Bananas (and kings) : le procès de la United Fruit Company et des républiques bananières

Publié le 29/09/2020

Bananas (and kings) est le second volet d’un diptyque entamé par l’autrice-metteure en scène et comédienne Julie Timmerman, avec Un démocrate. Après avoir décortiqué la personnalité d’Edward Bernays, inventeur des techniques de communication de masse, la dramaturge part du rôle de ce dernier dans le coup d’État de 1954 au Nicaragua pour montrer comment une multinationale états-unienne, la United Fruit Company, a pu devenir « l’État dans l’État » des « républiques bananières » d’Amérique centrale pendant plus d’un siècle, et contourner toutes les règles et tous les principes démocratiques.

La United Fruit Company (UFC) est une multinationale américaine bien connue des juristes internationalistes et européanistes. Elle a, en effet, été au cœur de nombreux contentieux, d’abord aux débuts du XXe siècle devant la justice américaine1, relativement à l’ancienne loi sur les monopoles, puis sous ses appellations ultérieures de United Brands et de Chiquita Brands, devant la Cour de justice des Communautés européennes2 pour abus de position dominante et devant l’OMC s’agissant du régime européen préférentiel instauré en 1993 à l’égard des pays ACP3. Des actions ont également été engagées par des groupes de travailleurs agricoles regroupés depuis 1990, victimes d’empoisonnement dû à l’épandage de pesticides (fabriqués par Shell, Dow Chemical et Occidental Chemical et utilisés par les multinationales bananières) dans les bananeraies, tels le Nemagon, le Fumazone et le DBCP, devant des juridictions états-uniennes – v. infra – et d’Amérique centrale, notamment au Nicaragua où la Cour suprême leur a reconnu en 2002 le statut de victimes, et dont le jugement condamnant en 2018 plusieurs entreprises à 850 millions de dollars n’a jamais été exécuté. Plus de 1 200 ouvriers nicaraguayens se sont tournés en dernier lieu vers la France via des actions en exequatur. La Cour pénale internationale a même été saisie pour enquête en 2017 par un collectif d’associations contre Chiquita Brands (et d’autres entreprises bananières comme Dole) accusée de complicité de crime contre l’humanité par son financement de groupes terroristes en Colombie4.

Julie Timmerman a, depuis toujours, travaillé sur des enjeux politiques ou de société qui viennent interroger d’une manière ou d’une autre les principes démocratiques, comme dans Words are watching you, inspiré de 1984 d’Orwell. Elle avait centré le regard dans Un démocrate5, le premier volet de son diptyque, sur la figure d’Edward Bernays, publicitaire américain d’origine autrichienne, neveu de Freud, qui avait inventé de nouvelles techniques de manipulation des masses, qu’il a d’abord utilisées pour susciter des habitudes de consommation et doper les ventes des savonnettes ou cigarettes – en faisant croire par exemple aux suffragettes que fumer était un moyen d’émancipation… Ces stratégies commerciales ont ensuite été appliquées à la sphère politique, et notamment par la création de services de propagande impliqués, via la CIA, dans des coups d’État en Amérique centrale, usant de conflits d’intérêts et de corruption6 avec la multinationale, point de départ de Bananas (and kings).

Dans Bananas (and kings), plus de personnage central, si ce n’est la figure écrasante de la firme UFC avec ses dirigeants successifs, et une pluralité de figures historiques, du monde politique et économique, ainsi que des figures de l’ombre, les anonymes indiens et leurs fantômes. Au total, 43 rôles sont joués par quatre comédiens qui figuraient déjà dans la distribution d’Un démocrate, tous excellents, à commencer par l’instigatrice du projet, à la tête de sa compagnie, Idiomécanic Théâtre.

La pièce débute par une scène de tribunal représentant une audience à Los Angeles en 2012, qui a vraiment eu lieu à l’occasion de l’une des actions de plusieurs milliers de travailleurs contre les grands producteurs de bananes et leur fournisseur, Dow Chemical. Un des trois avocats, en robe, interroge le patron de Chiquita Brands sur l’utilisation du pesticide DBCP dans les plantations bananières depuis plusieurs décennies. Le produit a été interdit aux États-Unis en raison de sa dangerosité en 1979, mais la Chiquita Brands ne s’estimait « pas responsable » car aucune preuve n’avait été apportée du lien de causalité entre l’utilisation du pesticide et les problèmes de santé (cancers, stérilité, malformations…) de ses travailleurs.

Un autre procès est mis en scène dans Bananas (and kings), fictif cette fois, qui est situé en 1905, un procès-mascarade pour dénoncer une justice corrompue, et qui a été construit comme un hommage à Brecht et au procès dans La Résistible Ascension d’Arturo Ui.

Julie Timmerman s’inscrit d’ailleurs bien dans cette tradition, impliquant la fameuse distanciation brechtienne, mais surtout dans l’esprit des mises en scène du Berliner Ensemble, avec des comédiens grimés, dont les visages fardés de blanc et cernés de traits noirs et rouges, sont grimaçants et presque menaçants, comme Katharina Thalbach, fille de la célèbre actrice dudit Berliner Ensemble les a récemment utilisés dans sa mise en scène d’Arturo Ui à la Comédie française en 20177, après que Heiner Müller a exploité magistralement cette esthétique lors de sa création de la même pièce en 1995.

Dans Bananas (and kings), parfois presque didactique parce que très documenté (il ne s’agit pour autant pas de théâtre documentaire), le spectateur apprend beaucoup, l’humour est omniprésent, y compris dans les passages les plus sombres d’une histoire de près d’un siècle et demi, qui mêle spoliations, violences physiques, détournement d’argent public, atteintes à l’environnement et à l’éthique…

Ce passif d’une agriculture intensive, qui a pollué les sols et empoisonné les hommes, ainsi que ce passé de soutien financier des dictateurs et des milices qui a été juridictionnellement sanctionné, n’ont pas empêché la Chiquita Brands d’obtenir récemment le label « Rainforest Alliance » qui récompense les entreprises pour leurs efforts en matière d’écologie et de droits de l’Homme…

Plus les spectateurs seront nombreux lors des représentations de Bananas (and kings), plus les esprits seront éclairés sur ce nouvel exemple de la relativité de la force du droit face aux intérêts économiques, y compris quand ils entraînent des dommages irréparables8. Julie Timmerman rend ses lettres de noblesse au théâtre politique en faisant le procès dramaturgique de l’UFC, des « républiques bananières » et des démocraties qui les ont cautionnées.

Bananas (and kings) : le procès de la United Fruit Company et des républiques bananières

La Reine Blanche

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cour Suprême (États-Unis), 26 avr. 1909, 213 U. S. 347, American Banana Co. v. United Fruit co.
  • 2.
    CJCE, 14 févr. 1978, n° 27/76, United Brands Company et United Brands Continentaal BV c/ Commission ; sur ces contentieux, v. Saulnier E. et Cassia P., « L’imbroglio de la banane », Rev. UE 1997, n° 411, p. 527-544.
  • 3.
    Plusieurs vagues de contentieux se sont déroulées devant l’organe de règlement des différends s’agissant du régime européen d’importation de bananes, que les entreprises américaines productrices en Amérique latine contestaient car il favorisait les pays d’Afrique Caraïbe Pacifique (ACP). Les premiers recours ont été déposés en 1995 par l’Équateur, le Guatemala, le Honduras, le Mexique et les États-Unis et partiellement résolus en 2000 et les seconds par le Honduras, le Nicaragua et le Panama en 2005 avec une solution de compromis trouvée en 2012.
  • 4.
    https://www.fidh.org/IMG/pdf/rapport_chiquita-2.pdf.
  • 5.
    Le texte a été publié en 2020 par C&F éditions, avec un dossier (« Edward Bernays, petit prince de la propagande »).
  • 6.
    Ce spectacle a été brièvement chroniqué dans « Les In et les Off de Droit en scène » sur Amicus radio en collaboration avec la revue Esprit, durant le festival d’Avignon 2019 : https://lext.so/kgmYps.
  • 7.
    V. la chronique « Du droit dans les arts » sur ce spectacle : Saulnier-Cassia E., « La résistible ascension des (criminels) politiques vers le pouvoir suprême », LPA 21 avr. 2017, n° 126a7, p. 12.
  • 8.
    V. la précédente chronique « Du droit dans les arts » sur le scandale écologique et sanitaire du Teflon : Saulnier-Cassia E., « Dark Waters : le procès du PFOA », LPA 30 juill. 2020, n° 155m8, p. 22.
LPA 29 Sep. 2020, n° 156t4, p.23

Référence : LPA 29 Sep. 2020, n° 156t4, p.23

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