Don Carlos à l’Opéra de Lyon
Donner la version française de Don Carlos dans une quasi intégralité, sur les pas de la production remarquée de l’Opéra de Paris en début de saison tenait de la gageure. La comparaison ne tourne nullement au désavantage de la capitale des Gaules. Car voilà bien une représentation passionnante comme on en rêve ! Qui se paie le luxe même de restaurer le ballet de La Peregrina et toute la substance de plusieurs duos raccourcis ou coupés par Verdi lors des remaniements successifs de l’œuvre. « Don Carlos est bel et bien un opéra du malheur », qui broie tous ses personnages, ainsi que le voit Christophe Honoré, qui dans sa mise en scène joue l’épure et le souci de démythifier ce qui a souvent été vu comme une fresque historique, prétexte à effets spectaculaires. Le choix de la version française de 1867 nous ramène au plus près de la vérité historique et permet de saisir les vraies implications. Là où la version italienne resserrée en quatre actes laisse pour acquis un certain nombre de présupposés, cette trame intégrale d’origine les explicite.
D’une grande lisibilité, la régie insuffle vie, souvent de manière impressionnante, à cette tragédie du pouvoir. On ne cherchera pas de datation décorative. Christophe Honoré se coule dans une certaine intemporalité de l’histoire et saisit avant tout des caractères. Car comme souvent chez Verdi, le grandiose côtoie le drame intime. Celui de Carlos qui, anéanti par un espoir d’union avec Élisabeth de Valois vite déçu, va se muer en rebelle au père. Il y a du Hamlet dans ce jeune homme épris de solitude. Mais à la différence du prince danois, une impulsivité viscérale le rend peut-être plus vulnérable. Celui de Philippe II surtout, en apparence solide dans sa passion d’absolu et ses inébranlables convictions, et malgré tout partagé, même si soucieux de ne pas déplaire au diktat religieux. Grâce à une direction d’acteurs serrée, la mise en scène met à nu les terribles confrontations au cœur de cet opéra. Jusque dans la scène de l’Autodafé qui, sur trois plans superposés, joue la monumentalité plus que la démonstration pompeuse, enfermant ses personnages dans un écrasant arrêt sur images.
L’aspect musical est plus remarquable encore. Et avant tout, la direction flamboyante de Daniele Rustioni. Rarement a-t-on entendu cette partition sonner avec des accents si naturellement verdiens, avec son panel de nuances inouïes, du fortissimo martelé aux effets caressés qu’un orchestre de l’Opéra de Lyon métamorphosé offre tour à tour enflammés et lustrés. Cette coulée orchestrale est bien le personnage pivot et guide les personnages. Ceux-ci, la distribution leur rend pleinement justice. Pas une distribution « starisée », comme à Paris récemment, mais un ensemble d’une parfaite homogénéité. Il faut saluer d’abord l’impeccable diction française et un souci de déclamation qui refuse l’emphase au profit d’un débit naturel. Certes, Michele Pertusi est un baryton-basse, plus qu’une basse, au ramage sonore éclatant. Mais son Philippe II impressionne surtout au moment où il est torturé par les affres du choix. Les deux grands échanges, avec Posa puis face au Grand inquisiteur, loin d’être des morceaux de bravoure, sont d’intenses moments de confrontation. L’incarnation que Stéphane Degout donne du marquis de Posa est tout simplement captivante et vocalement hors pair de par une souveraine articulation au service d’une passion assumée, qui culmine dans le monologue et l’air de la mort de Rodrigue, modèles de sincérité et de pudeur. D’un caractère bien trempé également et dont pourtant la soutane que revêt le personnage dès le milieu de l’opéra semble vouloir questionner la profonde droiture. L’espace d’instants d’empoignades pied à pied entre pouvoirs religieux et séculier, le Grand inquisiteur de Roberto Scandiuzzi possède la hargne chevillée, et le creux de la basse profonde que Pertusi peut lui envier alors.
On ne saurait dénier au Carlos de Sergey Romanovsky la conviction du héros désespéré. La voix de ténor large et bien timbrée affronte sans dommage un rôle écrasant et souvent inconfortable dans ses éclats aigus. Un habile nuancier en pare les diverses facettes. Sally Matthews est une Élisabeth attachante. Si le choix n’est pas évident en termes d’italianita du soprano, le médium large et expressif la compense largement et l’investissement l’emporte vite sur la pure attractivité vocale. Ève-Maud Hubeaux est une révélation en Princesse Eboli : un timbre de mezzo soprano éclatant, une ligne de chant magistralement conduite la voient aussi à l’aise dans la « Chanson sarrasine », dont elle varie les trilles avec une rare finesse, qu’à l’heure de l’air final « Ô Don fatal » délivré avec panache. Où est maudite une beauté que la régie semble refuser au personnage en le confinant dans un fauteuil roulant. La prestation des Chœurs de l’Opéra de Lyon est d’une justesse de ton admirable, achevant une totale réussite.