Au Festival de Salzbourg

Publié le 18/09/2019

Œdipe, Festival de Salzbourg.

SF/Monika Ritterhaus

Œdipe, le chef-d’œuvre d’Enesco

Le thème unissant les diverses productions d’opéra « Les mythes » était cette année à Salzbourg. Celui d’Œdipe ou de la prédestination est particulièrement intéressant tel que mis en musique par Georges Enesco. Le compositeur roumain, qui passa une bonne partie de sa vie en France, a écrit là assurément une des pièces majeures de l’opéra du XXsiècle. Conçue dès 1909 et après une longue gestation, interrompue par les nombreuses activités de concertiste du musicien, elle sera créée à Paris en 1936. L’opéra traite de toute la légende d’Œdipe, s’inspirant en partie des pièces de Sophocle Œdipe Roi et Œdipe à Colonne. On sait l’intrigue : Pour avoir eu un fils de Jocaste, malgré l’interdit des dieux, Laïos se voit imposer un implacable châtiment : l’enfant sera l’assassin de son père et l’époux de sa mère. Hanté par cette prédiction, Œdipe devenu adulte veut s’enfuir pour échapper à une telle fatalité. Au carrefour de trois routes, il croise le char d’un vieillard et le tue. Qui n’est autre que son père Laïos. Confronté à la Sphinge, un monstre ailé qui terrorise la ville de Thèbes, il triomphe de la question posée : « Nomme quelqu’un qui soit plus grand que le destin », en répondant « L’homme ». Devenu roi de Thèbes, Œdipe épouse Jocaste, donc sa mère. Pour mettre fin à la peste qui ravage le pays, Tirésias exige le châtiment du meurtrier de Laïos. Œdipe cherche à en connaître le nom. La terrible vérité lui étant enfin révélée de son parricide et de son inceste, Œdipe se crève les yeux tandis que Jocaste se suicide. Il est contraint de s’éloigner, accompagné de sa fille Antigone. Dans l’Attique, non loin d’Athènes, il apprend que la justice a reconnu son innocence, celle de l’homme victime de sa destinée. Il disparaît dans le bois sacré où son corps protégera Thèbes désormais. Ce terrible canevas a inspiré à Enesco une musique d’une étonnante liberté de traitement, puissante et expressive, qui fuit le pathos.

Comment mettre en scène pareille tragédie ? Le premier degré étant peu envisageable, Achim Freyer opte pour une vision médiatisée à l’aune du symbole. Une dramaturgie qui hésite entre onirisme et traitement épique, utilisant masques et attirail hyperbolique dans les costumes et les objets. Au centre de son concept, la couleur qui au demeurant irradie la musique d’Enesco. Le vaste plateau de la Felsenreischule (le manège des rochers) procure, il est vrai, un espace largement ouvert et propice à toutes les audaces. Il a recours à des objets mi-figuratifs ou de signification plus absconse, comme cet immense corps, de forme à la fois humaine et animale, descendant la tête en bas des hauteurs, lors de la scène de la Sphinge. Pour traduire l’évocation de la naissance du personnage au Ier acte, il place au centre du plateau un nouveau-né, plus large que nature, s’ouvrant à la vie. L’enfant se meut ensuite en un adulte survitaminé, sorte de figure de boxeur à la musculature avantageuse. Œdipe se heurtera au vieillard Laïos en combattant contre d’immenses punching-balls descendus des cintres. Le nœud dramatique de la pièce, exposé dans cette réplique d’Œdipe à l’acte III : « J’étais déjà coupable avant d’avoir vécu ! », est parfaitement saisi : la prédestination de celui qui ne peut échapper à son destin, développée dans la seconde partie de l’opéra, voit la régie alors plus resserrée.

Christopher Maltman triomphe du rôle-titre avec une confondante aisance. Sa voix de baryton-basse possède la couleur idoine pour conférer au personnage d’Œdipe une aura singulière et ne se départit jamais d’une transparence textuelle assumée et d’une vocalité toute aussi accomplie. Il est entouré d’une distribution intéressante quoique possédant moins que lui l’art de la langue de Molière. À commencer par Ève-Maud Hubeaux dont le timbre n’est au surplus pas assez sombre pour incarner les terribles phrases de La Sphinge. Si le Tirésias de John Tomlinson, dissimulé dans une marionnette géante, n’est pas toujours à l’aise vocalement, on admire l’Antigone de Chiara Skerath pour son beau soprano, comme le Berger de Vincent Ordonneau pour sa parfaite diction. Le caractère mémorable de la soirée, on le doit à la direction d’Ingo Metzmacher et à la prestation des Wiener Philharmoniker : une magistrale exécution qui jamais n’obstrue la compréhension du texte, ce texte qui voit un traitement si particulier de la voix. Celle-ci quittant le chant pur pour une forme de Sprechgesang lorsque la situation apparaît si monstrueuse que chanter devient presque impossible. Une musique qui suit une progression singulière depuis un Ier acte discret jusqu’au dernier où le lyrisme se fait plus généreux dans un geste proche de la musique de chambre, soulignant la transformation d’Œdipe et une introspection frôlant la transfiguration. L’influence française, la transparence, en sont aussi les signes distinctifs, et cela se ressent dans la conduite d’orchestre de Metzmacher. Les Viennois déploient des sonorités translucides et font honneur à l’étrange langage de l’instrumentation imaginée par Enesco.

Un magistral Idoménée

Idoménée, Festival de Salzbourg.

SF/Ruth Walz

En confiant la nouvelle production d’Idomeneo à l’équipe Sellars-Currentzis, l’intendant Markus Hinterhäuser savait l’audace mais aussi la sûreté de son choix. Après leur magistrale Clémence de Titus au festival 2017, il était évident que ces deux talents de génie allaient profondément repenser l’opera seria du jeune Mozart. Et ils l’ont fait avec brio. Car voilà un spectacle d’une rare force théâtrale et d’une beauté musicale absolue nonobstant une réécriture dramaturgique radicale. Peter Sellars dont on connaît les interprétations invitant le public à concevoir les œuvres du répertoire à la lumière de l’actualité et des tensions sociales voire politiques qui la sous-tendent, offre une régie extrêmement fluide, comme un film. Elle est forgée sur deux postulats qu’il tire directement des didascalies. Le pouvoir de l’océan d’abord, en référence aux dérèglements climatiques dont il est aujourd’hui tant question. « C’est un opéra sur l’océan », affirme-t-il. Il est certain que l’univers marin baigne plus d’un passage de cette œuvre. Singulièrement pour ce qui est de l’entrée d’Idomeneo venant d’échapper à une tempête. Et plus tard, celle furieuse qui se déchaîne, atteint les rives crétoises et déverse un monstre terrorisant la foule.

L’autre clé de lecture est celle de la migration des peuples, un sujet d’aujourd’hui : la jeune princesse Ilia est une réfugiée comme les autres prisonniers troyens. Mais Elettra ne l’est-elle pas aussi, qui a cherché refuge en Crète après l’assassinat de sa mère ? Dans son souci didactique, Sellars réécrit le synopsis dans le plus grand détail. Au centre duquel le conflit père-fils et le sacrifice de ce dernier. De fait, la réalisation scénique reste sobre, fidèle à la manière naturellement explicative favorisée par le régisseur américain : une direction d’acteurs très serrée, n’utilisant que le centre du vaste plateau de la Felsenreitschule, un traitement des chœurs on ne peut plus évocateur par sa gestique signifiante, dans un environnement décoratif qui se signale par sa simplicité et son esthétisme. Celui-ci est constitué par un ensemble d’objets translucides, de tailles diverses, tels qu’amphores, flacons et autres poissons qui jonchent le sol. Une gigantesque forme de texture toute aussi transparente, s’apparentant à un animal aquatique, fournira le monstre marin de la fin du IIe acte. Sellars occupe tout le site naturel du lieu et ses arcades creusées à même la roche, lui laissant ainsi toute sa force d’évocation. Le milieu marin est traduit essentiellement par les éclairages d’une grande douceur dans l’usage d’un dégradé de bleus. Au contraire, le recours au rouge vif s’impose lorsqu’il s’agit d’évoquer la passion des cœurs.

Musicalement, la réussite est éclatante. Eu égard à la direction pour le moins incandescente de Teodor Currentzis qui livre une lecture où chaque note est pensée, chaque inflexion travaillée, chaque couleur étudiée. Les tempos semblent s’être quelque peu assagis. Ce qui permet de faire affleurer des nuances proprement inouïes. Le Freiburger Barockorchester répond avec une patine d’excellence et des traits instrumentaux hautement disciplinés. Ainsi des accents héroïques de l’Ouverture dont se détachent flûtes et hautbois, de l’accompagnement des airs avec leurs instruments solistes. Les ensembles libèrent tout autant d’impact, le quatuor de l’acte III en particulier. Ceux confiés aux chœurs ne sont pas moins expressifs, singulièrement à la fin de l’acte II, où Currentzis dispense comme une vague d’effroi que ponctuent les interjections épouvantées de la foule. Il en va encore de l’exécution de la musique de ballet à la fin de l’opéra, joué avec fougue, énergie, presque furie. Que Sellars voit comme l’aboutissement du processus créatif couronnant l’arrivée d’une nouvelle génération après l’abdication d’Idomeneo, et tel un rituel pour une nouvelle ère. La distribution lance dans la lumière toute une nouvelle génération de chanteurs déjà au fait de l’idiome mozartien : Ying Fang, Ilia, qui dispense un soprano éthéré aussi bien qu’une présence indéniablement captivante, Paula Murrihy, Idamante, beau timbre de mezzo, magistralement conduit et d’une intense émotion, Nicole Chevalier, Elettra, qui démontre une virtuosité magistralement contrôlée dans une partie pourtant semée de difficultés. Toutes les trois assument avec aplomb un style qui n’a rien à envier à leurs devancières céans. La relève est assurée ! Reste que le style vocal de l’américain Russell Thomas n’est pas de la même eau. Cet artiste qui a déjà travaillé avec Sellars pour le rôle-titre de La Clémence de Titus, ne possède pas suffisamment les exigences du rôle d’Idomeneo, en particulier dans les vocalises d’un air de bravoure comme « Fuor del mar ». Même si le personnage est assumé avec conviction. Cette réserve n’affecte cependant pas la cohérence d’un plateau vocal de choix, rehaussé par la prestation d’exception du chœur « musicAterna » de l’Opéra de Perm. En un mot, une réussite comme Salzbourg sait en proposer.

LPA 18 Sep. 2019, n° 147y6, p.14

Référence : LPA 18 Sep. 2019, n° 147y6, p.14

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