Deux œuvres orchestrales de Bartók revisitées
BIS Records
Cet album offre sans doute une forme de couplage idéal de deux œuvres orchestrales phares de Béla Bartók, dans des interprétations magistrales. Musique pour cordes, percussion et célesta est le fruit d’une commande de l’Orchestre de chambre de Bâle et de son chef, Paul Sacher, qui en assureront la création en janvier 1937. Bartók n’utilise pas l’appellation de musique de chambre, mais entend signifier par le terme neutre de « Musique » le caractère spécifique d’une composition réunissant un effectif restreint de cordes réparties en quatre groupes distincts, face à celui des percussions, outre le piano et le célesta. Nullement abstraite mais savamment construite, elle est constituée de quatre mouvements alternant lent et vif, chacun d’une durée à peu près équivalente. L’exécution qu’en proposent Susanna Mälkki et ses forces d’Helsinki restitue toute l’étrangeté qui ressort de cet instrumentarium inédit en même temps que l’immense séduction exercée, malgré une étonnante complexité. Ainsi de la longue fugue sur laquelle est bâti l’Andante tranquillo, ligne sinueuse mais inexorable de son langage presque primitif, et d’une symétrie parfaite avec ses vastes crescendos et decrescendos après un formidable climax. Un cheminement entre chaos et ordre. L’Allegro énergique qui suit, d’une belle vitalité rythmique, voit les groupes de cordes être talonnées par les accords du piano et les interventions fantomatiques du célesta puis des timbales. Ces oppositions sont magistralement jugées et la réexposition avec son instabilité rythmique figure un irrésistible tourbillon. Le second Adagio offre un caractère nocturne dans sa forme en arche. Rarement le climat angoissant que recèle cette partie n’a-t-il été poussé aussi loin : accords secs du piano, convulsion sonore proche du sentiment d’horreur. Susanna Mälkki distille ces effets sonores avec une intensité peu commune. Tout comme elle souligne le contraste saisissant de l’exubérant finale : une atmosphère de danse populaire presque enivrante à travers sa pléthore de rythmes irréguliers.
Une même exécution superlative caractérise le Concerto pour orchestre. L’attention est captée dès les premières mesures pour ne plus faiblir. Le premier volet de l’Introduzione, lente progression de climat angoissant, laisse place à la section rapide d’une rigoureuse articulation jusqu’à l’atteinte d’un point d’orgue d’une force tellurique. On savoure l’intervention des bois, rappel d’airs arabes entendus par le musicien en Algérie. L’étonnant second mouvement, « Jeu de couples », Allegro scherzando, souligne l’espièglerie des traits des bois par deux, dans une scansion implacable et souple à la fois. À l’Elegia, cœur de cette forme en arche affectionnée par Bartók, la réminiscence du « Lac de larmes » que découvre l’ouverture de la 6e porte dans Le château de Barbe-Bleue, traduit avec une terrible évidence le « lugubre chant de mort » décrit par l’auteur. Le chromatisme est ici poussé à ses limites de tension dans les grands accords-clusters, tels des cris de désespoir. La fin apaisée, mais déchirante, est d’une insondable tristesse. L’Intermezzo interrotto, de ton parodique, est tout aussi magistral de sa vraie-fausse nostalgie que crée une rengaine empruntée à une opérette hongroise. Là encore, le travail sur les contrastes entre groupes d’instruments n’a d’égal que le chatoiement du tissu musical. Du finale Presto, on admire l’architecture du gigantesque crescendo accelerando. La complexité de la fugue rappelle combien l’œuvre poursuit les innovations initiées dans Musique pour cordes, percussion et célesta. La péroraison est aussi fulgurante que grandiose d’un orchestre incandescent d’où surnagent les cuivres. Comme dans la première œuvre, et dans ce qui relève de la démonstration instrumentale, l’investissement de l’Orchestre Philharmonique d’Helsinki est sans pareil, quels que soient les pupitres. Voici des versions qui se placent aisément parmi les meilleures d’une discographie pourtant pléthorique, rehaussées par une prise de son d’un extrême relief.
• Béla Bartók : Musique pour cordes, percussion et célesta. Concerto pour orchestre
Helsinki Philharmonic Orchestra, dir. Susanna Mälkki
1CD BIS Records
Référence : AJU004y1