Continental films, le cinéma français sous l’Occupation
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Parler du cinéma sous l’Occupation est un exercice difficile voire périlleux. Terrain miné qui réveille mémoires et polémiques, il évoque le débat sur le positionnement des artistes et des intellectuels pendant l’Occupation allemande. On renvoie pour ce qui concerne le milieu littéraire au livre de Pierre Assouline : L’épuration des intellectuels.
Ce n’est pas le moindre des talents de Christine Leteux d’avoir osé et su dans Continental films, le cinéma français sous l’Occupation (Christine Leteux, Paris, 2018), ouvrage charpenté autour de thématiques passionnantes, narrer la création et le fonctionnement de la firme allemande qui allait produire un grand nombre de films, de février 1941 à avril 1944, dont certains incontournables du cinéma français. Ainsi des Inconnus dans la maison ou l’énigmatique Le Corbeau qui valut à Henri-Georges Clouzot quelques déboires et une mauvaise réputation.
Qui furent les metteurs en scène, acteurs, régisseurs, décorateurs, recrutés par la Continental ? Comment pouvaient-ils ensuite la quitter et à quel prix, à quoi se rapporte « l’affaire Harry Baur » — particulièrement nauséabonde ? Telles sont, parmi d’autres, les questions auxquelles répond avec force détails et anecdotes Christine Leteux. La documentation est solide. Le style précis. Et la réflexion que ce livre suscite va bien au-delà des enjeux cinéphiliques. On est replongé non seulement dans l’univers de la production filmique organisée par les nazis, mais dans l’histoire. En fond il y a tous les enjeux, les drames de l’époque : le monde du cinéma, pas moins qu’un autre, n’échappe aux faiblesses et aux vilénies, tout n’y est pas toujours bien joli. On se fait des crocs-en-jambe, l’antisémitisme ambiant encourage parfois d’ignobles attitudes. Avec à chaque page la question lancinante et la plus inconfortable qui soit : qui sommes-nous pour juger et faut-il punir ceux qui ont tourné pour la firme allemande ? Ce sera la mission confiée, ce que narre l’auteure, au CLCF pour les metteurs en scène et à une autre commission pour les acteurs. On en saura plus en lisant le livre.
L’usine à films. Mais au fait de quoi s’agit-il ? La Continental, qui s’en souvient ? Qui y fait attention aujourd’hui à la lecture d’un générique en noir et blanc ? Qui était derrière cette firme ? Les cinéastes pouvaient-ils conserver une marge de liberté créatrice ? Comment le régime nazi exerçait-il son contrôle sur les tournages et les montages ? Christine Leteux raconte à plusieurs reprises comment, au cœur des discussions, est à cette époque… le contrat. Exiger l’application du contrat, passer entre les mailles du contrat, utiliser les silences du contrat, puis si besoin sortir du contrat, telles sont les figures imposées pour sauver sa part de liberté et de créativité. Beaucoup s’y sont cassés les dents, quelques-uns, parfois douloureusement comme Marcel Carné sur le tournage des Évadés, ou Henri Decoin qui va jusqu’au tribunal, réussirent à tenir tête aux exigences d’un Alfred Greven, placé à la tête de la Continental par un certain Goebbels, le créateur de la firme, qui surveillait tout mais dont Alfred Greven entendait aussi s’affranchir. Le livre raconte les jeux d’influence au sein du régime nazi lui-même.
Une galerie de portraits. Le livre met en scène des femmes et des hommes ; leur destin, leurs choix. Alfred Greven donc. Mais aussi évidemment Arletty et sa liberté assumée, Mireille Balin et son triste destin, Ginette Leclerc et ses choix aventureux. Un chapitre fort intéressant est consacré aux Russes qui après l’exode de 1917 sont venus en France et qui ont grossi le personnel de la Continental. On fait ici connaissance des trajectoires et vies des régisseurs, décorateurs, monteurs russes. On laisse au lecteur (re-) découvrir les Danièle Darrieux, Maurice Tourneur, André Cayatte, Henri Decoin, Albert Préjean, Christian-Jaque, Ginette Leclerc, Fernandel, Jean-Paul Le Chanois, Noël Roquevert, Suzy Delair, Harry Baur, et bien d’autres, figures emblématiques du cinéma aux prises avec leur époque. L’auteure, c’est ce qui rend le livre si passionnant, ne juge personne, même si la plume est parfois plus sympathique pour certains que d’autres. Elle rétablit avec les faits une certaine vérité. Bertrand Tavernier, signataire de la préface, ne s’y est pas trompé en rendant hommage au livre.
Pour les cinéphiles, ce livre Continental Films est une pépite documentaire qui ajoutera à leur culture. Pour eux et pour tous les autres, il est avant tout un vrai livre d’histoire et de réflexion sur cette période.