Au Firmament du patriarcat et de la justice de classe
Le Firmament, de Lucy Kirkwood, mis en scène par Chloé Dabert, convoque un jury populaire entièrement féminin dans l’Angleterre de 1759, prétexte à une discussion sur la condition féminine d’hier et d’aujourd’hui, entre pression patriarcale et hiérarchie sociale.
Créé au 104 à Paris le 28 septembre 2022 dans la mise en scène de Chloé Dabert, Le Firmament, de Lucy Kirkwood, texte jusqu’alors inédit en France1 – à la différence d’une autre pièce de l’autrice britannique jouée également cet automne2 –, propose une réflexion sur le patriarcat et la justice de classe qui, bien que précisément située dans l’Angleterre de 1759, présente des prolongements dans l’époque contemporaine.
La directrice de la Comédie de Reims a choisi une mise en scène et une scénographie (de Pierre Nouvel) qui peuvent, dans un premier temps, dérouter pour signifier l’intemporalité des interrogations proposées par l’autrice britannique bien ancrée dans son XXIe siècle, tout en situant précisément l’action de son drame au milieu du XVIIIe. Les costumes (de Marie La Rocca) sont plutôt d’époque et les ouvertures (portes, fenêtres et même cheminée) ont des huisseries, cadres, poignées contemporaines à l’extrême. Le propos de Kirkwood ne singe pas la langue d’il y a trois siècles et complète le grand écart entre des époques où le patriarcat et la justice se présentent sous des configurations différentes. Chloé Dabert avait déjà expérimenté cette forme de transposition à l’époque contemporaine d’un drame ancien, avec le mythe d’Iphigénie en particulier (dans lequel les guerriers étaient affublés de treillis comme dans une guerre d’aujourd’hui), mais aussi familière des textes de théâtre britanniques mettant en question la domination masculine, puisqu’elle a, par exemple, mis plusieurs fois en scène Dennis Kelly, dont Girls and Boys, et a dirigé un laboratoire de recherche sur les écritures de Kirkwood et Caryl Churchill.
Au départ, un meurtre, que l’on peut aussi définir « de classe ». Sally Poppy, une domestique d’une vingtaine d’années, avec la complicité de son amant, a sauvagement tué une fillette de la famille Wax, aristocrates locaux dont dépend toute la ville (travail, logement, réputation). On n’en sait pas beaucoup plus sur les motivations des criminels. Mais même si l’on finit par apprendre que le père violait impunément ses servantes, ces éléments ont finalement peu d’importance par rapport à la réflexion générale que veut susciter la jeune autrice britannique. Afin de ne provoquer aucune empathie particulière pour la meurtrière, mais de rester focalisé sur la question de fond elle-même, elle fait de Sally Poppy un personnage peu amène. Condamnée à être pendue, comme son complice qui a déjà été exécuté, elle affirme être enceinte, ce qui, en cas de confirmation par le jury unanime des matrones, permettrait de transformer sa peine en déportation, car l’être vivant dans le ventre de sa mère ne peut pas être coupable de son crime. Selon la législation anglaise de l’époque, la « plaidoirie du ventre » permettait en effet généralement de différer l’exécution jusqu’à la naissance de l’enfant, ou de la commuer en peine aux travaux forcés, et parfois d’obtenir la grâce entre-temps3.
C’est tout d’abord une galerie de portraits qui est convoquée afin de présenter tous les types féminins sociaux de la classe populaire (la révoltée, la conservatrice, la sorcière…), d’âges divers, qui vont composer le jury, mais qui ont en commun l’exclusivité dans l’exécution des tâches ménagères (objet d’une vidéo originale du scénographe).
Après avoir prêté serment aux côtés du juge (homme évidemment), face à nous (ce qui constitue un regard en miroir intéressant du public juge), les douze femmes sont enfermées, sans vivres, dans une pièce du palais de justice local par un huissier contraint à rester muet, afin qu’elles déterminent à huis clos, pendant que la rumeur populaire gronde sous leurs fenêtres, si la meurtrière, qu’elles connaissent toutes, est bel et bien enceinte, pour la faire échapper à la peine capitale. En réalité le questionnement existe à plusieurs niveaux : déterminer l’état de grossesse qui, en l’état des connaissances de l’époque, ne se réduit pas à une simple déduction scientifique ou examen médical ; accepter ou non le principe de la peine capitale quelles que soient les circonstances et motivations du (en l’occurrence de la) coupable. C’est-à-dire décider de la vie ou de la mort de l’une des leurs et interroger à la fois l’intime conviction dans un processus démocratique et questionner le bénéfice du doute. Avec le même ressort dramaturgique et suspens déjà expérimenté dans Douze hommes en colère4 ou, plus récemment, dans 7 minutes. Comité d’usine5, Lucy Kirkwood confie le rôle de la raison à la sage-femme, mais dans un esprit moins manichéen et moralisateur que la pièce de Reginald Rose, car Elizabeth Luke a des raisons multiples de vouloir laisser la vie sauve à l’accusée et manipule aussi ses compagnes. Les préjugés, les réflexions hasardeuses sur le corps féminin, sur le rapport au travail, aux mœurs, fusent par des mots crus révélant la violence humaine, qui n’est pas que masculine, et l’absence de solidarité qui n’a pas l’automaticité que l’on attend de la sororité. Au terme d’une série infructueuse de votes successifs et mouvants – où il est principalement question du patriarcat, du corps des femmes, mais aussi de politique (coloniale, nationale) et de justice –, il est fait appel à la science médicale, représentée par l’autorité masculine du gynécologue aux méthodes pourtant hasardeuses, mais suscitant la confiance des jurées qui en sont venues à douter de celle qui officie, en un temps où la mortalité infantile était particulièrement élevée. L’examen gynécologique brutal (mais traité avec humour dans cette mise en scène) conclut à la grossesse et met fin aux discussions, y compris sur certaines données factuelles pourtant peu incertaines.
La fin de cette pièce chorale – que l’on ne dévoilera pas – vient surprendre le spectateur, et rend la démonstration encore plus sombre qu’attendu à l’évocation de ce « firmament » en écho à la révolution perpétuelle de la comète de Halley qui est à sa périhélie au moment du procès, référence que l’on pourrait trouver artificielle si la dimension irrationnelle des signes divins n’avait pas autant d’importance dans les moments où la justice officielle trouve ses limites. Et pourtant c’est la justice humaine, au sens de la loi du Talion, qui triomphe. Quand le respect des verdicts populaires est anéanti par la réalité des rapports de classe qui ont toujours le dernier mot, avec pour exécutants ceux qu’ils tiennent sous leur joug…
En pratique
Le Firmament
durée 3 heures (entracte compris)
En tournée en 2023 :
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en janvier à Bayonne (Théâtre Michel Portal) et à Angers (Quai d’Angers)
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en février à Chalon-sur-Saône (Espace des arts) et à Caen (Comédie de Caen)
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en mars à Valence (La Comédie de Valence) et à Colmar (Comédie de Colmar)
Notes de bas de pages
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1.
Lucy Kirkwood, Le Firmament, traduction de Louise Bartlett, 2022, éditions de l’Arche.
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2.
La pièce Les Enfants, également traduite et publiée aux éditions de l’Arche en 2019, se jouait au Théâtre de l’Atelier dans la mise en scène d’Éric Vignier en octobre 2022 et traite également des sujets majeurs de ce siècle (changement climatique, énergie nucléaire).
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3.
Sur le « pleading the belly », v. S. Reungoat, « La peine de mort et ses alternatives dans la pensée économique et sociale anglaise entre 1660 et 1720 », Corpus, 2012, n° 62, p. 39.
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4.
E. Saulnier-Cassia, « “L’intime conviction” acte II : le huis clos de “9” en colère », LPA 2 mars 2017, n° LPA124s7.
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5.
E. Saulnier-Cassia, « 7 minutes ou 11 travailleuses en colère au Vieux-Colombier », Actu-juridique.fr, 19 oct. 2021, n° AJU002f9.
Référence : AJU007d7