Au café existentialiste, la liberté, l’être et le cocktail à l’abricot
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Déjà le titre… amusant, attirant, intelligent, car tout y est : les concepts, les enjeux et la scène originelle. Au fait, l’existentialisme, c’était quoi ? Était-ce l’horreur philosophique décrite par certains alors que tout avait commencé si bien autour de ce fameux jus d’abricot (à moins qu’il ne s’agisse d’une bière si l’on en croit Jean-Paul Sartre !), philtre propice à la révélation phénoménologique pour lui et Simone de Beauvoir ?
Qu’on ne s’y trompe pas. Le livre, s’il s’ouvre sur la scène du bar du Bec-de-Gaz, ne tourne pas qu’autour des deux intellectuels français. Il embrasse peu à peu, sur plus de quatre cent pages (elles se lisent avec une facilité déconcertante), un kaléidoscope du monde des idées et des figures qui accompagnèrent le XXe siècle : Sartre, Beauvoir, Aron, Merleau-Ponty, Heidegger, Camus, Cassirer, Arendt et tant d’autres. Avec la part nécessaire du retour aux racines, les Grecs, Kierkegaard, Husserl.
Sarah Blakewell signe un ouvrage décalé, qui revient sur les riches heures existentialistes et phénoménologiques qui ne sont plus vraiment dans l’air du temps. Saluons Albin Michel qui a déniché la version originale, publiée il y a un an par l’éditeur londonien Chatto & Windus, et nous l’offre en cadeau. Car c’en est bien un. Il ne faut pas être rebuté par le thème et l’aridité des analyses et des concepts articulés : l’intentionnalité, la mauvaise foi, le décèlement, la lumination, le fameux Dasein et tant d’autres concepts et mots inventés. Au fait, pour « philosopher nouveau », faut-il inventer un nouvel ordre mental et créer tant de mots inédits ? On sait que ce fut la spécialité de certains philosophes. Ont-ils simplifié la pensée ou ne l’ont-ils pas ainsi mise hors de portée du plus grand nombre ? Sarah Bakewell accomplit presque un miracle en rendant accessible ce qui est d’habitude si abscons : la phénoménologie version Heidegger ce n’est pas simple, c’est le moins que l’on puisse dire !
Au café existentialiste est travaillé comme un roman et opère comme un grand film ! Les épisodes des Archives Husserl ou du fonds Brentano, sur fond diplomatique et politique, sont traités comme des suspenses. Sarah Bakewell interroge : d’où venaient ces philosophies, et qu’ont-elles offert comme réponses ? Le cas Heidegger est évidemment au cœur des réflexions et du fil des idées qui se noue et se dénoue. Sarah ne cache pas qu’elle aime les idées, ce qui est évident, mais surtout les gens, ce dont on se rend compte tout au long de la lecture. Elle croque les portraits sans jugement avec la dose de lucidité et d’amusement qui sied si bien à cette sorte d’ouvrage. Avec au passage de belles incises sur plusieurs femmes dont le rôle et l’influence ne furent pas rien. On découvre ainsi les personnalités que furent Malvine Husserl, Édith Stein, Elfride Heidegger, Gertrud Jaspers. Sarah Bakewell mêle aux considérations analytiques les anecdotes plus personnelles du temps où elle était « étudiante existentialiste », mais aussi les faits historiques, le cinéma, la littérature, la musique, contextualisant les courants et les enjeux philosophiques ainsi que les trajectoires humaines. Elle revient sur les jalousies et les inimitiés qui suivirent souvent les amitiés philosophiques (Heidegger et Jaspers par exemple) les retournements et les distances que les élèves prirent avec les maîtres (Heidegger encore et Levinas). Le livre évoque aussi ce que fut, thème moins connu ici, la réception de l’existentialisme aux États-Unis et en Grande Bretagne.
Enrichi d’un singulier who’s who philosophique et de notes elles aussi passionnantes qui disent tout le sérieux du travail, léger par la forme, d’une grande ambition sur le fond, Au café existentialiste se lit avec un absolu plaisir : comme si on partageait avec Sarah Bakewell du nectar… d’abricot.