Chris Potter ou le néo-classicisme
Chris Potter.
Michael Piazza
Toutes les évolutions, et même les soubresauts qui ont parcouru l’histoire du jazz ont été intégrées, au moins partiellement, dans le langage médian de cette musique. John Coltrane divisait-il la critique et heurtait-il les spectateurs d’un célèbre concert parisien avec Miles Davis ? Les saxophonistes de jazz ont été largement coltraniens et post-coltraniens. Le free jazz a-t-il été un point d’incandescence que n’osait approcher une partie du public ? Il couve désormais sous l’improvisation libre inscrite dans le discours post-be bop dominant.
Des musiciens de très grand talent ont contribué à fixer un langage instrumental syncrétique et des formes œcuméniques d’interprétation. Parmi les saxophonistes, Michael Brecker a été de ceux-là. Chris Potter, l’un des plus remarquables saxophonistes de sa génération, a repris le flambeau et le « cas Potter » est intéressant dans cette généalogie, précisément parce qu’il est un descendant direct de Brecker. Un « post » de deuxième génération, en quelque sorte… Deux disques publiés simultanément, l’un en sideman et l’autre en leader constituent de bons exemples de l’art du musicien.
L’album de Mihály Dresch est un enregistrement de concert réalisé en 2012 à Budapest. Les liens de Chris Potter avec le saxophoniste hongrois sont intimes (l’épouse de ce dernier, elle aussi Hongroise, est à l’origine de la rencontre entre les musiciens, et l’on remarque que son prénom sert de titre au disque, qui contient la composition du même nom). Les liens sont surtout stylistiques : Mihály Dresch est le parfait représentant d’un jazz associant un soubassement be bop à la fulgurance d’un jeu moderne, dans lequel les audaces harmoniques d’hier et les excursions hors de la tonalité – jeu inside/outside, comme on dit – sont typiques. L’interprétation du bien nommé Free est révélatrice à cet égard ; l’expression très énergique des deux musiciens est décuplée dans la spontanéité du live, et l’on notera la manière dont le saxophoniste utilise les chromatismes.
Avec son troisième enregistrement pour la marque de disques ECM, Chris Potter effectue un retour au quartet classique. Une écoute distraite pourrait faire croire à une approche convenue. Or, très loin d’un simple alignement des interventions solistes, se développe ici un art consommé de l’écoute de l’autre, par intégration en chorus des tournures développées par David Virelles, pianiste d’origine cubaine dont la rencontre avec le saxophoniste est déterminante. Cette alchimie avec le piano est d’ailleurs l’une de choses que recherche Chris Potter, comme le montrait précédemment son travail avec Kevin Hays (Lift : Live at the Village Vanguard, 2004) et, plus encore, Craig Taborn (Underground). S’ajoute ici une complicité que l’on doit certainement au fait que la formation a largement donné le répertoire de ce disque en concert avant de procéder à son enregistrement. Un titre comme Yasodhara devrait faire école !
Pas plus que Brecker n’était un simple épigone de Coltrane, Potter ne peut être considéré comme celui de Brecker. D’abord, les influences sont multiples : si la mise en place du jeu est breckérienne, on trouverait chez lui des accointances avec Joe Henderson s’agissant du débit dans l’improvisation. Surtout, la structure de la phrase, la fragmentation des séquences, la découpe des phrases, qui le font passer par des chemins assez tortueux, constituent les caractéristiques les plus personnelles de son jeu, qui conjugue l’âpreté et la générosité.
Il reste à se demander si, comme on l’a fait pour Brecker en son temps, les qualités d’un instrumentiste et les possibles dans l’art de l’improvisation ne s’épuisent pas dans le discours d’un musicien (trop) maître de son art. Dans son disque en leader, d’ailleurs, le changement d’instruments – saxophones ténor et soprano, clarinette basse, flûte – pourrait être le symptôme d’une diversification de surface afin de masquer la standardisation des caractéristiques de son expression. On s’en gardera bien et on écoutera avec attention Memory and Desire, qui permet au soprano de renouer, avec des instants superbes, avec cet instrument, tel que fut, naguère, l’enregistrement de Moving in. Puis, l’art de la ballade est consommé, de Zea à The dreamer is the dream. Est-ce un hasard si ces moments limpides servent de titre aux deux albums ?