Les relations inconscientes entre personne, patrimoine et identité

Le présent article a pour objet de montrer que l’émergence comme le développement de la psychanalyse ne sont pas dissociables du cadre juridique dans lequel s’insère cette discipline. Il montre en quoi les liens existants entre patrimoine, personne et identité sont au cœur des problèmes que rencontrent nos sociétés contemporaines.
« La question, dit Alice, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils veulent dire. – La question, riposta Heumpty Deumpty, est de savoir qui sera le maître… un point, c’est tout ». L. Caroll, De l’autre côté du miroir, Tout Alice, 1979, Flammarion, p. 281.
« Nous passons d’une culture fondée sur le refoulement des désirs, et donc la névrose, à une autre qui recommande leur libre expression et promeut la perversion ». C. Melman, L’homme sans gravité, jouir à tout prix, 2005, Eres, p. 11
En psychanalyse, le stade du miroir désigne une étape du développement de la personnalité : l’enfant s’identifie en se regardant dans le miroir et prend conscience de son corps. Là où l’enfant découvre son corps, le juriste voit un patrimoine ; là où l’enfant commence à construire son identité, le juriste lui rappelle que sa responsabilité – c’est-à-dire la possibilité de devoir assumer sur son patrimoine une condamnation à payer des dommages-intérêts – peut être engagée dès lors qu’il est doué de discernement ou que ses fautes peuvent être retenues contre lui, quand bien même il ne serait pas en mesure d’évaluer les conséquences de ses actes. Au moment où l’enfant commence son processus d’identification, il s’insère généralement dans une structure familiale – ce sont les parents qui ont placé l’enfant devant le miroir ; leur regard comme leurs paroles sont déterminants dans la construction de la personnalité – et dans une structure sociale au sein de laquelle l’enfant peut être tenu pour responsable s’il casse le miroir. La construction de l’identité de l’enfant n’est pas dissociable du cadre juridique dans laquelle elle s’insère.
À ce premier constat s’en ajoute un second. Le transfert est au cœur de la relation psychanalytique : le patient parle à l’analyste et par sa parole s’opère un « déplacement de valeurs, de droits, d’entités plutôt qu’un déplacement matériel d’objets »1. Ce déplacement porte généralement sur les personnes qui ont été les plus proches du patient, à savoir, dans bien des situations, ses parents. Les séances vont chercher à analyser les relations parents‐enfant qui ont structuré la personnalité du patient et ses éventuelles névroses. Pour cette raison, la psychanalyse ne peut éluder la question de la transmission, c’est-à-dire la manière dont les parents ont cherché à façonner l’identité et la personnalité du patient. Le juriste, plus prosaïque, met une nouvelle fois l’accent sur le patrimoine de l’enfant en tant qu’enveloppe susceptible d’hériter de celle de ses parents. La transmission, en droit, c’est d’abord et avant tout une question d’argent.
En droit français, les règles relatives à la transmission des biens s’articulent autour de la notion de patrimoine, notion dont l’émergence conceptuelle comme clé d’interprétation des règles du Code civil est contemporaine à la naissance de la psychanalyse. Le droit successoral a, à cet effet, pour objet de définir les relations de famille supposées exister entre les individus de façon à conditionner la transmission des biens à la suite d’un décès. « Le sujet est inséparable de l’institution familiale où il prend son origine »2. La théorie psychanalytique néglige pourtant l’héritage dans son aspect matériel, autrement dit la transmission des biens après un décès3. Elle semble considérer que le cadre juridique dans lequel évolue l’individu n’influence ni son comportement ni sa psyché, et que les enjeux successoraux, en tant qu’éléments structurants des relations familiales et des dynamiques financières, n’interviennent pas dans l’apparition des symptômes et des troubles psychiques. À moins qu’il faille y voir une conséquence indirecte du fait qu’Œdipe était enfant unique, ce qui réduit les questions liées au partage de l’héritage. La présente contribution a pour objet les homologies existantes entre systèmes juridiques et théories psychanalytiques afin de montrer que la crise contemporaine de la transmission, la difficulté d’assumer son identité comme sa personnalité, sont indissociables de la mutation d’ensemble du système juridique.
I – Le lien entre patrimoine, personne, identité ou de la distinction entre les courants psychanalytiques
Le patrimoine se définit comme l’ensemble des droits et obligations d’une personne, ce que formalise un bilan comptable en distinguant l’actif du passif. Dans sa conception originelle, l’actif répond du passif, les créances des dettes : chaque fois qu’une personne n’exécute pas une prestation qu’elle s’est engagée de réaliser, elle peut être tenue de dédommager son cocontractant sur l’ensemble de son patrimoine, faute de quoi elle s’expose à d’éventuelles saisies sur ses biens. Le patrimoine présente deux faces : une face statique – faire état des biens dont la personne est propriétaire ; une face dynamique, les obligations, c’est-à-dire principalement les contrats qui ont pour objet de faire fructifier le patrimoine. Le patrimoine est ainsi lié à la notion de personne que celle-ci soit une personne physique ou une personne morale comme une association ou une société commerciale.
Cette homologie entre patrimoine et personne est tellement évidente que l’encyclopédie Dalloz consacre un article à la notion de patrimoine mais non à la notion de personne4. D’où la règle qui constitue un véritable axiome : toute personne naît avec un patrimoine ; au décès, le patrimoine se transmet aux héritiers. Somme toute, le génie du droit français est d’avoir rendu interchangeable ce que le psychanalyste Erich Fromm appelle le choix de l’avenir de l’homme entre l’être, la personne et l’avoir, le patrimoine. Et l’auteur de préciser : « Le point essentiel n’est pas tellement ce qu’est le contenu du moi mais que le moi soit ressenti comme un objet que chacun possède et que cet objet soit à la base de notre sentiment d’identité »5 (c’est nous qui soulignons). Autrement dit, nous disposons d’un diptyque, l’être, la personne et l’avoir, le patrimoine ; la conjugaison de l’être avec l’avoir est au cœur de la formation de l’identité de l’individu. L’évolution de la langue française ne dit pas autre chose : le mot « jouissance » désigne à la fois le fait de tirer profit de quelque chose et le fait d’éprouver un plaisir de nature sexuelle. Mention spéciale à Stendhal qui introduit la monnaie dans sa définition de l’amour : « L’amour est la seule passion qui se paie d’une monnaie qu’elle fabrique elle-même ». Cette articulation entre patrimoine, personne – le diptyque – avec l’identité, permet de distinguer droit et psychanalyse : le droit fait la jonction entre la personne et le patrimoine ; la psychanalyse fait la jonction entre l’identité et la personne, chaque courant, schématiquement le courant freudien (A), le courant lacanien (B) et les autres (C) pouvant être distingué en fonction de sa conception de la règle de droit.
A – Le courant freudien
Il est difficile de séparer la pensée de Freud du cadre juridique dans lequel elle se développe.
À l’époque où Freud écrit, le juriste Hans Kelsen est son pendant juridique : le second conceptualise les relations dans la sphère publique régie par la dissolution de l’identité dans la généralisation du principe d’égalité ; le premier comprend que l’égalité érigée comme principe casse les hiérarchies familiales et renvoie l’identité dans la sphère privée. L’un comme l’autre essaient de répondre à la crise d’identité de la société viennoise présente depuis le début du XXe siècle en raison du statut particulier de cette ville – capitale d’Empire – et accentuée par la dissolution de l’empire austro-hongrois après la Première Guerre mondiale. Le lien entre ces deux auteurs est loin d’être anecdotique ou artificiel : Kelsen a publié un important article sur la psychologie sociale dans la revue de psychanalyse fondée par Freud ; la notion de surmoi conceptualisée par Freud, « une des instances de la personnalité… son rôle est assimilable à celui d’un juge », serait d’ailleurs le résultat d’une inflexion de la pensée de Freud sous l’influence de… Kelsen6. On peut donc légitimement considérer que les troubles de l’individu identifiés par la psychanalyse sont intrinsèquement liés à la conception du sujet de droit propre à chaque époque. Les névroses « présentent des analogies frappantes et profondes avec les productions sociales »7, phénomène pourrait-on dire d’autant plus accentué dans un cadre juridique au sein duquel la conception du sujet de droit n’est « qu’une idéologie destinée à soutenir un système politique fondé sur le principe de la propriété privée »8.
Dans ce cadre, le débat récurrent sur la difficulté d’évaluer les effets d’une cure psychanalytique illustre un enjeu plus large : la préservation de pratiques privées dans un contexte social où les frontières entre sphère publique et sphère privée deviennent de plus en plus perméables. L’évaluation, en ce qu’elle redéfinit les relations entre les individus ainsi que leur rapport aux choses, tend à les réduire à une dimension purement technique.
La psychanalyse propose de créer un terrain privé, non-juridique, dans lequel les paroles des patients sont dégagées de toute contrainte juridique. Pour cette raison, les débats sur la durée des consultations sont loin d’être anodins : l’excommunication de Jacques Lacan de l’Association psychanalytique internationale porte précisément sur ce qu’il appelle « la pierre d’angle », soit la question de la durée des séances. Pourquoi codifier la durée d’une séance de psychanalyse à partir du moment où l’inconscient de l’analysant peut se manifester indépendamment de toute contrainte temporelle ? Se pose alors la question consumériste par excellence : à quoi le patient est-il légitimement en droit de s’attendre lorsqu’il paye une séance ? Elle rebondit sur le prix de la séance : il n’y a ni fondement ni de justification au prix fixé car la relation entre l’analyste et l’analysant est une relation a-juridique. Il n’y a pas non plus de pratiques codifiées concernant la durée d’une cure. Analyse avec fin ou analyse sans fin pour parler comme Freud : « Demandons-nous en effet s’il y a vraiment pour l’analyse un terme naturel et s’il nous est possible de la mener jusqu’à ce terme ». Le complexe d’Œdipe9 ne peut se vivre qu’en privé, dans le non-dit, sauf à créer un traumatisme et justifier une intervention de la puissance publique pour mettre fin à la transgression du tabou. Vouloir juridiciser la psychanalyse, encadrer le prix de la séance, sa durée ainsi que celle de la cure revient à en casser l’essence. La psychanalyse comme escroquerie, pour reprendre un qualificatif de Jacques Lacan dans un sens qui se veut distinct du sens juridique mais qui ne peut complètement s’en détacher.
C’est en effet toute l’ambiguïté du courant lacanien qui se distingue par une plus forte imprégnation du cadre juridique.
B – Le courant lacanien
La personne est un sujet de droit, ce qui renvoie à la fois à sa soumission à la loi et à l’affirmation de sa subjectivité. La conception de la psychanalyse oscille entre ces deux pôles. Les écrits de Jacques Lacan rompent l’équilibre originel entre ces pôles. L’auteur imprègne ses textes de considérations et de termes juridiques pour cette fois effacer l’identité de l’individu et l’ériger en sujet de la loi, écrite ou non écrite10. Le sujet psychanalytique devient, même si Lacan ne franchit jamais expressément le pas contrairement à certains de ses disciples11, une nouvelle facette du sujet de droit pour renforcer la force de la norme sociale dans le débat privé qui se tient entre l’analyste et son patient.
Lacan privilégie Antigone, conflit par nature public pour rendre compte de la contestation de la loi. Antigone, c’est le personnage qui se réfère à une loi dont la portée défie l’entendement ; Créon, c’est le sujet de droit, celui dont la loi se veut rationnelle. Comme l’écrit Kojève, « ce qui est châtiment pour l’État, n’est que crime pour la Famille »12. Ou pour parler comme Hegel, « c’est le maintien des lois et des institutions existant en soi et pour soi »13. Le discours de Lacan sous-entend ainsi l’existence d’un ordre juridico‐symbolique au sein duquel les modifications législatives sont autant d’atteintes à l’ordre symbolique et à ce titre critiquables14 – « la société comme verdict » pour reprendre l’expression de l’écrivain Didier Eribon, très critique envers la psychanalyse d’inspiration lacanienne.
La rupture entre droit et psychanalyse est en revanche au cœur d’autres courants.
C – Autres courants
La survalorisation de l’interprétation psychanalytique, propre par exemple aux thèses d’un Herbert Marcuse15 ou d’un Wilhem Reich16 est foncièrement anti‐juridique : ces auteurs réduisent la règle à une sorte de sur‐moi démiurgique dont la destruction est la condition préalable de libération de l’individu. Par exemple, la révolution sexuelle pour Reich passe par une conception renouvelée du corps. Il n’y a plus finalement ni personne, ni patrimoine, ni identité ; seul compte l’orgasme – « la santé psychique dépend de la puissance orgastique, c’est-à-dire de la capacité de se donner lors de l’acmé de l’excitation sexuelle ».
Ce faisant, ces auteurs cassent l’équilibre entre identité et personne au risque de rendre impossible le lien social et la relation psychanalytique, voire la relation de soin, la famille et les institutions médicalisées lorsque les thèses de ces auteurs rejoignent le mouvement de l’antipsychiatrie.
Le droit et la psychanalyse définissent ainsi le cadre dans lequel peut s’accomplir l’identité – l’être – et la personnalité en tant que corollaire du patrimoine – l’avoir.
Dans ce cadre, le triptyque entre patrimoine, personne et identité peut nous aider à classer les différents corps de règles.
II – Le lien entre patrimoine, identité et personne ou le critère de distinction entre les systèmes juridiques
Les systèmes juridiques peuvent être classés à partir des liens qui régissent les relations entre les biens et les personnes. Dans tous les cas, l’endettement fait figure de point d’achoppement. S’endetter revient en effet à modifier la source de financement des biens et, par voie de conséquence, les relations que les personnes entretiennent entre elles et avec leurs biens, relations différentes selon que le système juridique relève comme le droit français de la tradition continentale (A), de la tradition de common law (B) d’une tradition religieuse (C).
A – Dans un système de tradition continentale
En droit français, l’unicité du patrimoine constitue un principe fondateur en raison de l’unicité de la personne et de l’enjeu de transmission successorale par rapport à la définition de la propriété. Comme le patrimoine est le gage des créanciers, les personnes qui s’endettent savent qu’en cas de difficultés elles peuvent se retrouver dépossédées et ne plus rien avoir à transmettre. L’endettement devient alors le révélateur de la mutation de la société française d’un triple point de vue.
Tout d’abord, les modes de vie des Français tendent à se rapprocher de ceux des sociétés anglo-saxonnes. Traditionnellement, les habitants des pays régis par le Code civil étaient moins endettés que ceux du monde anglo-saxon. En janvier 2024, le taux d’endettement des ménages français s’élevait à 61,4 %17, un niveau très inférieur à celui du Royaume-Uni (78,5 %) et des États-Unis (99,5 %). Au troisième trimestre 2024, ce taux atteignait 91,5 %18 du revenu disponible brut en France, contre 117,0 % au Royaume-Uni. La hausse constante de l’endettement au cours des dix dernières années marque une évolution significative : les ménages s’endettent de plus en plus, ce qui remet en question la transmission automatique du patrimoine au décès. C’est dans ce contexte que s’inscrit la possibilité d’accepter une succession à concurrence de l’actif net.
Cette évolution influence inévitablement les pratiques sociales. Dans les pays de tradition continentale, le droit de grève constitue un moyen privilégié de négociation pour les salariés. Toutefois, lorsque faire grève implique une perte financière, son impact est d’autant plus dissuasif que le niveau d’endettement des individus est élevé. Dès lors, d’autres formes d’action peuvent paraître plus efficaces, comme la séquestration ou, dans une autre perspective, l’organisation de manifestations le samedi – à l’image du mouvement des Gilets jaunes – afin d’éviter la perte d’une journée de salaire.
Enfin, établir une possible corrélation entre la hausse de la consommation d’anxiolytiques et l’augmentation du taux d’endettement des ménages dans ces pays paraît fondé19. Cette tendance pourrait être interprétée comme le reflet d’un système où le patrimoine ne constitue plus une garantie de sécurité pour les familles20. Dans un contexte de crise, les psychotropes jouent alors pleinement leur rôle en régulant les comportements et en atténuant les états émotionnels des individus. « Dans une société thérapeutique, tout ce qui n’est pas interdit est prescrit ; c’est le droit au traitement »21. L’individu se retrouve seul avec son médicament.
Dans une perspective où l’individu se confond avec son patrimoine, où l’être se mêle à l’avoir, son identité apparaît indissociable de celle de la famille dont il est issu. Comme l’explique le professeur Sériaux, « le mot français “patrimoine” vient du latin patrimonium. Il est ainsi apparenté à d’autres termes tels que : matrimonium, auquel correspondent les mots “mariage” ou, plus proche encore, régime “matrimonial” (…). Ainsi, le patrimonium est‐il l’affaire du père (pater), comme le matrimonium est celle de la mère (mater) »22. À quoi fait écho ce constat dressé par une journaliste dans un ouvrage récent : « Comme le salaire familial, le patrimoine n’appartient jamais réellement à la femme »23.
Dans cette logique, le père incarne le modèle du « bon père de famille », un principe juridique traditionnel qui, toujours selon le professeur Sériaux, « exige de transmettre aux générations à venir un patrimoine intact, voire accru »24. Le nouveau Code civil a substitué en 2016 à ce standard celle de personne raisonnable de façon à supprimer la référence à la famille. Ce faisant, il a modifié les relations entre personne et patrimoine. Qu’est-ce qu’une personne raisonnable si ce n’est une personne dont les perspectives se confondent avec son horizon financier et donc sa capacité d’endettement ?
La réforme du Code civil a finalement pour modèle de personne raisonnable l’individu qui déciderait de s’inscrire en tant qu’entreprise individuelle pour commencer une activité économique, mode d’affectation des biens qu’il peut utiliser pour créer autant d’entreprises qu’il le souhaite. À l’unicité du patrimoine se substituent des masses de biens affectés ou non à une activité économique. Chaque masse de biens évolue de façon autonome de sorte que l’échec d’un projet ne se répercute pas sur les autres. À l’identique, avec la possibilité pour un contractant de se prévaloir du régime de l’imprévision, chaque contrat dispose de sa propre autonomie dont l’exécution peut varier en fonction de l’évolution des circonstances économiques. Le mariage en tant que contrat n’échappe pas à cette dynamique : l’argent constitue aujourd’hui la deuxième cause de séparation en France après l’infidélité25. L’évolution des structures familiales26 semble ainsi étroitement liée à la hausse du taux d’endettement et à l’atténuation du principe d’unicité du patrimoine en droit français.
Le droit français consacre à présent expressément une conception volontariste du contrat en parfait accord avec la figure de l’homo economicus, individu rationnel tout orienté vers la maximisation de ses intérêts alors même que de plus en plus d’économistes considèrent que l’interprétation du comportement des individus nécessite d’adopter le cadre freudien pour rendre compte du comportement des individus27. Bref, la dissonance entre les règles et les logiques comportementales transforme le Code civil de « constitution civile des Français », selon l’expression du doyen Carbonnier, en reflet de leur crise d’identité.
Les systèmes de common law renvoient à des logiques différentes.
B – Dans un système de common law
En l’absence de la notion unificatrice de patrimoine, les individus disposent de masses de biens. Chaque masse de biens évolue de façon autonome de sorte que l’échec d’un projet ne se répercute pas sur les autres. Dans les droits anglo‐saxons, il n’y a pas à proprement parler de droit de propriété mais seulement une autorisation à disposer de biens. L’accent est mis sur le mouvement et non sur le statisme, sur les meubles et non sur les immeubles.
Cela a deux conséquences majeures. Première conséquence, il n’existe pas de droits de succession puisque les biens ont vocation au décès à retrouver le patrimoine du roi et les parents peuvent déshériter leurs enfants. La reconnaissance de cette possibilité porterait alors directement atteinte à l’héritage révolutionnaire. L’héritage, comme le note Tocqueville, est un vrai objet de psychologie sociale qui d’une manière ou d’une autre rétroagit sur la psychologie individuelle. « Chez les peuples où la loi des successions est fondée sur le droit de primogéniture, les domaines territoriaux passent le plus souvent de générations en générations sans se diviser. Il résulte de là que l’esprit de famille se matérialise en quelque sorte dans la terre. La famille représente la terre, la terre représente la famille ; elle perpétue son nom, son origine, sa gloire, sa puissance, ses vertus. C’est un témoin impérissable du passé, et un gage précieux de l’existence à venir. Lorsque la loi des successions établit le partage égal, elle détruit la liaison intime qui existait entre l’esprit de famille et la conservation de la terre ; la terre cesse de représenter la famille, car, ne pouvant manquer d’être partagée au bout d’une ou de deux générations, il est évident qu’elle doit sans cesse s’amoindrir et finir par disparaître entièrement. (…) La loi du partage égal procède par deux voies : en agissant sur la chose, elle agit sur l’homme ; en agissant sur l’homme, elle arrive à la chose »28.
Pour le dire autrement, la règle de la réserve instaure l’interdit du déshéritement, à savoir une injonction inconsciente, donc muette, véhiculée à l’intérieur de toute filiation. Cet interdit a un objectif simple : permettre aux enfants de s’affranchir de la loi du père ! Ce que l’on peut traduire de la manière suivante : l’enfant peut être révolutionnaire contre ses parents ; il n’en percevra pas moins une partie de leur fortune ! Pratiquement, le fils n’a pas besoin de tuer le père pour prendre possession de ce dont il a vocation à hériter. Qui plus est, par l’égalité des enfants, la loi favorise les relations fraternelles. D’où le caractère proprement scandaleux du roman de Zola La Terre dans lequel les enfants à qui le père a déjà transmis ses biens par donation le tuent.
Nous mesurons ici la différence avec les pays qui reconnaissent une liberté testamentaire complète : celui ou celle qui adopte un comportement déviant au regard de la norme familiale prend le risque de tout perdre. C’est ce qui explique pourquoi le coming out prend une place toute particulière dans la culture américaine qui n’a pas d’équivalent en France : en sortant du placard, l’enfant s’affranchit de la loi du père mais peut avoir pratiquement à en payer le prix29. Nous avons ainsi deux systèmes : l’obligation de traiter les enfants à égalité leur permet d’être libres – et c’est peut-être l’une des causes de la permanence dans l’histoire de France des épisodes révolutionnaires ; la possibilité pour les parents de distinguer les enfants les uns des autres ne leur laissant ainsi d’autre choix que de s’accomplir dans l’illusion d’être un self-made-man – faire semblant de construire son identité alors que, dans les faits, c’est papa qui décide. En somme, dans la tradition des droits continentaux, les enfants peuvent assumer leur identité sans perdre leur statut de personne. À l’inverse, dans les pays anglo‐saxons, l’enfant prend le risque d’être démis s’il survalorise son identité.
Il n’est alors pas étonnant dans ce contexte que la psychanalyse tendance anglo‐saxonne devienne une recette de développement personnel : l’individu, saturé par son identité, essaye de s’accomplir en développant une part qui est censée être commune à tous. Le développement personnel, c’est l’affirmation de soi dans les limites de l’identité là où la psychanalyse, c’est l’identification de soi dans le cadre du principe d’égalité.
Deuxième conséquence, le juge dispose de la possibilité de modifier le contenu d’un contrat en raison des changements des circonstances économiques – la faillite d’une masse de biens ne remet pas en cause la totalité de l’activité. Lorsque, par exemple, une personne développe une activité, son endettement dépend de la comparaison entre le taux d’intérêt et celui de rentabilité de l’activité. À partir du moment où ce taux de rentabilité est estimé supérieur au taux d’intérêt alors il est bénéfique de s’endetter. C’est ce que l’on appelle, en finance, le coût d’opportunité. On comprend alors que la réussite passe par l’endettement et que, si survient un problème de remboursement, cela ne handicape pas la possibilité de créer une autre activité à partir d’une autre masse de biens. En cela, les droits de common law sont des droits qui accompagnent le développement d’une économie d’endettement. Il est amusant de constater que le mot hypothèque a pour origine en anglais la combinaison de deux mots français : mort‐gage. Le gage, c’est la mort, car c’est la fin de la possibilité de s’endetter.
Dans ce cadre, les droits d’inspiration religieuse introduisent une rupture.
C – Les droits d’inspiration religieuse
Dans une logique religieuse, il n’y a plus ni personne, ni construction de l’identité. L’identité de l’individu s’impose à lui par la naissance et le surdétermine au point de bloquer l’émergence de la personne et son corollaire, le principe d’égalité.
Comme le temps appartient à Dieu, il est interdit de stipuler un taux d’intérêt dans un contrat. L’individu ne peut donc chercher à s’enrichir. Soit il naît riche, soit il naît pauvre. Sa naissance comme son devenir sont finalement prédestinés. La justice procède d’obligations religieuses ; ainsi, chacun reste à sa place. C’est également pour cela que la psychanalyse a du mal à s’implanter dans les pays musulmans. Elle se heurte à deux obstacles : la prégnance du discours religieux qui privilégie une causalité religieuse des phénomènes psychiques à une interprétation scientifique ; l’absence d’un État de droit au sein duquel l’individu peut osciller entre son identité et sa personnalité. Bref, la religion repose sur une logique de domination dans laquelle celui qui a l’argent a le pouvoir dans le cadre des obligations que lui impose sa croyance. En cela, l’héritage n’est rien d’autre que la continuation de la logique de domination.
Nous comprenons ici qu’en même temps que l’endettement ne présente pas les mêmes particularités selon le système juridique, il influe sur la possibilité de transmettre des biens lors du décès et, plus largement, sur les relations complexes que noue l’individu avec la société. Ce qu’il est commun d’appeler la crise des valeurs peut alors être lu comme la conséquence d’un système juridique qui n’arrive plus à trouver un équilibre entre personne et identité.
III – La rupture du lien entre patrimoine, personne et identité ou la crise de la transmission
Comment s’effectue la remise en cause d’un système juridique ?
Le droit français dont la logique patrimoniale repose sur l’équilibre entre créances et dettes subit une profonde contestation par le biais des dernières réformes adoptées. Cette contestation le rapproche sensiblement des droits anglo‐saxons au risque, paradoxalement, de le faire basculer vers une logique religieuse.
En effet, toutes les réformes récentes visent à développer une économie d’endettement. Il en va du mécanisme de l’hypothèque rechargeable qui permet, comme son nom l’indique, de faciliter le renouvellement de l’endettement de l’individu mais également au niveau des entreprises de la réforme de la sous-capitalisation des entreprises de façon à limiter les conséquences fiscales d’un endettement trop élevé des entreprises ou encore de la réforme permanente du surendettement pour éviter que la machine ne s’enraye. Sans compter la volonté d’acculturer des techniques juridiques étrangères à la logique française, comme le trust par le biais de la fiducie ou l’introduction dans le Code civil de la possibilité pour le juge de réviser le contrat en cas de changements des circonstances économiques. Il se dessine ainsi une attraction pour la logique de common law qui contredit le lien entre personne et patrimoine : si l’endettement devient la norme de comportement, la logique patrimoniale perd de sa substance.
Cela coïncide avec ce que l’on appelle l’émergence des revendications communautaristes : dans un système où prime la référence à la personne, règne le principe d’égalité ; dans un système où prime la référence à l’identité, règne le principe de non‐discrimination. L’enjeu du social, de l’invention du social, c’est l’effacement de l’identité au bénéfice de la personne – la personne est, pour reprendre l’étymologie, le masque qui permet l’illusion de l’égalité ; l’enjeu du vivre ensemble, c’est l’affirmation de l’identité au détriment de la personne, quitte à créer des inégalités ou des situations dans lesquelles l’individu tombe le masque et s’affiche en revendiquant ses caractéristiques religieuses ou sexuelles. Quelle est alors la norme commune ? L’interdiction d’un signe religieux vise à promouvoir la personne sur l’identité ; elle est critiquée ou contestée comme constituant une atteinte à la vie privée ou la concrétisation d’une discrimination.
Finalement, seuls importent la contrepartie financière et le contrat qui l’encadre quel que soit le domaine. En matière de gestation pour autrui, le professeur Fabre-Magnan a parfaitement démont(r)é cette dynamique derrière ses apparences de juridicité : « L’enfant est (…) bien dû en contrepartie du prix versé par les parents d’intention. Et, réciproquement, la somme d’argent est due par les parents en contrepartie de la délivrance de l’enfant, ce qui, en droit, est la définition du prix »30. L’auteur pose ensuite la question du montant de l’indemnisation octroyée et souligne que, au nom de l’intérêt de l’enfant, comme la mère porteuse dispose de peu de moyens financiers, elle n’a aucune chance de se voir reconnaître le lien de filiation. La conclusion est sans appel : “La société est aujourd’hui obsédée par les discriminations, et elle est prompte à qualifier comme telles toutes les différences faites entre les personnes, sauf lorsqu’il s’agit de discriminations par l’argent” »31.
La situation de crise, la situation d’instabilité qui en résulte provient alors du décalage culturel existant entre les prétentions d’un système juridique supposé centré sur la figure de l’égalité et sa contestation au nom de l’identité dans un contexte de surendettement. Le patrimoine qui ne permet plus de transmettre renvoie la personne à sa seule finalité : la consommation. Le pervers, figure cardinale de notre société, c’est celui dont la jouissance couvre à la fois son être et son avoir.
De sorte que, si les droits continentaux comme de common law se rapprochent des droits d’inspiration religieuse, c’est parce que finalement la soumission, c’est ce qui reste quand un système juridique n’arrive plus à articuler la béance entre personne et identité. D’où l’ironie dans le roman de Michel Houellebecq : l’individu soumis pour satisfaire ses besoins32.
Notes de bas de pages
-
1.
J. Laplanche, J.‐B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, 2007, Paris, PUF.
-
2.
P. Legendre et A. Papageorgiou-Legendre, Leçons IV, suite 2 :Fondement généalogique de la psychanalyse, 1990, Fayard, p. 56.
-
3.
Les travaux de P. Legendre mettent l’accent sur la filiation en tant que construction juridique et institutionnelle qui fonde l’autorité et la transmission du savoir. Ils ne prennent pas en compte le support de la filiation, le patrimoine, mais sa manifestation sociale première : le nom de famille. Or, cette transmission ne prend sens qu’en raison d’une transmission patrimoniale ; v. M. Bloch, La société féodale, disponible en ligne.
-
4.
Rép. civ. Dalloz, Vo Patrimoine, 2016, mise à jour 2025, A. Sériaux.
-
5.
E. Fromm, Avoir ou Être ?, 1978, Robert Laffont, p. 139.
-
6.
E. Balibar, L’invention du surmoi Freud et Kelsen 1922. Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, 2011, PUF, p. 383-434.
-
7.
S. Freud, Totem et tabou, 1912, p. 88, disponible en ligne, S. Jankelevitch (trad.).
-
8.
H. Kelsen, Théorie pure du droit, éd. 1953, La Baconnière, p. 99, H. Thevenaz (trad.).
-
9.
En dépit d’une structure familiale complexe, Freud ne se livre ni à une critique ni à une analyse de la figure d’Antigone alors que celle-ci est la fille d’Œdipe et de la reine Jocaste, soit le fruit d’un inceste, et que c’est son frère, Jocaste, qui décide de sa mise à mort alors même qu’elle est fiancée avec son fils.
-
10.
Pour une illustration, J. Lacan, Écrits, 1966, Seuil, p. 277 : « N’est-il pas sensible qu’un Lévi‐Strauss, en suggérant l’implication des structures du langage et de cette part des lois sociales qui règle l’alliance et la parenté, conquiert déjà le terrain même où Freud assoit l’inconscient ? … La loi primordiale est donc celle qui en réglant l’alliance superpose le règne de la culture au règne de la nature livré à la loi [?] de l’accouplement. L’interdit de l’inceste n’en est que le pivot subjectif ». [Cette « loi » étant] « identique à un ordre de langage ».
-
11.
P. Legendre, disciple de J. Lacan, La passion d’être un autre. Étude pour la danse, 1978, Seuil, 2000, p. 12 : « La loi » est ce « concept éminemment analytique par lequel nous sommes introduits au fonctionnement du mythe, de cet ordre textuel où se définit le dogme social notifiant l’amour du pouvoir ».
-
12.
A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, 1990, Gallimard, p. 105.
-
13.
G. Hegel, Philosophie du droit, 1820, n° 144, 1991, éd. Vrin, R. Derathe (trad.).
-
14.
V. les interventions de P. Legendre, à propos du pacte civil de solidarité, la version antérieure au mariage pour homosexuels ; Entretien avec A. Spire, in Le Monde, 23 oct. 2001 : « Instituer l’homosexualité avec un statut familial, c’est mettre le principe démocratique au service d’un fantasme. C’est fatal dans la mesure où le droit, fondé sur le principe généalogique, laisse la place à une logique hédoniste héritière du nazisme ».
-
15.
H. Marcuse, Eros et civilisation, 1968, Minuit.
-
16.
W. Reich, La révolution sexuelle, 1993, Bourgois.
-
17.
Le revenu disponible brut (RDB) est la part des revenus dont dispose un ménage pour consommer, épargner ou investir (définition INSEE) après avoir réglé ses cotisations sociales et impôts directs.
-
18.
Taux d’endettement des agents non financiers – Comparaisons internationales – 2024-Q3,https://lext.so/fvowLY.
-
19.
Statista, « Nombre de personnes à qui ont été prescrits des antidépresseurs, des anxiolytiques, des neuroleptiques et des hypnotiques en France en 2021, par sexe et par type de médicament prescrit », https://lext.so/3kJuDw.
-
20.
Dans le même sens, à propos de la situation en Grèce, J.-F. Gayraud, L’art de la guerre financière, 2016, Odile Jacob, p. 184.
-
21.
T. Szasz, Hérésies, 1978, Payot, p. 130, F. Verne (trad.).
-
22.
Rép. civ. Dalloz, Vo Patrimoine, 2016, mise à jour 2025, A. Sériaux.
-
23.
S. Quillet, Le prix à payer, 2021, Les liens qui libèrent, p. 156.
-
24.
Rép. civ. Dalloz, Vo Patrimoine, 2016, mise à jour 2025, A. Sériaux.
-
25.
N. Prieur, B. Prieur, La famille, l’argent, l’amour. Les enjeux psychologiques des questions matérielles, 2016, Albin Michel, p. 347.
-
26.
S. Dupont, La famille aujourd’hui : Entre tradition et modernité, 2017, Éditions Sciences Humaines, Petite bibliothèque.
-
27.
G. Akerlof et R. Shiller, Marchés de dupes : L’économie du mensonge et de la manipulation, 2016, Odile Jacob, C. Jaquet (trad.).
-
28.
A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. 1, 1835, première partie, chapitre 3.
-
29.
Nous regretterons bien évidemment que l’auteur élude l’importance de la structure juridique dans la détermination des comportements individuels : F. Bardou, Slate, « Pourquoi la France n’a pas la culture du coming out », 15 déc. 2014, https://lext.so/6FJGEN.
-
30.
M. Fabre-Magnan, La gestation pour autrui, fictions et réalités, 2013, Fayard, p. 27.
-
31.
M. Fabre-Magnan, La gestation pour autrui, fictions et réalités, 2013, Fayard, p. 66.
-
32.
M. Houellebecq, Soumission, 2015, Flammarion.
Référence : AJU017g0
