« James Brown mettait des bigoudis » au Théâtre de La Colline

Publié le 07/11/2023

Ann Ray

La dernière pièce de Yasmina Fezza ne connaîtra peut-être pas l’immense succès international d’« Art » ou du « Dieu du carnage » mais c’est, une fois de plus, un spectacle sortant de l’ordinaire, petit bijou de subtilité littéraire et de son art de transfigurer la tragédie en mélancolie pimentée de comédie. Elle en a assuré une mise en scène maîtrisée, élégante, assortie aux paradoxes qui lui sont chers : l’enfermement d’un asile psychiatrique est ici un grand parc lumineux, le bureau de consultation, au design contemporain chic, est immense, comme pour prouver que les misères de la condition humaine ont toujours des espaces de liberté pour s’évader. Les décors fluides, coulissants, épurés, sont fort réussis.

La pièce s’inspire d’un chapitre de son livre Heureux les heureux, qui conte l’histoire de Jacob, que ses parents ont mis dans une maison de repos, car il s’est identifié très jeune à Céline Dion. Il se perd dans ce personnage dans lequel il s’incarne et dont il ne veut pas sortir. Il s’est fait un ami, Philippe, un Blanc qui, quant à lui, s’identifie à un Noir. Leur vie dans l’établissement ne semble pas désagréable, d’autant que la psychiatre qui le dirige les encourage à se projeter dans leur nouvelle identité.

Les personnages principaux sont les parents de Jacob, Lionel et Pascaline, de braves petits-bourgeois sympathiques. Elle, plus fantaisiste, est à l’origine de cette expérience curative que le père veut arrêter en ramenant son fils à la raison et à la maison. Ils lui rendent visite régulièrement, consultant la psychiatre dont le langage prétentieux et abscons leur échappe. De cette intrigue bien menue, en somme, Yasmina Rezza fait une sorte de conte philosophique, une fine étude de mœurs qu’elle analyse avec son ironie mordante, sa sensibilité cachée, son art de la concision et du non-dit.

On peut émettre des réserves sur l’esthétique affichée, la nonchalance avec laquelle sont traitées des questions graves dont celle sur le genre, objet aujourd’hui d’analyses pontifiantes ; on peut regretter la fragmentation et la juxtaposition des scènes sans point central. On peut aussi en faire des qualités : liberté, ironie, légèreté apparente, aimable provocation, appel à la cocasserie avec la psy en trottinette électrique, sa conférence sur Cendrillon, le retour du Hula Hoop, la transplantation du sycomore. Fort élégant aussi est l’accompagnement musical de Joachim Latarjet

Un accord unanime se fera sur la performance des comédiens : Micha Lescot (Jacob) au meilleur de sa fantaisie déjantée, Alexandre Steiger (Philippe), un enragé des « Chiens de Navarre » ici écorché vif, André Marcon et Josiane Stoléru (les deux parents) plus vrais que nature et Christèle Tual (la psy), survoltée, snob et délirante, caricaturale à souhait.

Un savoureux moment de théâtre et une fécondité, une capacité de renouvellement remarquable d’une artiste qui force l’admiration.

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