En votre âme et conscience

Publié le 15/02/2022

Gallimard

Certains en rêvent, d’autres en ont peur : être tiré au sort pour faire partie du jury d’un procès d’assises. Ceux qui y ont participé vous diront tous que cela marque à jamais une vie. Juger un autre être humain n’est pas donné à tout le monde…

Mais qu’est-ce que rendre la justice ? En quoi consiste le métier de juge ? Comment une décision de justice est-elle prise ? Cette institution, dont on dit que les Français lui font de moins en moins confiance, a vu ces dernières semaines grandir le malaise de ses plus éminents membres, les juges, qui ont osé s’exprimer dans une tribune des 3 000, devenue 6 000, puis plus encore…

C’est donc cette institution malade, mais qui continue à exercer une curiosité voire une fascination, qui est au cœur du dernier livre de Karine Tuil, La décision, paru aux éditions Gallimard.

Karine Tuil explore le monde judiciaire depuis quelque temps déjà. Présente sur les bancs des tribunaux, elle qui avait commencé par étudier le droit avant de devenir finalement écrivain, se forge une idée très juste de ce qu’est la justice.

Après Les Choses humaines, paru en 2019, qui traitait d’une affaire de viol, des faits jusqu’au procès, donnant la parole à chacun des protagonistes, elle s’attaque aujourd’hui au cœur même de la justice, au symbole ; celle, qui, les yeux bandés, tient à la fois dans une main une balance et dans l’autre un glaive… Cette figure, dans le roman de Karine Tuil, c’est Alma, juge expérimentée, juge d’instruction, coordinatrice du pôle antiterroriste.

Elle vit pour son travail qu’elle adore, elle l’aime tellement qu’elle a accepté de se séparer de sa famille à Fontainebleau, vivant la semaine dans un studio près du tribunal à Paris… Mais qu’est-ce que le travail d’un juge d’instruction exactement ? Dans La décision, on suit le quotidien d’Alma, entre deux gardes du corps, du palais de justice, au restaurant, parfois à son domicile, entre des dossiers plus terribles les uns que les autres ; elle doit prendre des décisions, trancher, dire le droit, mais est-ce toujours le droit qui parle ?

Dans l’imaginaire de beaucoup, le juge d’instruction est un homme ou une femme, qui décide seul(e) de tout dès lors qu’une plainte a été déposée. Or la réalité est toute autre. Rares sont les décisions prises seules. En effet, si un seul nom apparaît au bas d’un dossier d’instruction, le dossier, lui, comprend tous les interlocuteurs d’une enquête : du policier aux experts (psychiatre, médecin légiste, etc.), les victimes, la famille, les témoins… Le dossier est constitué en entendant toutes les parties afin que le juge se forge sa propre opinion et qu’il puisse rendre une décision en son âme et conscience.

Car sa décision, cette décision, peut impacter toute une vie, voire plusieurs…

Pour Alma, « c’est une torture mentale : est-ce que je prends la bonne décision ? Et qu’est-ce qu’une bonne décision ? Bonne pour qui ? Le mis en examen ? La société ? Ma conscience ? » (p. 111). À ce poste, la décision prise peut forcément avoir un impact sur la société, les mis en examen et leurs avocats commentant les décisions, les politiques ayant un avis sur la question ; et bien sûr sur les victimes…

Karine Tuil s’est beaucoup entretenue avec des magistrats, des avocats qui interviennent dans des affaires terroristes, c’est pourquoi tout sonne juste dans ce roman. Les retranscriptions des interrogatoires, les discussions sans fin avec les collègues, mais aussi la vie de famille et les entorses aux règles, tout cela fait de ce roman une réussite.

Alma doit se prononcer sur le dossier d’un jeune homme. Il a été arrêté à son retour de Syrie avec sa femme et son enfant, mais est-il le jeune homme naïf qu’il dit être ? À Alma de trancher, de prendre la décision. Et si entretemps elle entretient une relation adultérine avec l’avocat du mis en examen, de là à faire basculer son couple, son objectivité pourra-t-elle être remise en cause ?

Cette introspection dans le quotidien des juges antiterroristes nous rapproche un peu plus de cette institution si mal connue, entre principes fondamentaux qui régit notre société et libertés publiques.

Lors d’une consultation, alors qu’Alma tente de recoller les morceaux avec son époux, la médiatrice l’interpelle sur son couple, mais cette remarque ne vaut-elle que pour l’amour ? « Le risque de prendre une mauvaise décision n’est rien comparé à la terreur de l’indécision », dit-elle à Alma (p. 185).

Peut-on laisser des êtres humains attendre indéfiniement qu’une décision soit prise sur leur sort? N’est-ce pas déjà de la torture…

Entre justice, amour et foi, ce roman nous transporte dans le monde judiciaire, du côté du droit, en nous rappelant que la justice reste une affaire d’hommes et de femmes avec leurs doutes, leurs inquiétudes et leur peur de mal faire, mais aussi avec l’espoir, l’amour et le repentir, qui, parfois, caractérisent tout être humain.

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