Glorieuse version de la Symphonie N° 14 de Chostakovitch

Publié le 07/12/2023

Orchestre philarmonique de Radio France/Mikko Franck

Créée en 1969, la Symphonie N° 14 op. 135 est l’une des plus originales de Chostakovitch. Elle se caractérise par sa facture instrumentale chambriste, réunissant 19 cordes, un célesta et pas moins de 6 percussions. Elle est surtout constituée de onze mouvements chantés sur des poèmes de Federico García Lorca, Guillaume Apollinaire, Rainer Maria Rilke et Wilhelm Küchelbecker, poète décembriste russe. Ils sont dévolus alternativement à une soprano et une basse, réunis en duo seulement à deux reprises. Ce qui confère à l’œuvre un caractère de Lieder orchestraux, plus peut-être que symphonique proprement dit. Le ton général est sombre : la mort y est au centre. L’écriture volontairement dépouillée, empruntant souvent au mode dodécaphonique, est tour à tour linéaire ou accidentée de ruptures. Elle favorise les cordes dans le grave, les contrebasses et violoncelles en particulier, démultipliant l’expressivité des textes choisis. Ce que renforce encore l’usage des percussions, créant parfois des effets sarcastiques.

Le thème de la mort est décliné de diverses manières, quoique plus dans son aspect cruel et injuste que dans un sens de libération et de rédemption. Que ce soit en un monologue tragique aux accents du Dies irae, comme dans « De profundis » (García Lorca), ou en impitoyable dialogue agité, conflit entre le bien et le mal dans « La Loreley » (Apollinaire), ou encore par l’expression d’une indicible désolation dans « La mort du poète » (Rilke). Sa vision grotesque est aussi illustrée dans les mouvements V et VI, l’un et l’autre poèmes d’Apollinaire. L’inquiétude qu’elle engendre devant l’inéluctable l’est encore, à l’aune des paroles d’affliction quant au sort d’un malheureux dont la tombe est fleurie de trois lys (« Le suicidé » d’Apollinaire), ou de l’irrépressible angoisse exprimée par le prisonnier dans « À la Santé » (Apollinaire).

Par son exceptionnel fini instrumental et sa perfection vocale, la présente interprétation se hisse aisément au sommet de la discographie. Mikko Franck pénètre au plus près l’idiome de Chostakovitch, singulièrement caractérisé ici par la distribution instrumentale particulière de la symphonie. Le rendu orchestral est à la fois d’un exceptionnel mordant et d’une intensité souvent bouleversante. Que ce soit quant au traitement des cordes, plongées dans la profondeur du registre grave, ou ébouriffées dans l’extrême aigu, ou pour la maîtrise des percussions incisives, voire grinçantes. Le Philharmonique de Radio France montre une fois encore toutes ses capacités d’adaptation et sa superbe plastique sonore. Les deux solistes sont une fête. Matthias Goerne, noble, hiératique, est à l’aise dans cette écriture flattant le registre grave de la voix tournée vers la basse. Qu’il éclaire par un soin particulier dans l’appréhension des textes. Fin diseur, il apporte un supplément d’âme au VIIIe mouvement (Apollinaire), somme de révolte contre toutes les victimes de la tyrannie, soviétique notamment, ou à la romance du N° IX (Küchelbecker). Asmik Grigorian, une des voix les plus fascinantes du moment grâce à la beauté d’un timbre glorieux, illumine avec aisance des poèmes comme « Malagueňa », sorte de danse macabre (García Lorca), ou « Le suicidé », qui voit la soprano débiter, éperdue, les mots « trois grands lys », puis dialoguer avec le violoncelle solo. Voici une interprétation qui s’inscrit dans les pas de la créatrice Galina Vichnevskaïa.

L’album comprend encore les Cinq Fragments orchestraux op. 42, créés en 1935. S’en détachent le troisième, Largo, d’une grande tristesse et en même temps d’une infinie douceur, et le suivant, Moderato, marqué par un solo de basson qui dialogue ensuite avec les hautbois. Le dernier, Allegretto, est une sorte de scherzo entre violon et percussions, auquel flûte et petite harmonie apportent une note de fantaisie.

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