Alexandre Scriabine ou l’ivresse des sphères

Publié le 26/01/2017

Alexandre Scriabine (1872-1915) était une personnalité singulière par le symbolisme expressif de son langage musical, une personnalité atypique parmi les artistes de son époque par le refus des références au folklore national. Il fut cependant un compositeur qui marqua la musique russe de la fin du XIXe siècle. Longtemps incompris des critiques et du public, ce mystique, influencé par la théosophie et la synesthésie, nous a laissé une œuvre particulièrement originale et transcendante avec un corpus de dix sonates pour piano, son Poème de l’extase pour grand orchestre, son Prométhée ou le Poème du feu et de nombreux préludes et études.

Excellent pianiste, le jeune Scriabine fut présenté à Anton Rubinstein, en 1881, qui lui prédit un grand avenir. En 1888, il entra au Conservatoire de Moscou où il fut élève de Vassili Safonov en piano et d’Anton Arenski en composition. Il eut pour condisciple Sergueï Rachmaninov, qui sera un ami et un rival. Scriabine fut influencé par Frédéric Chopin, à qui il vouait un culte tout particulier. La légende veut qu’il eût l’habitude de dormir avec des partitions de son maître, qu’il plaçait au préalable sous son oreiller.

En 1909, de retour en Russie, après une série de concerts en Europe, il imagina des projets alliant couleurs et musique, en s’inspirant des écrits du père Louis-Bertrand Castel (1688-1757), inventeur d’un clavecin qui associait couleurs et sons. Au début de l’année 1914, il rencontra le poète et penseur soufi Inayat Khan, qui était à Moscou pour une série de concerts. Scriabine lui parla d’un projet grandiose, un Mystère auquel il songeait depuis 1911, et d’un temple en forme de demi-sphère sur un plan d’eau, une sorte de « Bayreuth indien », pour y représenter son œuvre.

L’œuvre de Scriabine se situe à la charnière du bousculement des mondes de la musique entre le XIXe et le XXe siècle. Il concilia le romantisme dans ce qu’il a d’héroïque et le modernisme qui souligne l’entrée dans une nouvelle époque. Mystique et prophète d’un nouveau monde, Scriabine fit de l’art une initiation musicalement magique pour réveiller les hommes et appeler à transformer leur vie.

Totalement révolutionnaire, la musique de Scriabine était à son époque des plus originales et déconcertait certains. Il bouscula de manière irréversible la tonalité, inventa comme Chopin ses propres formes, développa une esthétique de la miniature en droite ligne des dernières tentatives de Franz Liszt, exploita des horizons harmoniques et des espace sonores inédits dont Olivier Messiaen se souviendra. Scriabine, dans une démarche transcendante, fait poser à la musique des questions qu’elle ne se posait pas avant lui.

Jean-Yves Clément écrit : « Selon Scriabine, il y a de fait une réalité supérieure qui est par essence mystique et à laquelle se réfère toutes les autres, l’art, total, transfigurant le réel, étant l’instrument de l’extase menant à la perception de cette autre réalité. La musique, elle, est l’art privilégié entre tous, celui qui peut au mieux convoquer les autres arts, les entraîner à l’extase avec elle ; elle a, selon Scriabine, un pouvoir incommensurable, elle est donc le “moyen” idéal de transformation. Transformation de l’esprit, de l’âme, qui comme chez Platon enveloppe le corps ».

 

LPA 26 Jan. 2017, n° 122x8, p.14

Référence : LPA 26 Jan. 2017, n° 122x8, p.14

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