Des châteaux qui brûlent : une séquestration de ministre dans un abattoir de poulets qui tourne à la fête ?

Publié le 19/05/2023

La pièce Des châteaux qui brûlent, adaptée par Anne-Laure Liégeois du roman éponyme d’Arno Bertina, met en scène une occupation d’usine avec séquestration d’un ministre qui fait écho aux différents scénarios pouvant suivre l’annonce d’un plan social, avant de basculer dans une fable allégorique où la fête devient l’ultime moyen fantasmagorique de la révolte ouvrière… jusqu’au couperet final.

L’usine est une source d’inspiration littéraire fréquente, suscitant parfois des adaptations théâtrales, mais aussi des créations dramaturgiques propres, tant le lieu en tant que tel est plein de ressorts scénographiques permettant de « souligner les stéréotypes propres à des organisations hiérarchiques caricaturales favorisant les cloisonnements et prolongeant les déterminismes sociaux »1. Les textes dramaturgiques2 se focalisent sur deux terrains principaux, qui se recoupent partiellement : les conditions de travail des ouvriers et les (ré)actions syndicales face aux plans sociaux.

Les auteurs dénoncent donc systématiquement (directement ou indirectement) les conditions de travail, notamment dans l’industrie agroalimentaire, en lien avec la mondialisation et les dérives de l’ultralibéralisme. L’un des meilleurs exemples est À la ligne. Feuillets d’usine, le roman si poétique de Joseph Ponthus plusieurs fois adapté au théâtre3, lequel, à travers le récit de la mécanisation et la répétitivité des gestes sur la chaîne de découpe d’une usine de poissons et d’égouttage de tofu ou dans un abattoir, stigmatise la pénibilité du travail ouvrier (froid, horaires décalés, éloignement, poids des charges à soulever), mettant en jeu et en danger le principe de dignité de la personne. Par ailleurs, comme de tristes échos à l’actualité, de nombreuses adaptations théâtrales récentes de romans contemporains mettent en scène des réactions syndicales diverses face à des menaces de fermetures d’usines (7 minutes comité d’usine de Stefano Massini4 ou encore Les vivants et les morts de Gérard Mordillat5).

Arno Bertina a choisi de situer Des châteaux qui brûlent dans un abattoir de poulets qu’il place dans le Finistère. Le spectacle commence déjà quand les spectateurs s’installent dans les gradins, ne pouvant pas se dérober aux images qui défilent en boucle sur des écrans de télévision placés sur les côtés et qui diffusent des images de tri de poussins et d’œufs, de découpe, de transformation et d’emballage de volailles. Après un noir total ne laissant place qu’au vacarme assourdissant de machines d’usine, le texte prend d’abord vie avec une voix off qui se matérialise quelques minutes plus tard sur le plateau par une comédienne jouant l’une des ouvrières, rejoignant dans un espace-temps suspendu les autres protagonistes, d’abord muets, pour faire le récit de la situation qui va se jouer. Anne-Laure Liégeois a choisi de faire du livre découpé en chapitres-monologues une pièce chorale, modifiant donc assez radicalement la forme initiale et lui imposant des coupes drastiques, choix intelligents qui font de la pièce une œuvre complémentaire de cet imposant et haletant roman6.

Placée en liquidation judiciaire, l’usine reçoit la troisième visite du secrétaire d’État à l’Industrie, lequel, d’un mot malheureux, va provoquer l’idée de sa séquestration, « un truc illégal ». Le personnage n’est pas ordinaire, et donne finalement l’apparence d’être quasiment consentant à cette captivité qui signe nécessairement l’arrêt d’une carrière politique courte, à l’issue d’un parcours atypique. Le type même de profil venant de la société civile et croyant jusqu’à son entrée en fonction pouvoir changer le monde, tout comme sa conseillère, une ancienne syndicaliste passée de « l’autre côté », c’est-à-dire celui du ministère, un monde auquel elle n’appartient pas, et devenue, de fait, une traîtresse pour son ancien milieu.

Son ancien milieu, c’est la dizaine d’hommes et de femmes en colère, les ouvriers de cette usine où les poulets passent par tous les stades entre leurs mains avant d’être mangés à l’autre bout du monde. Les discours culpabilisants et moralisateurs du secrétaire d’État, qui tente de les alerter sur la nécessité de changer les méthodes et circuits de production pour arrêter la malbouffe, favoriser le développement durable, la décroissance, cesser l’exploitation de l’Afrique depuis l’arrêt des subventions à l’exportation par la Commission européenne7, n’ont que peu d’effet sur ces ouvriers français qui se fichent « du Cameroun », de « casser un système » et de « lutter contre le pillage du sud ». Ils ne veulent que conserver leurs emplois chez eux, malgré le bruit dans les oreilles, les crampes dans les mains, la fatigue dans tout le corps. Ils veulent éviter la fermeture de l’usine qui menace depuis la réduction de moitié de leurs effectifs et la procédure de liquidation judiciaire en cours devant le tribunal de commerce.

L’occupation de l’usine, où les points de vue s’opposent de manière non manichéenne, se transforme en source d’angoisse, mais aussi d’utopie, notamment en passant en revue des précédents inspirants. Après le souvenir des chemises déchirées des cadres d’Air France, c’est l’expérience réussie des Fralib8 qui est évoquée pour envisager la constitution d’une SCOP9, c’est-à-dire la reprise en main autogérée de l’usine10, débattue mais finalement écartée. D’une solution bien « légale » et réaliste, les salariés, à bout d’idées mais pas d’illusions, passent à celle de la fête pour essayer de prendre le système de court.

Si la majorité du public applaudit et chante en chœur (en particulier « on lâche rien »), riant du délire qui envahit le plateau où les comédiens, sous les cotillons, arrivent progressivement déguisés en poulets géants, après que des volailles vivantes leur sont parvenues par ballons gonflés à l’hélium, une autre partie des spectateurs se souvient peut-être de la fermeture de l’abattoir du volailler Tilly-Sabco dans le Finistère en 2021 (quatre ans après la publication du roman) après que les salariés eurent pourtant tenté par tous les moyens de sauver leur emploi et leur lieu de travail, de la distribution gratuite de poulet aux recours contentieux, contestant sans succès l’arrêt des restitutions à l’exportation11 qui, seules, avaient permis la survie de l’entreprise, acculée à la fermeture en 2021. Il faut attendre les dernières secondes des 2 heures 20 de représentation pour que tout le monde comprenne que Des châteaux qui brûlent d’Anne-Laure Liégeois et Arno Bertina allaient vers une issue inévitablement funeste…

En pratique

Des châteaux qui brûlent

Adaptation d’Anne-Laure Liégeois et Arno Bertina

Théâtre de la Tempête (Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris), avril 2023

Tournée pour 2024-2025 en cours de programmation

Notes de bas de pages

  • 1.
    V. « La représentation dramaturgique du travail à travers l’exemple des professions de valets et d’ouvriers » in B. Lopez et F. Monnier (dir.), Travail des gens de théâtre, Actes du colloque du 27 janvier 2023, à paraître, Classiques-Garnier.
  • 2.
    V. tous les exemples cités in « La représentation dramaturgique du travail à travers l’exemple des professions de valets et d’ouvriers », B. Lopez et F. Monnier (dir.), Travail des gens de théâtre, Actes du colloque du 27 janvier 2023, à paraître, Classiques-Garnier.
  • 3.
    V. not. l’adaptation de Katja Hunsinguer, au Théâtre du Train Bleu à Avignon durant le Festival off 2022.
  • 4.
    La traduction française, 7 minutes. comité d’usine, de Pietro Pizzuti, est parue à L’Arche en 2018. La pièce a été créée au Vieux-Colombier en 2021 dans la mise en scène de Maëlle Poésy ; v. E. Saulnier-cassia, « 7 minutes ou 11 travailleuses en colère au Vieux-Colombier », Actu-juridique.fr, 19 oct. 2021, n° AJU002f9.
  • 5.
    Le roman Les Vivants et les Morts de Gérard Mordillat a été publié en 2005 chez Calmann-Lévy. Il a été adapté cinq ans plus tard en série télévisée par l’auteur, et au Théâtre du Rond-Point en février 2023.
  • 6.
    A. Bertina, Des châteaux qui brûlent, 2019, Folio ; v. aussi dans une forme de prolongement, A. Bertina, Ceux qui trop supportent. Le combat des ex-GM&S (2017-2020), 2021, Verticales.
  • 7.
    Dans le cadre de la PAC, un règlement prévoyait que les différences entre les prix du marché mondial et les prix de l’Union pouvaient être couvertes par des restitutions à l’exportation dans un certain nombre de secteurs, notamment celui de la volaille, qui ont diminué sur plusieurs années pour disparaître en 2013, sauf en cas de crise. Elles bénéficiaient dans ce secteur à deux entreprises pour des exportations au Moyen-Orient ; v. également infra note 11 sur la question de l’arrêt des restitutions.
  • 8.
    Soixante-quinze anciens ouvriers d’Unilever ont résisté pendant plus de trois ans en occupant leur usine d’Aubagne et en trouvant la solution « légale » de la SCOP, créant ainsi SCOP-Ti (et la marque de thé 1336 en référence au nombre de jours de lutte), une coopérative en activité depuis 2015.
  • 9.
    La Société coopérative de production (dont le statut a été créé par la loi n° 78-763 du 19 juillet 1978 modifiée en 1992) s’articule autour d’une gouvernance démocratique où les salariés sont obligatoirement les associés majoritaires de la société.
  • 10.
    L’autogestion est également débattue dans Huit heures ne font pas un jour de R.-W. Fassbinder, adapté par Julie Deliquet au TGP, Centre national dramatique de Saint Denis, en septembre-octobre 2022.
  • 11.
    La demande en référé de restitution des aides à l’exportation a été rejetée en 2016 (Trib. UE, 14 janv. 2016, n° T-397/13) par le Tribunal et, si la Cour de justice de l’Union européenne a finalement annulé le règlement en 2017 (CJUE, 20 sept. 2017, n° C-183/16 P), c’est uniquement pour vice de procédure et en maintenant ses effets dans le temps jusqu’à l’adoption d’un nouveau texte.
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