Angels in America : un portrait sociologico-juridique de l’Amérique reaganienne dans les années sida

Publié le 26/04/2023

La pièce Angels in America de Tony Kushner dans l’adaptation et la mise en scène d’Arnaud Desplechin, actuellement reprise salle Richelieu à la Comédie-Française, est un tableau de l’Amérique des années 1980 en plein fléau du sida. Elle s’articule autour de portraits et de destins croisés, de scènes entrelacées ou simultanées, qui dépeignent sans fard les tabous de la société en utilisant abondamment la rhétorique ou le vocable juridiques, notamment à travers la figure du célèbre avocat Roy Cohn.

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Les hasards des programmations font se côtoyer sur la scène parisienne du spectacle vivant la pièce Angels in America de Tony Kushner adaptée par Arnaud Desplechin à la Comédie-Française et l’opéra Nixon in China de John Adams, mis en scène par Valentina Carasco à Bastille. Deux moments politiques choisis dans les États-Unis d’Amérique de la deuxième moitié du XXe siècle qui interrogent le rapport du politique à des événements qui le dépassent. Si, dans Nixon in China, c’est la « ping-pong diplomacy » qui est valorisée dans la proposition de Valentina Carasco, pour caractériser la stratégie de rapprochement des États-Unis avec la Chine et détailler la visite du président américain et son épouse à Pékin en février 1972, c’est le président Ronald Reagan qui monopolise l’arrière-plan d’Angels in America.

L’auteur américain Tony Kushner, qui aimait se définir comme « Juif, homosexuel et marxiste », et qui était résolument provocateur et politique dans tous ses textes1 et scenarii2, a écrit Angels in America à la fin des années 1980. Lauréate de plusieurs prix littéraires ensuite, la pièce a été créée en 1991, puis adaptée à l’opéra et à la télévision3. Traduite en français par Pierre Laville4, elle a été peu montée en Europe5, sans doute en raison de sa durée théorique (autour de six heures) d’une part, d’un univers et contexte très américano-américain par ailleurs et enfin de sa complexité scénographique en raison des nombreuses scènes dédoublées (ou split screens rares au théâtre). Le metteur en scène français, Arnaud Desplechin, propose une adaptation, créée en janvier 2020 au Théâtre Marigny, reprise salle Richelieu cette saison et qui permet l’entrée au répertoire de la Comédie-Française du dramaturge américain. Il a procédé à des coupes radicales pour arriver à une durée de moitié de celle théoriquement nécessaire, dans une scénographie soignée (peut-être trop par rapport à la radicalité que pourrait inspirer le texte) de Rudy Sabounghi.

Composée de deux parties (« Le Millenium approche » et « Perestroïka »), Angels in America offre une galerie de portraits de l’Amérique reaganienne des années 1980 en pleine « épidémie de peste » (p. 179). Les personnages machiavéliques shakespeariens ont dû hanter Tony Kushner qui rend d’ailleurs hommage au grand maître britannique par une référence explicite au Roi Lear (p. 38). Parmi les 23 personnages qui content leurs histoires intimes et dévoilent leurs opinions politiques, opposant schématiquement les anticommunistes, xénophobes et homophobes républicains (notamment les « sales reaganiens machos sans cœur » p. 43) aux autres, la figure dévorante de l’avocat Roy Cohn domine.

À la différence de la quasi-totalité des autres protagonistes de la pièce, l’impitoyable Roy Cohn a bien existé. Qualifié astucieusement d’« avocat du diable » par son biographe français6, il a marqué les années Reagan après avoir probablement permis son élection, avoir été proche auparavant de Nixon7 et avoir permis ensuite la montée de Donald Trump au moyen de fake news toutes plus énormes les unes que les autres8. À part cette relation avec l’avant-dernier président des États-Unis, les aspects saillants et choquants de sa biographie intime (ses liftings à répétition) et professionnelle sont présents, à commencer par sa contribution à la condamnation à mort (affaire de la fuite de documents vers l’URSS sur l’évolution des recherches atomiques aux États-Unis) et l’exécution en 1953 de Ethel Rosenberg (et son mari), dont le fantôme (joué à la perfection par Dominique Blanc en même temps que cinq autres rôles dont le truculent rabbin) vient le visiter dans la pièce. L’arrogance et le culot sans bornes de l’avocat ont été les clés principales de sa réussite formelle (en termes de nombre de procès remportés et sommes gagnées pour ses clients aussi divers que l’archevêché de New York, Murdoch ou des familles de la mafia) qui lui ont permis de défier toutes les bases de la séparation des pouvoirs et l’interdiction des conflits d’intérêts, interagissant avec les juges, les manipulant ou les menaçant, comme tous les autres intermédiaires utiles à ses succès et intérêts (tel Joe dans la pièce qu’il veut faire nommer au ministère de la Justice à Washington afin qu’il agisse en sa faveur, lequel refuse car ce serait « contraire à l’éthique », p. 85), notamment financiers, tout en se référant constamment à la loi9.

Son homosexualité comme sa judéité, non assumées, sont dissimulées derrière un racisme forcené et une homophobie affichée. Il affirme son mépris et son refus d’appartenir à une communauté d’« hommes qui en quinze ans de procédure contre la municipalité n’ont même pas été capables d’obtenir la suppression de lois discriminatoires » (p. 60), se vantant d’avoir choisi entre « Faire la loi, ou la subir » (p. 127), et n’hésitant pas à contribuer à une jurisprudence défavorable aux homosexuels dans l’armée10. La mort de son compagnon et sa contamination par le virus qu’il qualifiera de « cancer » avant d’y succomber en 1996, ainsi que sa radiation du barreau, déchireront le voile de cette double et cynique personnalité, « étoile polaire du mal humain », excellemment incarnée par Michel Vuillermoz.

La sage mise en scène d’Arnaud Desplechin ne reflète peut-être pas exactement la « dramaturgie du désordre et des violences auxquelles l’Histoire assujettit les hommes »11 omniprésente chez Kushner, mais elle a le mérite de mieux faire connaître cette époque sur le plan sociologique et politique, cette « Amérique Blanche Macho et Hétéro » (p. 108) où en outre « la race est un problème politique » (p. 109), et surtout ce prolixe dramaturge américain, son univers à la fois réaliste et onirique, ses différents niveaux de langage et son goût manifeste pour la rhétorique et le raisonnement juridiques12, qui a malgré tout cru aux happy ends13.

En pratique

Angels in America de Tony Kushner

Comédie-Française, salle Richelieu, place Colette, Paris Ier

durée 3h (avec entracte) jusqu’au 14 mai 2023

Notes de bas de pages

  • 1.
    V. par ex. la pièce A Bright Room Called Day publiée en 1985, traduite en France en 2009, sur les derniers jours de la République de Weimar et l’avènement d’Hitler.
  • 2.
    Il a cosigné avec Steven Spielberg Munich, Lincoln, West Side Story, et en dernier lieu The Fabelsmans.
  • 3.
    Dans une mini-série en 2003 avec notamment Meryl Streep, Emma Thompson et Al Pacino.
  • 4.
    Publiée en 1992 aux États-Unis, elle l’est en France en 2017 dans la traduction de Pierre Laville par l’éditeur L’avant-scène théâtre, dans la collection des Quatre-Vents contemporains. Toutes les références paginales des citations entre guillemets sont issues de cette édition française et ont presque toutes été prononcées dans l’adaptation d’Arnaud Desplechin.
  • 5.
    V. les mises en scène d’Armel Roussel en 2012 à Bruxelles, d’Aurélie van der Daele en 2015, de Declan Donnellan en 2017 à Londres, de Philippe Saire à Lausanne en 2019, reprise dans le off d’Avignon en 2021.
  • 6.
    P. Corbé, Roy Cohn. L’avocat du diable, 2020, Grasset.
  • 7.
    Même si Kushner fait dire à Roy Cohn que Nixon a nommé parmi les juges « toutes les chochottes » (p. 25).
  • 8.
    « Où est mon Roy Cohn ? », aurait lancé Donald Trump après son investiture, l’avocat new-yorkais ayant multiplié les fausses informations pour aider à sa médiatisation, notamment en le faisant inclure de manière totalement abusive en 1982 dans l’article annuel de Forbes consacré aux premières fortunes américaines.
  • 9.
    Par ex., la métaphore suivante : « La loi est le seul club dont j’aie jamais désiré faire partie » (p. 221).
  • 10.
    Il s’agit de la célèbre affaire dite Armée contre McCarthy de 1954 concernant un officier chassé de l’armée en raison de son homosexualité et qui en dépit de son épilogue positif apparent a été un « véritable engin de guerre anti-pédé » (p. 243).
  • 11.
    T. Kushner, Angels in America, 2017, L’avant-scène théâtre, préf. P. Laville, « Jacob en lutte avec l’ange de l’Amérique », p. 13.
  • 12.
    La récurrence du vocabulaire et des métaphores juridiques ne concerne pas que le personnage de Roy Cohn. Louis est celui qui raisonne le plus souvent sur des questions juridiques. Il distingue d’abord dans une conversation avec son amant Prior le « verdict » du « jugement » (p. 52) et considère que « l’important, c’est ce que fait le juge dans son cabinet de travail » (p. 53) ; il affirme plus tard à son autre amant Joe qu’« il faut savoir oser transgresser la loi » (p. 91) ; il disserte enfin sur la démocratie et sa réussite en Amérique, sur la Constitution « au sommet de la pyramide » et « les petits symboles fétichistes » de la gauche américaine, que sont la liberté ou les droits de l’Homme (p. 107).
  • 13.
    La pièce s’achève sur les mots de Prior, toujours vivant grâce à l’AZT : « Nous n’allons pas disparaître. Nous ne mourrons plus dans un secret honteux. (…) Nous serons des citoyens à part entière » (p. 283).
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