D’Harold Pinter à Emma Dante
Christophe Raynaud de Lage
L’Amant et La Collection au Théâtre de l’Atelier
Ici l’humour glacé, l’épure, le chic un peu snob, la jeunesse, et là, la truculence, la démesure, la vieillesse et la mort, la trivialité. Mais dans les deux cas, la transgression, la curieuse condition humaine et le suspense construisent deux spectacles de grande qualité.
D’abord, deux courtes pièces d’Harold Pinter, écrites dans les années 60, qui sont données à la suite, mais que l’on peut voir séparément. On les qualifie de « pièces de la menace ». Claude Régy, qui révéla Pinter au public français, les avait créées peu après. L’Amant, c’est un jeu de rôles mené par un couple pour pimenter leur relation. Le mari semble s’accoutumer et s’exciter de l’existence d’un amant que sa femme reçoit lorsqu’il part travailler dans la City. Il la questionne, elle reste évasive, puis on découvre que l’amant n’est autre que le mari lui-même. Cependant, se pose la question de savoir s’il n’y a pas tout de même, ou s’il n’y aura à l’avenir un autre amant, véritable celui-ci. Le mystère reprend ses droits, le silence et les mensonges aussi.
Jouée plus fréquemment, car plus complexe et élaborée, La Collection, pièce à quatre personnages, se passe dans le milieu sophistiqué de la mode à Londres. James, après que sa femme lui a avoué l’avoir trompé avec un jeune couturier rencontré lors d’un séminaire, en est obsédé. Il harcèle le jeune homme qui vit chez un ami plus âgé, téléphone, devient violent, tourmente sa femme. Au milieu de ces snobs un peu pervers qui s’amusent à le manipuler, entre doute et conviction, rien n’est certain pour cet homme, issu de classes populaires. Mais vérité ou mensonge, quoi de mieux pour tromper l’ennui ?
On pourrait penser que ces variations sur l’adultère sont bien désuètes à notre époque de grande liberté. Ce serait oublier le talent de Pinter, et son art du maniement des silences, du langage, de la suspicion permanente, d’une enquête appliquée aux sentiments plus qu’à l’action et qui ne sera jamais close : la vérité n’est pas de ce monde.
La mise en scène de Ludovic Lagarde est subtile, élégante dans l’esprit singulier de l’auteur oscillant entre l’inquiétude et la drôlerie, le flegmatisme et la cruauté, la perversité et la fragilité dans la fine traduction d’Olivier Cadiot.
Quant aux comédiens, ils sont tous excellents. Laurent Poitrenaux, est à la fois le mari-amant dans la première pièce et le mari jaloux dans la seconde, aux côtés de Valérie Dashwood, la femme légère, centre décentré de l’enquête. Et si le couple formé par Mathieu Amalric, noctambule ravagé que manipule Micha Lescot, son insolent amant, séducteur et prédateur, est davantage caricatural, cela ne nuit pas à la sobriété apparente de l’auteur.
Pupo di Zuccero et Scortecata au Théâtre de La Colline
En revanche, aucune sobriété dans les deux pièces d’Emma Dante présentées successivement au Théâtre de la Colline. La première, Pupo di zucchero, qui parle de ces poupées de sucre que l’on prépare le 2 novembre en Sicile, afin de fêter les disparus, et d’un un vieil homme solitaire qui en fabrique une pour que ses morts reviennent lui tenir compagnie, a été plébiscitée par le public et la critique. Beaucoup d’inspirations mêlées, dont celle de Kantor, un théâtre très gestuel, physique, avec des postures, du chant, des danses, des sculptures de Cesare Inzerillo, des dialogues dans un dialecte mystérieux (sous titrés) : tous les ingrédients sont réunis pour faire de ce spectacle d’Emma Dante une pièce à la force toute particulière, qui la propulse parmi les grands.
On rendra compte de la seconde pièce, toujours inspirée par les textes du poète sicilien du XIIe siècle Giambattista Basile « La Scortecata », en français « les deux vieilles ». Carolina, la plus jeune, presque centenaire, fait savoir à sa sœur Rusinella que le roi est tombé amoureux d’elle, alors qu’il n’a entendu que sa voix. L’aînée se moque, fait valoir les ravages du temps, et le ton monte dans un crescendo de chamailleries vachardes dont elles ont l’habitude, et qui n’épargne personne, pas même le roi ! Emma Dante tire le conte initial vers la trivialité, vers une véritable hécatombe de méchantes railleries.
Mais l’affection de l’aînée pour sa sœur l’emporte : elle cédera à tous ses caprices, convoquera une fée pour qu’elle lui donne la jeunesse, et ira jusqu’au geste suprême, révélé à la fin et qui donne tout son sens au conte.
Un décor minimaliste (deux chaises et une planche) et des performances exceptionnelles des deux comédiens qui incarnent les vieilles : Carmine Maringola et Salvadore D’Honofrio, silhouettes cassées en deux, recroquevillées, boitillantes, se tenant par la main pour s’asseoir, bavardant dans un langage onirique cassé lui aussi, comme des clochards sublimes, à la Beckett. Et comme chez l’Irlandais, le spectacle de la Sicilienne continue de vivre une fois le rideau tombé.
Référence : AJU009r2
