Jean-Luc Mélenchon, Premier ministre d’Emmanuel Macron ?

Alors qu’Emmanuel Macron vient tout juste d’être élu président de la République, ses adversaires politiques fourbissent déjà leurs armes dans l’attente des prochaines élections législatives. Certains se prêtant même à rêver de devenir son Premier ministre… Mais qu’en est-il  ? La Constitution de notre Ve République le permet-elle ? Trois spécialistes de la Constitution, Pierre Avril, Jean-Pierre Camby et Jean-Éric Schoettl nous font part de leur réflexion.

Jean-Luc Mélenchon, Premier ministre du deuxième quinquennat Macron ?

Si l’aspect insolite, voire provocateur, du propos tenu au soir du second tour par le dirigeant de la France Insoumise retient d’abord l’attention, cette hypothèse, politiquement et humainement ébouriffante, ne se heurterait à aucun empêchement constitutionnel. Dans certaines circonstances, peu probables mais non invraisemblables, elle s’imposerait.

Un tel scénario est constitutionnellement possible

Le scénario est juridiquement valide pour quatre types de raisons.

En premier lieu, aux termes de l’article 8 de la Constitution, le président de la République nomme le Premier ministre sans qu’aucune restriction d’aucune sorte ne s’impose à lui. À la différence des Républiques précédentes, où tout acte du président nécessitait un contreseing, la Constitution de la Ve République dispense de contreseing la nomination du chef du gouvernement (Const., 4 oct. 1958, art. 19). Cet acte ne connaît aucun juge (pas plus que les nominations des autres ministres, en dernier lieu CE, 3 août 2021, n° 443899), ne requiert aucune consultation et, contrairement aux systèmes reposant sur une investiture parlementaire, n’est pas soumis à l’approbation majoritaire de l’Assemblée nationale. Le choix de la personne du Premier ministre entre dans la catégorie des pouvoirs propres du président de la République. Cette première caractéristique, fondamentale, s’accompagne donc d’une ouverture plus large du spectre des possibles.

En deuxième lieu, il n’existe en France aucune loi, convention ou coutume selon laquelle le Premier ministre est le chef du parti politique vainqueur aux élections à l’Assemblée nationale. En Grande-Bretagne, cette règle, véritable convention de la Constitution (V. Pierre Avril, Les conventions de la Constitution, PUF, 1997), ne s’est jamais démentie. Elle est d’ailleurs fort précise : c’est la majorité – en sièges – à la Chambre des communes qui désigne au monarque la personne du Premier ministre. Le gouvernement y est l’émanation de la majorité issue des urnes, sans distorsion possible. Le chef de la majorité est toujours le chef du gouvernement. Toute autre est la situation en France. Le président est libre de son choix. Il n’est même pas tenu de nommer un parlementaire : Georges Pompidou, Raymond Barre, Dominique de Villepin, ne l’étaient pas avant leur nomination. Le président n’est donc pas contraint, par la majorité issue des élections législatives, de désigner une personne issue de ses rangs, sauf – on va y venir – si cette majorité, distincte de celle qui l’a élu, renverse un nouveau gouvernement qui ne lui agréerait pas.

Troisièmement, le rythme électoral n’exclut lui non plus aucune possibilité. Le septennat était sujet à critique notamment parce qu’aucun Premier ministre ne « tenait » pendant toute la durée du mandat présidentiel. Cet argument pesa en faveur du quinquennat. Mais, même avec le quinquennat, la stabilité du Premier ministre est tout sauf assurée. Le quinquennat de François Hollande montre que le président peut changer de Premier ministre à plusieurs reprises au sein de la même majorité. Le premier quinquennat d’Emmanuel Macron indique que ni la composition de la majorité, ni ses susceptibilités ne pèsent vraiment sur le choix opéré par le chef de l’État. Les scissions, les frondes sont toujours possibles au sein de la majorité, mais elles n’ont pas, jusqu’ici, remis en cause la personne du Premier ministre.

Enfin, il faut souligner que la latitude présidentielle pour nommer le chef du gouvernement s’accompagne d’une possibilité de révocation tout aussi marquée. Contrairement à l’interprétation du général de Gaulle devant le comité consultatif constitutionnel, démentie par la pratique qu’il a lui-même commencée, nomination et révocation vont de pair. Ce mode de fonctionnement fut explicité selon une formule célèbre par Jacques Chaban-Delmas : « Que serait le Premier ministre, nommé par le président de la République, pour diriger le gouvernement dans le sens des orientations définies par ledit président, que serait ce Premier ministre qui s’accrocherait à son poste, qui se dresserait contre le chef de l’État ? Ah ! Monsieur Mitterrand, ce serait un triste sire » (Débats AN, 2e séance du 15 octobre 1970, p. 4339. L’intéressé démissionna le 5 juillet 1972 à la demande du chef de l’État) ! Si la Constitution ne confère au président de la République aucun pouvoir de révocation, il existe ainsi une convention de la Constitution instaurée par le Général et confirmée par ses successeurs aux termes de laquelle le Premier ministre est responsable devant le président. Elle fut explicitement confirmée par Pierre Mauroy (V. Les conventions de la Constitution, PUF, 1997, p. 114). Comme toutes les conventions, règles politiques non écrites, elle dépend de la situation. Elle est même neutralisée en cas de cohabitation, durant laquelle la question de la révocation du Premier ministre ne s’est naturellement jamais posée. Le président pourrait alors chercher à reprendre la main par une dissolution, avec cependant un risque politique majeur s’il est alors désavoué. Hormis ces périodes, le gouvernement est doublement responsable : constitutionnellement et rarement devant l’Assemblée nationale (comme dans la plupart des démocraties représentatives, cette responsabilité ne se manifeste en effet concrètement qu’en cas de renversement de majorité) ; effectivement et fréquemment devant le chef de l’État. La Ve République obéit ainsi apparemment à un schéma de parlementarisme dualiste, mais, en fait, ce sont les relations au sein de l’exécutif – que l’on songe au couple Pompidou-Chaban Delmas, Giscard d’Estaing-Chirac, Mitterrand-Rocard, ou Sarkozy-Fillon – qui, hormis les cohabitations, expliquent les changements de personnes.

Ce scénario pourrait même s’imposer

À n’en pas douter, dans le scénario ici exploré, le couple baroque formé par Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon fonctionnerait de façon conflictuelle. Imaginer que le premier décide de nommer le second, c’est-à-dire l’un de ses adversaires les plus farouches, relève donc de l’hypothèse d’école.

Mais les hypothèses d’école peuvent se réaliser. Tel serait le cas si la majorité issue des élections législatives de juin avait pour leader ce farouche adversaire d’Emmanuel Macron qu’est Jean-Luc Mélenchon.

Si les trois cohabitations que la Ve République a connues se sont déroulées sous le régime du septennat, les circonstances actuelles rendent possible une majorité hostile au président dès le début du quinquennat. La faiblesse de la participation, le pourcentage élevé des bulletins blancs et nuls (8,5 %), les suffrages exprimant au second tour le rejet du candidat battu plutôt que l’adhésion au candidat vainqueur, tout cela montre que l’actuel chef de l’État, quoique vainqueur incontestable dans les urnes, ne suscite pas un engouement majoritaire dans le pays. Il faut y ajouter le climat général de rejet des institutions, le mal-être économique et social, de possibles désordres civils et, surtout, la conclusion d’un accord électoral des gauches mélenchoniste, hamoniste, socialiste, communiste et écologiste présentant des candidats uniques au premier tour et jouant ainsi sur le levier offert aux coalitions par le scrutin uninominal majoritaire à deux tours.

Il serait certes paradoxal de voir le peuple opérer deux choix politiques opposés à deux mois d’écart et refuser au nouveau chef de l’État les moyens de gouverner. En ces temps incertains de perte des repères et mobilisation électorale aléatoire, l’hypothèse ne peut être cependant écartée. Que l’électorat change de cap entre avril et juin 2022 pourrait aussi s’expliquer par le fait que les deux élections n’ont pas les mêmes ressorts. Les électeurs ne pensent pas nécessairement à la gouvernance nationale lorsqu’ils choisissent leur député. Les enjeux locaux, l’appréciation du bilan du mandat des sortants, la disponibilité, les personnalités sont des facteurs déterminants du choix de l’électeur aux législatives. Chacun voit que la reconduction d’Emmanuel Macron à l’Élysée, si nette qu’elle soit arithmétiquement, se fait dans un climat autrement plus morose et plus incertain que son élection de 2017. Chacun observe que la progression du Rassemblement national au deuxième tour, comme les résultats de Jean-Luc Mélenchon au premier, révèlent un fractionnement inédit du corps électoral. Les progrès et la pugnacité des adversaires d’Emmanuel Macron leur promettent une représentation plus ample qu’auparavant.

L’hypothèse d’un vainqueur des élections législatives distinct du vainqueur de l’élection présidentielle n’étant pas exclue, quelles options s’offriraient au président pour nommer le Premier ministre ? Elles ne sont pas très larges. Si le chef de l’État n’est pas contraint constitutionnellement par la majorité parlementaire, il ne peut en effet ignorer celle-ci. Son choix est juridiquement libre, mais politiquement lié. Nommer une personnalité autre que l’homme fort de la nouvelle Assemblée nationale ? Ce serait ignorer que, si le Premier ministre nouvellement nommé déplaisait à une majorité hostile au chef de l’État, celle-ci ne manquerait pas d’adopter une motion de censure ou de rejeter une déclaration de politique générale, ce qui contraindrait le gouvernement à présenter sa démission.

En cas de cohabitation (c’est-à-dire de divergence entre majorités présidentielle et parlementaire), le régime retrouve une logique de fonctionnement parlementaire : le chef de l’État nomme celui qui apparaît comme le leader naturel du parti vainqueur, s’il y en a un, ou le moins susceptible de déplaire à une conjonction de groupes mutuellement adverses, mais capables de joindre leurs voix pour renverser le gouvernement. La cohabitation a imposé Jacques Chirac à François Mitterrand en 1986, Édouard Balladur au même François Mitterrand en 1993 et Lionel Jospin à Jacques Chirac en 1997. En cas de majorité relative ou de majorité de coalition, ce choix est certes moins contraint pour l’hôte de l’Élysée (1988), mais il reste moins libre que lorsque sa majorité est confortable.

La conjoncture politique prend alors le pas sur le libre arbitre présidentiel et le président se retire de la conduite du jeu parlementaire (il perd notamment toute possibilité d’impulsion législative). La cohabitation entraînant l’application de « la Constitution, toute la Constitution, rien que la Constitution », selon le message de François Mitterrand au Parlement en 1986, le président doit remplir sa mission « d’assurer par son arbitrage le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ». Il devrait s’ensuivre que le président remplit sa mission d’assurer « par son arbitrage le fonctionnement régulier des pouvoirs publics » comme l’exprime l’article 5, selon une formule que son ambiguïté même prête à interprétation selon les circonstances… Et non qu’il devienne chef de l’opposition ! Si Jacques Chirac en 1986 et ses successeurs ont toléré un président frondeur c’est parce qu’ils voulaient succéder au titulaire et donc éviter une crise.

Le pari de la cohérence, sur lequel repose le quinquennat, sera-t-il encore gagné en juin 2022 ? Tel est la grande question posée par le prochain scrutin. Si tel n’était pas le cas et qu’une majorité de députés hostile au chef de l’État se dégageait en juin (pouvant s’entendre ou non pour former un gouvernement, c’est une autre affaire), la Ve République perdrait l’un de ses grands acquis : la stabilité de l’exécutif, jusqu’ici acquise par la cohérence et la clarté des choix des électeurs. Le régime n’a connu que 23 Premiers ministres à ce jour, à comparer aux 108 gouvernements de la Troisième République, alors que leurs longévités respectives sont en passe de s’égaler. Le rôle structurant qu’a joué, pour les institutions, depuis 1962, l’élection présidentielle s’en trouverait fragilisé.