Fictions d’asile : la Cour nationale du droit d’asile en récit(s)

Publié le 29/11/2022

C’est à une plongée théâtrale au sein à la fois de la mission et du quotidien de la Cour nationale du droit d’asile que Pierre-Marie Baudoin invite dans sa dernière pièce Fictions d’asile. Au nom du peuple français, pour mieux interroger le spectateur citoyen à la fois sur le rapport à l’altérité et sur les limites de la supposée objectivité des règles de droit.

Pierre-Marie Baudoin (s’)invite à visiter le réel et l’irréel de la Cour nationale du droit d’asile (ci-après CNDA) dans son dernier spectacle1, Fictions d’asile. Au nom du peuple français. L’auteur-metteur en scène ne se contente pas de restituer sous une forme dramaturgique le travail d’enquête et de terrain qu’il a conduit au sein de la CNDA, en suivant une simple forme de théâtre documentaire. Il va beaucoup plus loin, en proposant à la fois une réflexion de fond sur le rapport à l’altérité, à travers l’exemple concret et très technique du traitement des recours des demandeurs d’asile qui se le sont vu refuser par l’Office français de protection des réfugiés (OFPRA), et une forme dramaturgique originale, poussant la méta-théâtralité dans ses derniers retranchements, pour mieux montrer les limites des règles de droit du fait de leur application subjective, résultat d’une alchimie subtile entre la prestation du demandeur et la réception par le rapporteur et le magistrat.

Tiago Rodrigues, dans sa pièce Dans la mesure de l’impossible, donnée récemment au Théâtre de l’Odéon (Ateliers Berthier)2, avait pris le même chemin avec son enquête auprès d’associations humanitaires, et le même moyen dramaturgique de départ avec les interpellations entre le supposé concepteur du spectacle (muet dans son cas) depuis le public et les protagonistes-comédiens incrédules sur scène. Pierre-Marie Baudoin pousse le procédé au maximum.

Avec sa compagnie Théâtre DLR2, il a accumulé du matériau très en amont de l’écriture de Fictions d’asile, depuis sa participation au programme d’expérimentation en arts et politiques de Sciences Po Paris en 2017, initié par Bruno Latour, et son enquête sociologique commandée par le pôle d’exploration des ressources urbaines, autour de ce que l’on a pris pour habitude d’appeler la « crise des migrants ». Le travail de terrain à partir de 2019 au sein de la CNDA lui a permis de compléter ses sources et connaissances sur le traitement des demandes des migrants, mais aussi de se placer sur l’autre versant, auquel les médias s’intéressent rarement, celui des parties prenantes à cette procédure, c’est-à-dire les avocats et les magistrats (et rapporteurs) intervenant au sein de la Cour ; les premiers pour défendre leurs clients demandeurs d’asile, les seconds investis de la lourde charge de décider définitivement de leur sort3.

Pierre-Marie Baudoin s’est plus particulièrement inspiré de cinq affaires parmi la vingtaine suivies, afin d’essayer de donner un échantillon représentatif de la diversité des situations humaines (orientation sexuelle, engagement politique, religion, refus d’excision) et géopolitiques (Guinée Conakry, Nigeria, Algérie, Russie, Bangladesh) qui se présentent devant la Cour surchargée, où « le maître mot » est « aller vite ». La pièce démarre d’ailleurs par cette ébullition des jours d’audience, où les cas se succèdent, avec les retards, l’attente, la fatigue et la nervosité qui s’accumulent, tant du côté des demandeurs qui mesurent les enjeux de l’audition qu’ils vont subir, que des avocats essayant de faire comprendre à leurs clients qui « ne sont pas tous des bons comédiens » en les entraînant (ce qui, dans la réalité, n’est pas toujours possible), les stratégies à adopter face aux juges pour « leur donner des frissons », et enfin du côté de ces derniers qui ne parviennent pas toujours à garder le calme, la sérénité, la neutralité nécessaires à la compréhension des récits.

La construction très élaborée se déroule sur le temps d’une audience, dans un découpage en huit séquences au sein desquelles les affaires s’entrecoupent et les rôles entre les (excellents) comédiens s’interchangent. Des interruptions opérées par « l’observateur », viennent briser le fil classique de la représentation théâtrale en opérant des suspensions narratives qui font exploser le quatrième mur, surprenant le public d’abord, ébranlant certaines de ses certitudes ensuite, en rejetant toute posture politiquement correcte. Le rôle opéré par l’auteur-manipulateur agit par moments comme le catalyseur des réflexions du spectateur, le premier énonçant tout haut ce que le second est conscient (ou pas) de penser tout bas, bousculant toute distanciation brechtienne. Lorsqu’une énième intervention intempestive du faux concepteur du spectacle demande à « Monsieur le comédien qui joue le requérant » d’arrêter de pleurer devant le juge exaspéré au début de son audience, et qu’il finit par obtempérer, que fait-on de cette performance ? Le spectateur devient inévitablement partie prenante, ne pouvant s’empêcher d’évaluer la prestation qui s’est déroulée devant lui. Le comédien a-t-il bien joué le désarroi et la souffrance ? Il semble que les (vrais) juges en attendent autant des (vrais) requérants, pénalisant ainsi les « moins démonstratifs ».

Qu’il soit ou non juriste ou citoyen actif, le spectateur est adroitement conduit à s’interroger plus avant sur la place prioritaire donnée à l’émotion dans un régime juridique extrêmement précis. Le désarroi, les larmes, les stigmates de la souffrance sont-ils des éléments plus déterminants que l’application stricto sensu des règles de droit, issues de la base juridique qu’est la Convention de Genève de 1951, dont le caractère essentiel et précurseur est rappelé – à juste titre – à quatre reprises par les différents protagonistes (avocate, juge, rapporteur) ?

Comment, en tout état de cause, appliquer les critères juridiques objectifs attachés à la condition essentielle de la crainte de persécution dans son pays d’origine pour la détermination de l’octroi du statut de réfugié ? Comment, surtout, prouver des persécutions fondées sur la race, la religion, la nationalité, l’appartenance à un certain groupe social (c’est-à-dire liées au genre et à l’orientation sexuelle ou au risque d’excision pour les femmes), les opinions politiques ? La difficulté est extrêmement bien démontrée dans la pièce s’agissant de l’homosexualité. Face aux préjugés du magistrat et ses insinuations, Kingsley A. ne sait comment convaincre sans répondre à ces stéréotypes, à ces « attributs apparents d’homosexualité » (nombre de partenaires, précocité sexuelle, caractère efféminé…) pour que le juge n’aboutisse pas à la conclusion de « faits non établis ». C’est d’ailleurs ce type de réactions juridictionnelles qui a conduit certains demandeurs de protection internationale à produire des vidéos afin d’attester de leur orientation sexuelle réprouvée dans leur pays, pratique à laquelle la Cour de justice de l’Union européenne a heureusement mis le holà4.

Le spectacle Fictions d’asile est incontestablement « engagé » mais il n’est pas militant, il est instructif sans être didactique, il est technique tout en étant poétique et un brin fantastique, il donne une forme dramaturgique à « tout ce que ces femmes et ces hommes ne peuvent exprimer à la CNDA » qui est un « théâtre », il donne de la chair à ce qu’est la « vulnérabilité » que l’Office de l’immigration et l’intégration est en charge d’évaluer5, il « ouvre une porte » vers une réponse à la question de « comment accueillir »…

En pratique :

Fictions d’asile. Au nom du peuple français, de et mis en scène par Pierre-Marie Baudoin

Théâtre 13/Bibliothèque – 30, rue du Chevaleret, 75013 Paris, jusqu’au 18 novembre 2022

Durée 1 h 20

Et en tournée : notamment à l’Étoile du Nord (16, rue Georgette Agutte, 75018 Paris), du 9 au 10 mai 2023

Notes de bas de pages

  • 1.
    Le texte est à paraître en 2023. Toutes les citations entre guillemets sont tirées de la version orale du spectacle lors de sa création au Théâtre 13, le 7 novembre 2022.
  • 2.
    E. Saulnier-Cassia, « Dans la mesure de l’impossible de Tiago Rodrigues », Esprit, oct. 2022, https://lext.so/zaITi9.
  • 3.
    Un recours devant le Conseil d’État est toutefois possible ou une demande de réexamen de la demande d’asile en cas d’élément nouveau. En cas de rejet, une OQTF (contre laquelle un recours est possible) est prononcée.
  • 4.
    La CJUE interdit par ailleurs aux autorités nationales compétentes de procéder à des interrogatoires détaillés sur les pratiques sexuelles des demandeurs, de les soumettre à des tests, et s’oppose à ce que, dans le cadre de ce même examen, les autorités nationales compétentes concluent au défaut de crédibilité des déclarations du demandeur d’asile concerné au seul motif que sa prétendue orientation sexuelle n’a pas été invoquée par ce demandeur à la première occasion qui lui a été donnée en vue d’exposer les motifs de persécution : CJUE, gde ch., 2 déc. 2014, n° C-148/13 à 150/13, A, B, C.
  • 5.
    L’OFII est en charge de l’accueil des demandeurs et notamment de la gestion de l’allocation pour demandeur d’asile (ADA), pendant la durée de la procédure d’asile et après la transmission de la demande à l’OFPRA.
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