Coupures et Encore plus, partout, tout le temps : des « ennemis du peuple » contemporains

Publié le 10/06/2022

Coupures de la compagnie La Poursuite du Bleu et Encore plus, partout, tout le temps du collectif L’Avantage du doute ont en commun de dénoncer les maux démocratiques de notre époque, mettant en valeur avec humour de nouveaux rebelles au temps des antennes-relais et de la collapsologie.

Après son très joli conte écologiste et anticapitaliste Melone Blu1, la compagnie La Poursuite du Bleu prolonge son engagement pour la protection de l’environnement2 et la dénonciation de tous les types de compromission avec la pièce Coupures écrite par Paul-Eloi Forget et Samuel Valensi.

À partir de données factuelles vraisemblables, reposant sur un important travail documentaire et largement juridique (notamment à partir des travaux de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur l’impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables, sur la transparence des financements et sur l’acceptabilité sociale des politiques de transition énergétique3), les auteurs ont créé une fiction centrée autour du projet de l’installation d’antennes-relais dans une petite commune rurale dont le maire va être mis face aux limites de ses compétences et à la réalité de la puissance des intérêts politiques quand ils sont tenus par des enjeux économiques d’envergure.

Coupures, encore plus que Melone Blu, appartient incontestablement au genre du théâtre citoyen. La dénonciation de la force des lobbys et des grands groupes industriels n’est pas inédite ; elle a même irrigué de nombreuses œuvres artistiques qui ont visiblement été des sources d’inspiration pour ce spectacle, tels dans la sphère cinématographique l’émouvant Petit paysan (2017) de Hubert Charuel et l’étonnant Woman at war (2018) de Benedikt Erlingsson. Mais on pense aussi et surtout dans la sphère théâtrale au puissant et si moderne Un ennemi du peuple d’Ibsen. À l’instar du dramaturge norvégien, les auteurs de Coupures mettent l’accent sur le déficit démocratique patent lors des prises de décision qui ont un impact sur les populations locales et mettent en évidence les manipulations opérées, sur ces dernières, par des chantages économico-sociaux qui impliquent les responsables politiques. Les auteurs érigent comme Ibsen une figure de résistance, qui a de la chair, de l’humanité, de la sensibilité face à l’apparent monstre froid et implacable du pouvoir étatique. Si Un ennemi du peuple est un modèle de dénonciation de la notabilité et de ses facilités corruptrices, Coupures y ajoute la question moins fréquente au théâtre des rapports de force hiérarchiques entre les différents échelons institutionnels, qui conduisent à la prise de décision politique. Les auteurs parviennent ainsi, dans une construction dramaturgique élaborée à deux temporalités, à souligner l’impact insignifiant des consultations locales en enchâssant le récit dans une réflexion interactive avec le public qui est interpellé d’emblée : « Est-ce que vous avez l’impression que votre voix compte ? » S’ensuit, juste avant le début du récit, un discours qui pourrait être qualifié de démagogique, sur la déception populaire inévitable après chaque élection, qui fait particulièrement mouche au sein du public en cette période électorale française.

Frédéric, jeune père et maire, agriculteur écolo (ce qui est loin de relever de l’évidence) engagé dans sa commune pour les pistes cyclables, le recyclage et les circuits courts a donné son autorisation à l’implantation d’antennes-relais 5G. La pièce commence par la fin, en soumettant au public cette improbable contradiction, pour mieux lui expliquer par un retour en arrière sur la genèse de l’histoire, entrecoupée de scènes qui s’efforcent d’être didactiques tout en étant extrêmement comiques pour un grand nombre, le processus de décision très particulier dans ce domaine de l’exploitation des antennes-relais (réglementé par le Code des postes et des communications électroniques, nécessitant simplement une information préalable des habitants de la commune).

Si les auteurs se focalisent un peu trop sur le personnage du préfet, ce qui est sans doute commode dramaturgiquement parlant pour mieux illustrer la figure de l’État, mais qui est inexact juridiquement puisque ce représentant de l’État sur le territoire n’a aucun rôle à jouer en matière d’autorisation relative à l’implantation locale d’antennes-relais, seul le ministre étant compétent, ils démontrent bien l’absence totale de pouvoir des autorités locales et en particulier municipales. Il en est de même des mobilisations citoyennes, en l’absence d’opposition du maire à la déclaration préalable de travaux, tentant de contester les implantations en formant des recours voués à l’échec devant les juridictions administratives, surtout depuis la loi dite ELAN du 23 novembre 2018 rendant les contestations contentieuses plus difficiles4. Car les exceptions (et les annulations) sont rares5 et elles sont largement soumises à l’appréciation des experts et non des élus. Les doutes en matière de santé publique ou d’atteinte aux paysages naturels avoisinants ne pèsent par ailleurs pas un grand poids face aux indemnisations promises aux propriétaires de terrains.

Au final, le maire « rêveur » est devenu pragmatique : celui qui rêvait au début de son mandat que « les gens s’indignent » fait se lever toute une salle de citoyens-spectateurs qui veulent que leurs voix comptent…

Il faut souligner enfin que la troupe ne se satisfait pas de donner des leçons environnementales par la voie théâtrale, elle joint le geste à la parole, puisqu’elle a anticipé depuis son précédent spectacle le récent rapport du Shift Project sur la culture6, élaboré dans le cadre du plan de transformation de l’économie française, en s’engageant dans une démarche durable et économique en énergie à l’instar d’autres compagnies s’étant récemment produites en France7.

Cette préoccupation de l’impact carbone en matière culturelle fait l’objet de la plus grande autodérision dans Encore plus, partout, tout le temps qui place notamment les préoccupations écologiques au cœur de son récit.

Encore plus, partout, tout le temps de la compagnie L’Avantage du doute est plus globalement un feu d’artifice des maux qui traversent notre siècle, et dont un grand nombre trouve leur source dans les précédents : la destruction de l’environnement, le patriarcat, le productivisme, mais aussi certains excès du féminisme et de l’écologie. La pièce loin d’être politiquement correcte pointe les travers de la société par le prisme de la collapsologie, anglicisme tiré du verbe s’effondrer et faisant référence à la chute inévitable de notre civilisation à court terme, parfois traduit en français par le néologisme « effondrisme » et qui se fonde sur un certain nombre de présupposés non scientifiquement démontrés. Tout cela, dans une scénographie foutraque, dont on ne retiendra ici que les inspirations les plus policées, comme les clins d’œil au monde platonicien ou à la philosophie antique avec les bouts de colonnes gréco-romaines et les toges de deux couples d’amis qui se lancent dans une disputatio des temps modernes. Il y a les optimistes, les inquiets et les Cassandre. Les discours culpabilisant sur l’écologie, qui ont suscité les procédés marketing bien connus sous l’anglicisme de greenwashing, mais également les fausses tolérances sur certains choix individuels comme le refus de la maternité, viennent altérer eux aussi et décourager les capacités d’une société à affronter les défis du monde de demain et notre responsabilité envers les générations futures, et à la solastalgie à laquelle on les a condamnées, tel l’ours blanc qui quitte la scène…

Notes de bas de pages

  • 1.
    Melone Blu, créé au Théâtre 13 en 2019, traite de la question de la disparition d’une ressource sur plusieurs générations.
  • 2.
    L’objectif central de la compagnie est d’« éveiller les consciences ». Elle s’était précédemment intéressée à la thématique du déclassement social dans L’inversion de la courbe travaillée avec Les Petits Frères des pauvres.
  • 3.
    AN, rapp. n° 2195, 25 juill. 2019, J. Aubert et M. Meynier-Millefert, 3 t.
  • 4.
    L. n° 2018-1021, 23 nov. 2018, portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique : JO, 24 nov. 2018.
  • 5.
    V. le rejet par ex. de ce motif par CAA Marseille, 5 févr. 2021, n° 20MA02206.
  • 6.
    Shift Project, Décarbonons la culture !, nov. 2021, 209 p. En ligne : https://lext.so/HqAN1w.
  • 7.
    Par ex., la compagnie québécoise le Cirque Barcode qui a présenté son spectacle De sueur et d’encre en avril 2022 au Montfort Théâtre.
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