À Bercy, le plus gros producteur de concerts en France s’attaque à la lutte contre les discriminations
Le 22 mars dernier, dans la salle mythique de l’Accor Arena, a eu lieu la première édition de la journée Convergence, organisée par Live Nation en partenariat avec la CCI et la Mairie de Paris. Le but de la journée : l’inclusion des femmes dans le milieu de l’événementiel et une meilleure inclusivité dans les métiers du spectacle. Tout un programme ! Retour sur cette première édition et les objectifs à court terme d’une telle prise de conscience.
C’était un événement inattendu, les invitations avaient été lancées quelques semaines auparavant à tous les professionnels du secteur de l’événementiel appartenant au carnet d’adresses de Live Nation France, premier producteur de concerts et festivals en France. Un monstre qui gère le festival Lollapalooza à l’hippodrome de Longchamps, les tournées d’artistes internationaux tels que Coldplay, Billie Eilish, Nicki Minaj, Depeche Mode ou U2.
L’objet de cette journée : l’inclusion des femmes dans le milieu de l’événementiel et l’accès aux métiers vers plus d’inclusivité. Au programme, des témoignages d’acteurs du secteur, des animations en réalité virtuelle pour prévenir le sexisme et le harcèlement au travail et des ateliers. Une façon d’échanger sur les meilleurs dispositifs à mettre en place et les pratiques à adopter pour mieux recruter ou combattre le sexisme en entreprise. « Le rôle de Convergence ce n’est pas seulement de parler mais de parler et d’agir », avait affirmé Angelo Gopee, directeur de Live Nation. Selon l’UNIMEV (Union Française des Métiers de l’Événement), le secteur totalise plus de 455 000 emplois directs et indirects en France et génère près de 65 milliards de chiffre d’affaires par an. La région Île-de-France se taille la part du lion de cette économie : une raison pour laquelle la CCI et la Mairie de Paris se sont jointes à cette initiative.
Qu’ils soient techniciens, producteurs, attachés de presse, managers, sous-traitants du spectacle, salariés du catering, les invités se sont pressés pour écouter plusieurs séances plénières. La première, intitulée : « L’inclusion des femmes dans les métiers de l’événementiel : un levier de performance économique ? », rassemblait Nicolas Dupeux (Paris Entertainement Company), Malika Séguineau (Ekhoscene), Jean-Philippe Thiellay (CNM), Charles Znaty (Medef) et Angelo Gopee (Live Nation). La deuxième table ronde élargissait le sujet en traitant : «L’accès aux métiers de l’évènementiel vers plus d’inclusivité », cette séance rassemblait des personnes peu habituées à se retrouver sur ces questions : Soumia Malinbaum, présidente de la CCI Paris, Afaf Gabelotaud, adjointe à la Mairie de Paris en charge des entreprises de l’emploi et du développement économique, Moussa Camara, président fondateur de « Les Déterminés », Sébastien Février, directeur adjoint Alternance et Inclusion à l’Afdas et Angelo Gopee.
Au-delà de ces perspectives aussi sociales qu’économiques, les participants ont pu écouter de nombreux témoignages, assister à des ateliers tout au long de la journée pour réfléchir collectivement à des solutions : quels dispositifs pour recruter des personnes non formées au secteur ? Parentalité, quelle place dans les structures événementielles, comment combattre le sexisme en entreprise. Les participants ont également pu entre autres, ressentir la violence du harcèlement de rue en réalité virtuelle.
« Le milieu de la culture a un vrai problème »
Au quotidien, Angelo Gopee, président de Live Nation France, est souvent présenté comme une représentation de la méritocratie à l’américaine. Dans un monde principalement dominé par les personnes issues du milieu du spectacle, des hommes blancs pour la plupart, ce fils d’un peintre en bâtiment et d’une femme de ménage mauriciens installés à Saint-Ouen est le visage français d’une société dotée capitalisée à plus de 20 milliards de dollars à Wall Street. La raison ? Son identité lui a permis de voir la mine d’or dans la culture hip hop, dénigrées par le monde de la musique. Avec cet événement Convergence, qu’il espère pérenne, il veut mettre les pieds dans le plat : « Le milieu de la culture a un vrai problème qui date depuis des années et qui est assez invraisemblable. Il n’y a pas assez de femmes, déjà. Beaucoup de choses sont sorties récemment sur les violences sexuelles et sexistes mais à mon sens nous n’avons pas suffisamment parlé d’une autre violence : le manque de femmes dans le milieu, sur scène et dans les instances dirigeantes. Même chose pour la diversité : dans mon secteur, je dirais que 1 à 2 % des personnes dirigeantes ne sont pas blanches et je trouve cela incroyable que l’on ne parle pas assez de ces sujets », nous explique-t-il par téléphone. L’homme d’affaires n’a pas été étonné de ne voir arriver que 170 personnes à son événement : « C’était pourtant historique de mettre autour de la table la CNM, la Sacem, la CCI, le Medef, l’Afdas. Les personnes déjà impliquées ou militantes se sont déplacées mais pas les personnes que je visais en premier lieu. Des personnes qui devraient entendre que certaines femmes doivent mettre un terme à leur carrière d’artistes parce qu’elles ne peuvent pas faire des tournées et être mères. En 2024 ! Les femmes comme les hommes ont le droit d’être talentueuses à tous moments de leurs vies. Ce sont des sujets cruciaux mais je pense que beaucoup de personnes voient dans ces réflexions une menace et s’agrippent à leurs sièges. Une personne m’a dit en rigolant : « je n’ai jamais vu autant de diversité dans une réunion sectorielle », il avait raison ! »
Angelo Gopee espère que les conclusions des ateliers, attendues bientôt, donneront une idée des initiatives à mener pour arriver progressivement à une parité dans le milieu de l’événementiel. « À Live Nation nous produisons 65 % de femmes, nous sommes à 50/50 dans le management avec 40 % de personnes racisées. Oui, nous comptabilisons car c’est avec les chiffres que l’on peut se rendre compte du chemin à faire. Le CNM doit prendre une décision bientôt : les festivals subventionnés à plus de 50 % devraient avoir 50 % de femmes dans sa programmation. Nous pensons que c’est comme cela que les choses devraient être faites. Nous pensons aussi que ce n’est pas normal qu’il n’y ait pas de personnes issues de la diversité dans les DRAC, qui distribuent les financements », ajoute Angelo Gopee qui n’oublie pas son passé. « Le problème de la culture c’est l’élitisme et l’entre-soi : on ne veut pas former les gens, on ne veut pas qu’ils entrent dans le milieu, qu’ils montent en compétence, qu’ils vieillissent dans ce milieu. Ce n’est pas normal qu’à 55 ans on n’ait plus de travail à certains postes. J’espère qu’avec les années nous pourrons accompagner les personnes dans les quartiers à devenir artistes, producteurs, road, techniciens, on a besoin d’eux ! » La journée Convergence s’inscrit dans la droite ligne d’une politique lancée il y a plusieurs années par certains acteurs du secteur de la musique. La création en 2019 du Campus M à Paris, et du cursus MBA « Music Business Management » en fait partie. Angelo Gopee distribue régulièrement des bourses pour des jeunes à même de rejoindre le secteur, sans être né avec tous les atouts pour le faire.
Une initiative salutaire… mais qui laisse un goût de trop peu
L’initiative de Live Nation, aussi salutaire qu’elle soit, laisse cependant un goût de trop peu à certains briscards de la diversité dans le milieu musical. Trois ans après le lancement de MusicToo, Jean-Michel Aubry Journet, directeur du Cours Florent musique, manager éditeur et co-fondateur de MusicToo France a été étonné de découvrir l’événement sur le tard : « Je l’ai appris au comité stratégique du CNM sur les égalités, je n’avais pas été convié ». Il a cependant été agréablement surpris que de gros acteurs comme Live Nation s’empare enfin d’un sujet habitué au silence et au tabou. « Forcément, c’était nécessaire qu’il y ait une telle prise de position dans le secteur. Quand Taylor Swift a commencé à parler des droits dus aux artistes, elle a mis au premier plan une inquiétude souterraine et a imposé à Apple Music de rémunérer les artistes. Petits et grands en ont bénéficié. Ces grosses boîtes sont aussi productrices de gros artistes qui peuvent avoir un impact sociétal, qui peuvent apporter grâce à leur engagement ou leurs valeurs des changements : c’est un bon signal que Live Nation face cela ».
Jean-Michel Aubry Journet souligne combien c’est un bon signal au milieu de plusieurs autres : «Avec MusicToo, on a « empuissanté » les femmes de cette industrie qui savent qu’elles peuvent parler, refuser des choses mais pas sûre que tout le monde ai compris que cela se joue aussi dans la courte-échelle que l’on doit se faire. Il y a toujours des gens qui ne veulent pas perdre leur poste. Malgré cela, en 2021 j’ai croisé une ingénieure lumière au Printemps de Bourges qui bossait dans des tournées 100 % féminines, Beyoncé a demandé lors d’une tournée une équipe de musiciennes exclusivement sur scène. Mais la programmation de Main Square, le festival de Live Nation à Arras, est en majorité masculine…». Sans être fondamentalement cynique, il craint aussi que la multiplication des événements et tables rondes en dehors des associations ou des collectifs militants et installés ne cache une autre dynamique : « C’est fou d’entendre qu’en 2024 s’il n’y a pas de femmes en festival, c’est qu’il n’y pas beaucoup de tournées féminines. C’est bien cet événement, mais il ne faut pas que ça devienne un marronnier type journée de la femme avec la petite conférence qui va bien, que ce soit constats sur constats. Il faut faire du digging, chercher les talents appartenant aux minorités ».
Stéphane Amiel est de cet avis. Le fondateur du festival « Les Femmes s’en mêlent », qui existe depuis 1997, n’a pas non plus été invité par Live Nation. Pourtant, son association est devenue experte sur la question. Elle a ainsi organisé en 2023 : 27 ateliers dans 14 villes, 11 projections, 10 tables rondes, rassemblant plus de 1 000 personnes autour de la question. Le jour de l’événement de Live Nation, l’association organisait un petit événement sur la santé mentale (ouvert à tous et toutes) au Petit Bain, une péniche sur l’autre rive de la scène, à quelques centaines de mètres de Bercy. « Ce qui m’a surpris, c’est l’ampleur de l’événement. Je trouve ça bien que ces sujets irriguent de plus en plus ce qu’on appelle le milieu musical. Ça m’a surpris qu’ils s’en emparent. Ils sont dans l’industrie musicale, je suis à une autre échelle. Il est toujours compliqué de fédérer les gens autour de ces questions, beaucoup de collectifs s’en emparent et depuis longtemps, eux arrivent avec un dispositif énorme. Dans l’industrie musicale, on existe avec des chiffres, il faut montrer ses biscotos. Mais parfois, je pense que rien ne vaut le terrain : on veut rester humains avec des artistes qui parlent à des jeunes femmes qui veulent devenir artistes, partage de connaissance, nous agissons plus petit sur plus de temps. Je trouve dommage qu’il n’y ait pas eu de convergence, justement ». Espérons que les choses se feront différemment pour la deuxième édition de cette journée, prévue au printemps 2025.
Référence : AJU013n2