Mariage polygamique : entre nullité et inopposabilité
En droit international privé, les mariages polygamiques soulèvent, et continueront de soulever des questions quant à leur opposabilité en France du fait du flux d’immigrés en provenance de pays qui reconnaissent la polygamie. En ce domaine, on sait que les juridictions françaises ont longtemps raisonné en termes de contrariété à l’ordre public mais récemment, la jurisprudence avait évolué pour considérer que tant que le second mariage n’avait pas fait l’objet d’une action en nullité, il devait produire ses effets en France. Dans la présente affaire, la Cour de cassation ne reprend pas cette solution et recourt à la notion d’ordre public pour conclure à l’inopposabilité d’un mariage polygamique en France. Il faut dire que la situation était particulière car le mari polygame était de nationalité française. L’arrêt permet donc de refaire le point sur la question des reconnaissances des mariages polygamiques en France.
Cass. 1re civ., 19 oct. 2015, no 15-50098
La monogamie a été qualifiée par l’illustre Jean Carbonnier de « clé de voûte de la civilisation juridique européenne »1. L’article 147 du Code civil fulmine d’ailleurs l’interdiction absolue de la bigamie. D’où sans doute l’embarras face aux mariages polygamiques célébrés à l’étranger dont les époux entendent se prévaloir en France.
La question n’est pas nouvelle2. Il n’est pas si rare qu’un homme de confession musulmane se marie en France puis une seconde fois dans son pays d’origine avec une compatriote. Dans une telle hypothèse, le second mariage célébré à l’étranger est néanmoins valable car il est conforme à la loi personnelle des deux intéressés. On sait en effet que les conditions de fond du mariage sont gouvernées par la loi personnelle de chaque époux, ce qui conduit, lorsque les époux sont de nationalité différente, à une application distributive des lois nationales. Toutefois, en ce qui concerne la qualité des futurs conjoints, il existe des empêchements bilatéraux, et l’on doit alors appliquer cumulativement les deux lois. Il suffit donc que la loi personnelle d’un des futurs époux prohibe le mariage avec une personne déjà mariée pour que le mariage ne soit pas valable. Ainsi, on a pu considérer que le second mariage d’un Franco-Algérien avec une Algérienne, célébré en Algérie, n’était pas valable en France et ne pouvait produire aucun effet car l’intéressé s’était déjà marié une première fois en Algérie avec une Algérienne3.
Dans l’arrêt sous commentaire, un Français avait épousé une Algérienne en Algérie en 1971 alors qu’il était déjà marié à une Française. Il avait ensuite divorcé en 1973 de la première épouse. Puis, trente ans plus tard, il a sollicité la transcription de son mariage célébré en Algérie sur les registres consulaires français. Peut-être pensait-il être redevenu de fait « monogame », mais c’était un mauvais calcul car bien qu’au moment de sa demande il n’avait plus qu’une seule épouse, la polygamie s’apprécie au jour de la célébration du mariage et la dissolution du premier mariage par un divorce prononcé ultérieurement à la seconde union ne permet pas de régulariser la situation4.
Or, à défaut de transcription, le mariage d’un Français célébré à l’étranger est inopposable aux autorités françaises, ce qui se révèlera un obstacle non négligeable pour obtenir un titre de séjour ou instruire une demande de nationalité française pour l’épouse étrangère.
En cas de doute sur la régularité d’un mariage célébré à l’étranger, les autorités consulaires françaises peuvent surseoir à la transcription et informer le ministère public qui se prononcera dans les six mois5 ; et en cas d’opposition, les époux peuvent alors saisir le tribunal de grande instance. C’est sans doute ce qui s’est passé dans l’affaire sous commentaire.
Toutefois, les juges du fond avaient ordonné cette transcription car certes le mariage célébré en Algérie, alors que l’époux de nationalité française était déjà marié en France, était susceptible d’être frappé de nullité pour bigamie en France mais, l’action en nullité était prescrite. La célébration du mariage litigieux remontait effectivement à plus de trente ans. Dès lors, à défaut de nullité virtuelle du mariage polygamique, il fallait lui faire produire ses effets en France.
La Cour de cassation censure la cour d’appel au visa de l’article 6 du Code civil ensemble l’article 423 du Code de procédure civile, en faisant appel à la notion d’ordre public. Elle ne raisonne donc pas en termes de nullité mais en termes de contrariété à l’ordre public, ce qui n’est pas sans rappeler la méthode de raisonnement inaugurée il y a une trentaine d’années dans l’affaire Baaziz. Toutefois, cette méthode paraissait avoir été délaissée récemment. L’arrêt est donc l’occasion de revenir sur la distinction entre nullité et inopposabilité du mariage polygamique (I). En l’espèce, on peut en déplorer les conséquences pour la seconde épouse qui était peut-être dans l’ignorance de la situation au moment de son mariage (II).
I – Entre nullité et inopposabilité du mariage polygamique
L’affaire Baaziz est bien connue des internationalistes. Un Français marié à une Française avait obtenu la nationalité algérienne au moment de l’accession à l’indépendance de l’Algérie puis il avait épousé une Algérienne dans son pays. Le second mariage célébré entre les deux époux dont le statut personnel admettait la polygamie avait été jugé valable6. En revanche, lorsque quelques années plus tard, au décès du mari, la seconde épouse avait prétendu à la moitié de la rente de réversion, elle s’était vue opposer l’exception d’ordre public. En définitive, la situation juridique créée à l’étranger impactait la situation juridique de l’épouse en France, ce qui justifiait le déclenchement de l’exception d’ordre public7. L’ordre public de proximité était donc venu au secours de la première épouse française. En réalité, il convenait de raisonner en deux temps ; d’abord, juger de la validité du mariage polygamique, puis vérifier que les effets de la situation créée à l’étranger ne heurtaient pas l’ordre public international français, pour, le cas échéant, lui faire produire ses effets, ou bien dans le cas contraire, le déclarer inopposable en France.
Cette solution avait été critiquée par certains auteurs8, qui soulignaient qu’admettre la validité d’une union pour ensuite lui refuser ses effets revenait, indirectement, à une remise en cause de l’union.
Récemment, plusieurs arrêts ont paru recentrer le débat sur la seule question de la nullité de l’union polygamique. C’est ainsi que la Cour de cassation a affirmé à plusieurs reprises, notamment à propos des rentes de réversion des veuves, que tant que le second mariage n’avait pas fait l’objet d’une décision prononçant sa nullité, celui-ci devait produire ses effets en France9.
Ces arrêts ont pu inspirer la cour d’appel de Rennes dans la présente affaire. Celle-ci s’était en effet focalisée sur la question de la nullité du second mariage. Cette union n’avait pas fait l’objet d’un recours en nullité. Mieux, l’action en nullité était prescrite. S’agissant d’une nullité absolue, plus de trente ans s’étaient écoulés depuis la célébration du mariage litigieux. En bonne logique, il fallait donc transcrire le mariage sur les registres consulaires.
La Cour de cassation saisie par le ministère public censure néanmoins l’arrêt d’appel. Au visa de l’article 6 du Code civil et de l’article 423 du Code de procédure civile, la haute juridiction considère que le ministère public pouvait s’opposer à la transcription en raison de l’atteinte à l’ordre public causé par le mariage d’un Français à l’étranger sans dissoudre la première union.
On serait tenté de croire qu’il y a là un retour en arrière par rapport aux solutions les plus récentes consacrées par la Cour de cassation. Cependant, ici la situation était particulière, le mari n’était pas de statut polygame puisqu’il s’agissait d’un Français, et la première épouse était également Française. Serait-ce un arrêt d’espèce ? Dans ce cas, pourquoi prendre la peine de le destiner à publication et de le diffuser sur le site internet de la Cour de cassation ? En outre, lorsqu’il s’agit d’évincer une loi ou une situation créée à l’étranger au nom de l’ordre public international, les arrêts de la Cour de cassation visent l’article 3 du Code civil. Ici, la cassation est prononcée au visa de l’article 6.
À la réflexion, la solution inaugurée par la Cour de cassation est inédite et ne remet pas en cause la jurisprudence rendue à propos des couples dont le mari de statut polygame épouse une seconde femme dans son pays d’origine. Le visa de l’article 6 dédié à la prohibition des conventions contraires aux lois de police n’a sans doute pas été choisi par hasard. En l’espèce, il s’agissait d’un Français qui s’était marié en France avec une Française puis s’était rendu en Algérie où il avait épousé une Algérienne. On sait que l’article 147 du Code civil est érigé au rang de loi de police pour s’opposer en France à la célébration d’un mariage polygamique alors même que le statut personnel des intéressés le permettrait, mais par le présent arrêt, la Cour de cassation pourrait avoir implicitement étendu la solution à l’hypothèse où, bien que célébré à l’étranger, le mariage polygamique intéresse un Français ? Ce qui justifierait l’inopposabilité d’un tel mariage célébré en fraude d’une loi de police… Évidemment, il ne s’agit là que d’une interprétation toute personnelle qui reste à confirmer à l’avenir. Si on approuve cette façon de voir, on ne peut s’empêcher cependant de relever la sévérité des conséquences qui en découlent pour la seconde épouse.
II – L’impact de la solution
Certes ici, en tout état de cause, l’action en nullité était prescrite, les époux sont donc dans une impasse. Ils devront divorcer en Algérie, puis à supposer que le divorce ne fasse l’objet d’aucune contestation de sa reconnaissance en France, ils devront se remarier.
Quoi qu’il en soit, l’inopposabilité du second mariage entraîne des conséquences plus sévères que sa nullité. En effet, la nullité emporte anéantissement rétroactif du mariage. Les intéressés peuvent se remarier sans devoir passer par une procédure de divorce. En outre, le conjoint de bonne foi peut solliciter le bénéfice du mariage putatif. À cet égard, la bonne foi s’apprécie au jour de la célébration10, et se présume, de sorte que ce sera à l’autre partie d’apporter la preuve de la mauvaise foi. Et, les juges apprécient souverainement cette preuve11. Or il est probable que dans une situation comme celle qui a donné lieu à l’affaire qui nous occupe, l’épouse Algérienne était dans l’ignorance de la situation au moment où elle s’est mariée.
Au contraire, en cas de mariage inopposable, il n’est pas possible de bénéficier du mariage putatif.
Quoi qu’il en soit, on remarquera que l’arrêt est rendu à propos d’un mariage célébré avant le 1er mars 2007, date d’entrée en vigueur de la loi du 14 novembre 2006 qui a créé dans le titre V du livre Ier du Code civil un chapitre II bis intitulé : « Du mariage des Français à l’étranger »12. Dorénavant, avant la célébration du mariage par une autorité étrangère, les époux français ont l’obligation d’obtenir, « un certificat de capacité à mariage » auprès de l’autorité diplomatique compétente au regard du lieu de célébration13. Ce certificat de capacité matrimoniale est exigé pour établir que les conditions de fond de la loi française sur le mariage sont bien satisfaites. Il faut ajouter que si l’autorité diplomatique ou consulaire soupçonne une cause de nullité du mariage elle devra en avertir le ministère public qui pourra alors s’opposer au projet d’union. Certes cela ne fera obstacle à la célébration dès lors qu’elle est assurée par une autorité locale étrangère mais cela empêchera la transcription sur les registres de l’état civil français14 et donc empêchera de rendre le mariage opposable aux autorités françaises.
La sanction de l’inopposabilité consacrée par le texte est aussi celle qui a été privilégiée dans l’espèce du 19 octobre 2016. S’agit-il d’une coïncidence ?
Quoi qu’il en soit, la loi du 14 novembre 2006 permet un contrôle a priori de la validité au fond d’un mariage conclu par un Français à l’étranger avec une personne de nationalité étrangère, ce qui devrait contribuer à ce que des situations telles que celle de la présente affaire soient très rares.
Notes de bas de pages
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1.
Carbonnier J., Droit civil, t. II, 1979, PUF, Thémis, n° 18.
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2.
Cass. 1re civ., 28 janv. 1958, Grands Arrêts nos 30-31.
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3.
Cass. 1re civ., 9 nov. 1993, n° 91-19310 : Rev. crit. DIP 1994, p. 644, note Kerkhove E.
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4.
Cass. 2e civ., 14 mars 2013, n° 11-27903.
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5.
Lemouland J.-J., « Les conditions de forme du mariage », in Murat P. (dir.), Droit de la famille, 2016, Dalloz Action, chap. 13.
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6.
Cass. 1re civ., 17 févr. 1982, n° 80-17113 : JDI 1983, p. 606, note Kahn P. ; Rev. crit. DIP 1983, p. 275, note Lequette Y.
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7.
Cass. 1re civ., 6 juill. 1988, n° 85-12743 : Rev. crit. DIP 1989, p. 71, note Lequette Y.
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8.
Lequette Y., note sous l’arrêt Baaziz, in Rev. crit. DIP 1989, p 71 et s. (spéc. p. 77) ; Bischoff J.-M., « Le mariage polygamique en droit international privé », Trav. du com. français de DIP, 1980-1981, p. 91 et s.
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9.
Cass. 2e civ., 9 oct. 2014, n° 13-22499 ; Cass. 2e civ., 15 févr. 2015, n° 13-19751 : Rev. crit. DIP 2015, p. 621, note Rasler E. ; Cass. 2e civ., 5 nov. 2015, n° 14-25565 : JDI 2016, n° 2, p. 7, note Fage M.
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10.
Cass. 1re civ., 20 mai 2013, n° 12-25897 : Dr. famille 2014, comm. 3, note Binet I.-R.
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11.
Cass. 1re civ., 15 févr. 2012, n° 11-10993 : D. 2012, p. 975, note Lemouland J.-J. et Vigneau D. ; RTD civ. 2012, p. 295, note Hauser J.
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12.
Pour un aperçu, v. Bidaud-Garon C. et Nourissat C., « Des conditions du mariage des français à l’étranger, variation sur la forme et sur le fond… ? », AJ fam. 2006, p. 447.
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13.
C. civ., art. 171-2.
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14.
C. civ., art. 171-4.