Deux grandes voix du théâtre à La Scala

Publié le 14/04/2023

Dominique Valadié prête sa voix au monologue de Beckett dans Premier Amour

La Scala

Weber à vif : saga poétique

Dans la grande salle du théâtre de La Scala à Paris, on retrouve Jacques Weber, ce prix d’excellence du Conservatoire de Paris qui snoba la Comédie-Française pour une carrière plus vagabonde et qui aborde aussi l’écriture avec une récente publication, empruntant son titre à une chanson de Louis Chédid : « On ne dit pas assez que l’on aime ». Dans ce spectacle, il fait cette déclaration à des textes aimés de la littérature et de la poésie, allant librement d’Edmond Rostand à Tom Stoppard, de Rimbaud à Paul Claudel, de Courteline à Maiäkowski, de Corneille à Marguerite Duras, d’Antonin Artaud à Raymond Devos.

Outre le plaisir de recevoir ces textes donnés avec générosité et un talent qui n’a plus rien à prouver la singularité de ce spectacle, c’est que le dire est accompagné de musique. Deux rencontres récentes de Jacques Weber sont à l’origine de ce projet, celle de Pascal Contet, un accordéoniste de renommée internationale, aux 40 albums avec des participations éclectiques au théâtre, aux arts visuels, aux lectures musicales et à la musique de chambre, et celle d’un virtuose de l’harmonica, Greg Zlap, surnommé le « prince de l’harmonica » aussi à l’aise dans des orchestres symphoniques quand il jouait avec Vladimir Cosma dans ses musiques de films, qu’auprès de Johnny Hallyday qu’il a accompagné durant 10 ans dans ses concerts.

La complicité du trio est d’autant plus évidente que les musiciens improvisent en toute liberté et que Jacques Weber en fait autant, accompagnant son récit de textes, d’analyses parfois mordantes sur le théâtre, de souvenirs personnels, de rencontres, selon ses humeurs. Elles étaient « râleuses » ce soir-là. En quelque sorte, tous les soirs « on improvise », pas banal, vraiment !

Cette soirée, Greg Zlap nous a semblé au mieux de sa forme, improvisant longuement fougue et volupté. Une vraie performance montrant ce que ce minuscule instrument est capable de donner et prouvant que l’énergie furieuse du rock s’accorde fort bien avec Corneille et Claudel.

Weber à vif, jusqu’au 26 avril à La Scala

13 boulevard de Strasbourg, 75010 Paris

Premier Amour : une nouvelle de Samuel Beckett

Alors que l’on peut voir son En attendant Godot dont on a rendu compte dans la grande salle de la Scala, Alain Françon met en scène dans la petite salle une nouvelle de Samuel Beckett, écrite en 1946, alors que le prix Nobel était encore inconnu. Il le restera quelques années encore, mais dès 1951, Maurice Nadeau écrivait dans Combat un article intitulé : « Samuel Beckett : En avant vers nulle part » : « il serait étonnant qu’on n’entendit pas parler dans les mois à venir de cet Irlandais, réputé pourtant, et à juste titre, difficile, obscur, déconcertant ». La nouvelle ne sera publiée qu’en 1970 aux Éditions de Minuit par Jérome Lindon, exécuteur testamentaire qui rappelait : « Pas de musique, pas de décor, pas de gesticulation ».

Cette exigence est ici respectée : une toile de fond représentant un grand crâne vide, une chaise ; sont posés sur le sol un chapeau, une veste, un pantalon, des chaussures… ce qui reste du père disparu. La mort du père ouvre la pièce.

Noirceur, causticité, humour, désarroi d’un fils qui auparavant vivait tranquillement dans l’abri de sa chambre et qui, expulsé de sa maison natale, passe ses journées sur un banc entouré d’arbres morts jusqu’à l’arrivée de Loulou, pauvre fille vivant de la prostitution (ce qu’il découvre plus tard). Elle l’importune, il le lui dit brutalement, mais elle veut s’occuper de lui, il la suit, elle lui donne un enfant, il s’enfuit : « Il m’aurait fallu d’autres amours, peut-être. Mais l’amour, cela ne se commande pas », conclut-il. Tout Beckett est dans ce « peut-être ».

Rarement transposée au théâtre, la nouvelle a été défendue par des acteurs comme Michael Lonsdale et plus récemment Sami Frey. Pour la première fois, ce monologue dévastateur est confié à une femme, Dominique Valadié, la grande dame de notre théâtre à l’exemplaire carrière : Vitez, Deschamps, Françon, Comédie-Française… aussi à l’aise dans le comique que le tragique. Vu la misogynie largement assumée du héros, ce choix est audacieux.

Mais on comprend qu’elle ait été tentée par cette expérience, car elle a mis sa voix, capable de tous les rythmes et de toutes les sonorités musicales au service des textes. Et ici, quel fichu texte !

Chignon austère, visage grave, regard allant d’un spectateur à l’autre avant de le dissimuler derrière des lunettes noires, elle décortique la phrase avec une sorte de désinvolture, mêlant sécheresse du ton, familiarité, étonnement, ironie, passant du grave à l’aïgu, de la vacherie à la mélancolie. Presque mêlée aux spectateurs dans la petite salle, elle leur conte une histoire qui n’a rien d’un conte de fées, la noirceur et la violence ne faiblissent jamais mais elle les transforme en un rendez-vous que les grands contempteurs de tous les temps nous donnent avec les Frères humains de François Villon.

Premier Amour, jusqu’au 19 avril à La Scala

13 boulevard de Strasbourg, 75010 Paris

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