Dialogue imaginaire entre Erik Satie et John Cage

Publié le 23/01/2024

Erato

Qu’y a-t-il de commun entre Erik Satie et John Cage ? Le goût pour des pièces de piano aux titres plutôt énigmatiques et une écriture aux contours joliment obsessionnels. Fait étonnant : l’iconoclaste américain admirait son excentrique aîné français dont il a contribué dans les années 1960 à renouveler l’intérêt pour la musique. Satie ne serait-il pas l’un des pères de l’art conceptuel, s’interroge le pianiste Bertrand Chamayou ? Un art dont Cage est assurément une icône. D’où l’idée séduisante de bâtir un programme en forme de dialogue imaginaire offrant un ensemble de pièces caractéristiques de chacun d’eux : un panel d’œuvres hyper jouées et d’autres bien moins connues de Satie, entrelardées d’une kyrielle de morceaux de Cage, dissimulant à peine une profonde admiration pour le maître d’Arcueil.

Ainsi entend-on les incontournables Gymnopédies (1888) « musique d’un autre monde », souligne Chamayou, et son immuable balancement de valse à trois temps. Viennent aussi les deux séries de Gnossiennes. Le premier set (1890) exhale un charme berceur finalement captivant, comme « des obsessions », dira Jankélévitch qui y voit « trois danses sacrales ». L’autre ensemble, plus tardif (1897) et publié seulement en 1968, offre un cheminement plus clair, un chant épanoui dans les arabesques de la main droite et une aura de mystère. Chassez le naturel… Les Véritables préludes flasques (pour un chien) de 1912, parodiant peu ou prou le style baroque, constituent une gentille moquerie ou une vraie rosserie vis-à-vis du « Bon Claude » (Debussy). Une poignée d’autres pièces peu jouées aujourd’hui enrichit singulièrement le propos. Elles sont tellement singulières qu’on se demande « si certaines avaient vraiment été conçues pour être jouées », s’interroge Chamayou. Ainsi des courtes vignettes extraites de Sports et Divertissements (1914).

John Cage (1912-1992) n’est pas le moins du monde hors de propos en pareille compagnie. Bien au contraire, dès lors qu’il a été le chantre de l’expérimentation du hasard en composition, et partisan de l’épure jusqu’à idéaliser le silence. L’étrangeté de A Room voisine avec le minimalisme de Swinging ou le côté obsessionnel de Perpetual Tango, à rapprocher de celui de Satie. Le morceau In a Landscape, d’une durée substantielle pour l’américain (8’), est en réalité composé de diverses séquences flattant le registre aigu du piano et dont les effets de pédale créent un climat nocturne et apaisé. Tandis que Dream (1948) installe un univers tout en questionnement, logé dans le registre médian du clavier et développant des résonances envoûtantes. Pour Chamayou, ces deux pièces montrent « un lien de filiation directe » avec le musicien français. Au demeurant, celle par laquelle il inaugure son programme, All Sides of the Small Stone, For Erik Satie, attribuée à Cage, restitue habilement le fameux balancement lancinant « à la Satie ». Une sorte de « gymnopédie apocryphe » !

Bertrand Chamayou, qui reconnaît n’avoir « longtemps pas su quoi penser de la musique d’Erik Satie », et ne l’avoir jouée en public que tout récemment, la fait sienne d’emblée. La manière est des plus naturelles, se pliant aux indications aussi sourcilleuses que parfois ésotériques du maître. De Cage, il fait tout aussi bien ressortir un langage aux tonalités aussi étranges que minimalistes. Un autre intérêt pour ce projet a été de réaliser l’enregistrement dans un lieu tout particulier, le Studio Miraval, en Provence, créé dans les années 1970 par le pianiste de jazz Jacques Loussier. La prise de son a été étudiée pour s’adapter aux caractéristiques de la musique, singulièrement celle de Satie « qui ne demandait pas d’amplitude dynamique à la manière de Liszt ou de Chopin ». D’où une acoustique intimiste plaçant le Steinway très proche. Là où musique et technologie sonore se rejoignent pour un audacieux face-à-face.

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