András Schiff joue Schubert au pianoforte
Edition of Contemporary Music
András Schiff a choisi de réunir des pièces tardives de piano de Schubert : deux sonates et deux volumes d’impromptus. Les quatre Impromptus D. 899 sont autant de pages sombres, traversées de fugaces instants de sérénité, dans l’orbite du Winterreise. Le premier, molto moderato, András Schiff le débute à pas feutrés, pour mieux faire sourdre la violence contenue qui suit : un glas redondant ponctuant un rythme de marche funèbre, succession de traits insistants et graves. Le second impromptu, allegro, est tout de fluidité, dans ses gammes de croches ondulant à la main droite en longues vagues. Le contraste est grand avec la deuxième section, comme explosive et fortement balancée. Le troisième offre une cantilène contemplative de la main droite tandis que la gauche tresse un accompagnement très travaillé jouant un rôle dynamique dans un contexte d’une étonnante stabilité. On retrouve les terreurs du Lied du Roi des Aulnes mais aussi la calme ferveur de l’Ave Maria. L’allegretto que constitue le quatrième impromptu renoue avec la fluidité du second. La partie médiane du morceau oppose chez Schiff quelque dramatisme dans des ondulations progressant fiévreusement sur la pulsation comme assénée de la main gauche.
La Sonate D. 958 en ut mineur, la première de la trilogie de l’année 1828, trouve sous ses doigts, interprétation passionnée. L’allegro, il le prend bien détaché, lui apportant un ton décidé, héroïque, quasi beethovénien. Les digressions de la main droite ont un ton d’improvisation. La récapitulation renchérit sur les grommellements de la basse, ce qu’amplifie magistralement la sonorité de l’instrument. L’adagio offre un climat presque religieux car il le commence doucement et ménage une belle montée expressive soulignant le registre grave. La séquence qui suit sera sauvage avec ses accords précipités, soulignés ici. La scansion qu’il imprime lui confère un aspect inéluctable. Le Menuetto est joué avec un souci de refus de jeu legato. Le trio a une allure de Ländler mais dans une acception sévère. Sur un rythme de tarentelle, le finale figure une course folle dans sa rythmique nerveuse de cavalcade. Le développement, qui offre une extraordinaire instabilité tonale, chemine vers de nouveaux horizons où l’on croit se perdre, jusqu’à une fin abrupte. Mais le pianiste, lui, sait où il va, avec une apparente aisance.
Les Trois Klavierstücke D. 946 forment une nouvelle série d’impromptus, réduite à trois cette fois. Schiff y est tout aussi perspicace. Il attaque le premier morceau dans un rythme plus que soutenu, incisif. Le deuxième thème contraste dans son lyrisme expansif et ses cascades de notes comme un jet d’eau. Les divers couplets plus lents sont déroulés dans une sorte de rêverie. La seconde pièce, qui présente une forme inverse, est une cantilène d’un calme lyrisme, limpide, joliment balancée, laissant place à une section d’une terrible noirceur. On y croise de nouveau les terreurs qu’exhalent bien des Lieder du Voyage d’hiver. Là encore, le jeu du pianiste hongrois renouvelle notre perception de cette musique. Les accents syncopés de l’allegro très allant de la troisième pièce créent une atmosphère joyeuse. L’épisode central marque sa différence, par des couleurs chatoyantes, s’opposant à l’agitation du début. Du grand art.
Le même mot vient à l’esprit devant l’interprétation de la Sonate D. 959 en la majeur. Le choral qu’introduit l’allegro avec ses notes pointées sonne magistral. Le développement, Schiff le conçoit comme une vaste et belle digression. De l’andantino, sur un rythme de barcarolle, émane une grande mélancolie, douloureusement obstinée, poignante. Il apprivoise la section suivante, sorte d’hallucination dans ses harmonies étranges, ponctuée d’accords plaqués, lambeaux d’un dialogue imaginaire. Au scherzo, les arpèges sont d’une finesse de toucher arienne. Le trio se différencie par son rythme plus capricieux, comme ironique. Le finale n’est qu’effusion de lyrisme où tout semble couler de source.
Cet art suprême, qui flatte tout sauf la facilité, ne saurait être dissocié du jeu sur l’instrument choisi, un pianoforte de Franz Brodmann de 1820 : une sonorité grondante dans le grave, qui développe une étonnante puissance, un son cristallin dans le registre aigu, même si les notes les plus extrêmes sonnent ténues. Le halo sonore a une certaine sécheresse si on le met en parallèle avec la brillance des pianos modernes. Sa mécanique, d’une étonnante élasticité dans le délié des sons, favorise un jeu plus détaché que legato. Mais c’est précisément ce que recherche András Schiff, qui mise sur les accents, l’ampleur de la gamme expressive, la palette émotionnelle du langage de Schubert. Le choix de cet instrument est le fruit d’une mûre réflexion sur les caractères intrinsèques de cette musique et la manière de la jouer.