour d’Édouard Durand, juge des enfants au tribunal de Bobigny, devenu un incontournable des débats sur la protection des femmes et des enfants. Il est intervenu cette fois comme copilote de la commission sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, créée en janvier dernier par Emmanuel Macron. « C’est la réponse politique à un fait social de grande importance : la rencontre entre la parole des victimes de violences sexuelles et la conscience collective. Pendant de trop longues années, la société ne s’est pas sentie concernée. Aujourd’hui, je pense que nous nous sentons collectivement responsables de la protection des enfants dans leur maison et tous leurs lieux de vie », a-t-il pointé. Cette commission, a-t-il expliqué, ira dans un premier temps interroger des victimes pour savoir ce qui a été réussi et ce qui a manqué à leur prise en charge. Elle devra également déterminer quels professionnels sont en mesure de détecter les cas d’incestes. Médecins, enseignants, assistants sociaux en milieu scolaire, pédopsychiatres, peuvent en effet apporter une contribution importante. « Si la société a des attentes à l’égard de ces professionnels, elle doit également leur donner des moyens pour agir », a-t-il souligné. « Des experts comme Ernestine Ronai vont nous aider à concevoir une protection réelle », a-t-il promis. « Les pratiques professionnelles sont une construction sociale qui reflète l’état d’une société. Celle-ci est en train de changer. Il y a besoin d’apporter des réponses précises à un problème que nous arrivons à voir plus nettement », a-t-il assuré.
L’ordonnance de protection, un outil précieux
Édouard Durand, défenseur de longue date de l’ordonnance de protection, a explicité ensuite le sens de cette disposition, qui permet de mettre à l’abri à la fois la compagne et les enfants d’un homme violent. « Lorsqu’on parle de violence conjugale, on parle de violences faites aux enfants », a-t-il insisté. « Les violences surviennent au moment de la grossesse. Il y a une corrélation entre les violences faites à la mère et les violences physiques faites aux enfants, ainsi qu’entre les violences subies par la mère et les violences sexuelles faites à la fille », a-t-il rappelé. « L’ordonnance de protection est une réponse modélisante, qui aide tout le monde à voir ces liens ».
Le président du tribunal judiciaire de Bobigny, Peimane Ghaleh-Marzban, est intervenu alors en visioconférence pour parler des modalités d’application de cette ordonnance dans sa juridiction. « Une loi, en décembre 2019, et un décret en 2020 sont venus préciser les conditions dans lesquelles l’ordonnance de protection devait être prise » a-t-il rappelé. « La demande doit être examinée dans un délai de 6 jours à partir de la fixation d’une date d’audience ». Le tribunal a dû mettre au point une organisation huilée pour répondre à ce nouvel impératif. « Il a fallu créer un circuit pour guider le justiciable dans le dépôt de l’ordonnance de protection. Lorsque la personne arrive au tribunal et qu’elle n’a pas préparé sa demande d’ordonnance de protection, elle est orientée vers l’association SOS victimes. Lorsque sa requête est prête, si le justiciable se présente le lundi, on prévoit une audience le vendredi. Le conjoint est informé en urgence de l’audience afin qu’il puisse trouver un avocat. L’ordre des avocats est informé de cette ordonnance de citation et mobilise un avocat pour le défendant. Ce dispositif sécurisé permet d’éviter les renvois », a-t-il détaillé. En 2020, les juges aux affaires familiales de Bobigny ont rendu 437 décisions, dont 216 ordonnances de protection. « Lorsque le juge est convaincu d’une situation de vraisemblance violence, il peut, grâce à cette ordonnance de protection, mettre en place un dispositif complet de protection pour la femme violentée. Dans 90 % des cas, l’autorité parentale est accordée exclusivement à la mère. Le conjoint a une interdiction d’entrer en contact avec la mère ».
Marine Le Bail, assistante sociale, a expliqué que, dans son métier aussi, l’ordonnance de protection est un appui. « Elle fait partie de notre boîte à outils. Nous ne sommes pas juristes, nous ne la mettons pas en place, mais nous informons les femmes de leurs droits ». Elle a rappelé les difficultés très concrètes des femmes envisageant de quitter leur foyer. « Un discours s’est construit autour d’elles : “t’as pas de papiers, t’as pas d’argent pour nourrir les enfants, t’auras pas la garde”. Cela compte de pouvoir leur dire qu’avec l’ordonnance de protection, le juge va pouvoir les aider à obtenir la garde exclusive, leur donner un logement, les aider dans les démarches de régularisation, tout cela en étant en sécurité ».
Ernestine Ronai a rappelé alors deux choses : il n’est pas nécessaire d’avoir porté plainte pour déposer une demande d’ordonnance de protection et les violences doivent être vraisemblables et non pas avérées. Elle a souligné à ce titre l’importance des attestations de professionnels. « Le juge n’est pas Madame Soleil. Les attestations des assistantes sociales, des médecins, comptent. Elles l’aident. Tous les professionnels qui savent qu’il y a des violences doivent le manifester par des attestations ».
Les partenariats, marque de fabrique de la juridiction de Bobigny
À la toute fin des rencontres, la procureure Fabienne Klein-Donati est intervenue à son tour, par le biais d’une vidéo enregistrée. Elle a fait une émouvante déclaration au 93, un « département particulier, petit, très peuplé, avec un haut niveau de délinquance et un tas de difficultés, mais aussi un super potentiel qu’on ne met pas assez en avant ». Elle a raconté faire régulièrement son footing sur le canal de l’Ourcq en direction de Bondy, et admirer les tags au bord de l’eau. « Ils sont magnifiques ! C’est cela, la Seine-Saint-Denis. On sait faire du beau ». Elle a loué également l’esprit d’équipe du département. « Les gens sont ensemble pour faire énormément de choses. Ils ne cherchent pas à le faire savoir parce que seul leur importe l’impact de leur action. Plus qu’ailleurs, j’ai l’impression que l’action judiciaire fait partie intégrante des politiques publiques. Notre action judiciaire n’est rien sans les acteurs locaux et citoyens de ce département, qu’il s’agisse de la prévention de la répression ou de l’accompagnement des usagers de la justice ». Ernestine Ronai a confirmé : « Les partenariats sont la marque de fabrique de cette juridiction ».
En fin de conférence, les résultats du dernier sondage ont été dévoilés. L’enjeu était de savoir combien de personnes accepteraient de faire une attestation s’ils savaient une femme victime de violences conjugales. 95 % des répondants ont assuré que oui. « C’est magnifique, cela nous encourage beaucoup », s’est enthousiasmée Ernestine Ronai. « Cela va permettre que les violences soient mieux reconnues, mieux pénalisées, et que les femmes soient mieux protégées. Nous allons arriver, ensemble, à faire reculer les violences faites aux femmes ».