Des livres empruntés

Publié le 14/09/2022

Sacher/AdobeStock

Jean-Baptiste Tenant de Latour (1779-1862) est qualifié, dans les dictionnaires, de bibliographe français. En 1846, il fut nommé bibliothécaire du roi Louis-Philippe Ier, au palais de Compiègne. Une charge qui était justifiée. La somme de ses connaissances a été réunie dans ses Mémoires d’un bibliophile, ouvrage paru en 1861. Ce livre se présente sous forme de lettres à une femme bibliophile (« la comtesse de Ranc… » [Le Masson de Rancé]), et se compose de nombreuses réflexions sur la bibliophilie, les écrivains et le monde des Lettres. Nous reprenons cet été la publication de la Lettre XI consacrée au « Cabinet de M. Turgot ». BGF

« J’ai la traduction de Perse par Sélis, celle de l’abbé Lemonnier, plus la polémique élevée entre eux à ce sujet, avec autographe de Sélis ; la traduction de Phèdre par Lallemant, avec des fables réformées dans la plupart des autres traductions ; la Pharsale de Lucain, traduite en vers par Brébeuf ; belles gravures. J’ai la traduction des Commentaires de César, par Perrot d’Ablancourt, suivant le mot connu ; l’une des belles infidèles, mais j’ai la même plutôt refaite que révisée par feu M. de Wailly, sur le travail de Le Mascrier, qui, lui-même, avait opéré sur celui de Perrot d’Ablancourt ; l’excellente traduction de Tacite de M. Louandre, ouvrage couronné par l’Académie française.

J’ai la traduction de Quinte Curce par Vaugelas ; celle de Cornélius Nepos, avec des notes géographiques, historiques et critiques ; enfin celle d’Eutrope par l’abbé Leveau, exemplaire du savant Desmarquets. J’ai les traductions de Velleius Paterculus et de Florus, par l’abbé Paul, le Salluste du P. d’Hotteville. […] Cet affreux père d’Hotteville aucun de ses ouvrages ne devrait être admis dans la bibliothèque d’un amateur, ni son nom dans aucune œuvre se rattachant à la bibliographie, s’il faut croire ce qui m’a été raconté de lui par un de mes anciens professeurs, longtemps son commensal à l’Oratoire, et il ne m’est pas permis d’en douter. Le père d’Hotteville passait pour traiter avec une odieuse brutalité les livres qu’il empruntait de ses confrères. Néanmoins mon professeur, très jeune oratorien alors, ne crut pas pouvoir refuser de prêter un grand cellier de l’ordre, comme l’était le père d’Hotteville, un volume auquel il tenait beaucoup. Seulement il le conjura d’en avoir grand soin, ce qui lui fut promis de la manière la plus propre à le bien rassurer. Il avait, en effet, repris un peu de confiance lorsque, quelques jours après, entrant dans la chambre du P. d’Hotteville, il aperçut avec une douloureuse stupeur, sur une table de nuit, son malheureux livre qui, dernière lecture du soir de son vieux confrère, avait été marqué à la page où il se proposait de la reprendre avec le bout de la chandelle de suif qui l’avait éclairé. Mon pauvre professeur, à vingt années de distance, et après deux grandes révolutions, rugissait de colère en me racontant le fait : les profanes mêmes comprendront sa rancune ». (À suivre)

Plan
X