J’aime mes livres comme je les aimais à vingt ans
Jean-Baptiste Tenant de Latour (1779-1862) fut nommé en 1846 bibliothécaire du roi Louis-Philippe Ier au palais de Compiègne. La somme de ses connaissances a été réunie dans ses Mémoires d’un bibliophile parues en 1861. Cet ouvrage se présente sous forme de lettres à une femme bibliophile (la comtesse de Ranc… [Le Masson de Rancé]), et se compose de nombreuses réflexions sur la bibliophilie, les écrivains et le monde des lettres. Nous poursuivons la publication de la Lettre XIV consacrée à ce qu’ajoute la bibliographie aux consolations que donne l’étude.
« Remémorant donc mon vieux Boileau, j’arrivais bientôt à ces vers-maxime : « Mais pour bien exprimer ces caprices heureux, c’est peu d’être poëte, il faut être amoureux. » Boileau a évidemment voulu dire ici, remarquai-je à part moi, que l’art est loin de suppléer à tout ; que, par exemple, lorsqu’il s’agit des choses de l’amour, il faut sentir profondément, il faut sentir avec passion ce qu’on se met en mesure de peindre ; en un mot que la passion seule donne la vie à toute chose, et que, sans la passion, sans son feu sacré, l’on ne produit que des tableaux ternes, dont la plus élégante, la plus classique régularité, ne saurait racheter la froideur.
Mais, mon Dieu ! m’écriai-je alors, mais c’est que moi, je suis précisément un véritable amoureux ; c’est que même, comme on le dit vulgairement, je suis amoureux fou. Certes, je comprends à merveille qu’un auteur à cheveux blancs, qui voudrait s’aviser d’écrire des ouvrages d’imagination, des livres d’amour, ne parviendrait jamais à produire la Fiamntella [Divine Comédie] ou la Nouvelle Héloïse. Mais moi j’aime mes livres comme je les aimais à vingt ans ; je les aime peut-être même avec plus d’ardeur, car, tout bien considéré, je les connais mieux, et il n’arrive point dans l’amour des livres ce qui arrive, hélas !, trop souvent dans l’autre amour, savoir que, lorsqu’on est parvenu à bien connaître l’objet de sa flamme, on est tenté de l’aimer un peu moins. Voilà donc l’explication de l’énigme. J’ai rendu avec quelque chaleur ce que j’éprouvais aussi vivement qu’on puisse le faire ; mon amour n’avait ni asthme ni goutte ; c’était, ce sera, jusqu’à la fin, une ardeur pleine de jeunesse, et qui peut-être même, par sa nature, doit aller en augmentant.
Malgré tout cela, Madame, je sens très bien que, si j’avais à subir la concurrence d’un de nos auteurs du premier ordre qui aurait, un beau jour, même sans une vocation bien arrêtée, la fantaisie d’écrire sur les matières bibliographiques, je ne serais plus pour les lecteurs que ce qu’est toujours, pour la jeune personne même la plus modeste, un pauvre soupirant n’ayant d’autre mérite que de l’aimer jusqu’à l’adoration, comparé à un brillant officier qui ne prend tout juste de l’amour que ce qui peut servir à ses intérêts ou à ses plaisirs. Notre héroïne passe bien vite (et, ma foi, peut-être a-t-elle raison) du côté du plus aimable et du plus beau ; mais la comparaison, par bonheur, n’arrive que bien rarement jusque-là. » (À suivre)
Référence : AJU014m6