J’étais dans la situation d’un oculiste
« Je ne suis pas expert et je ne veux point l’être. J’aime les vieilles choses pour le plaisir qu’elles me procurent, sans chercher à m’ériger en pontife de la curiosité », assurait Paul Eudel (1837-1912) dans son ouvrage intitulé Truc et truqueurs au sous-titre évocateur : « altérations, fraudes et contrefaçons dévoilées » dont nous avons retrouvé la dernière édition, celle de 1907. Nous en reprenons la publication, en feuilleton de l’été consacré au faux en tout genre. Nous poursuivons l’histoire de la tiare, un vrai sujet de BD.
Tiare de Saïtapharnès, Wikimedia Commons
« Dès la publication de ce rapport [concluant à l’inauthenticité de la tiare] dans le Journal officiel, je voulus en avoir le cœur net et tenir de son auteur lui-même les renseignements sur cette étonnante affaire. J’allai interviewer M. Clermont-Ganneau.
Avenue de l’Alma, au 5e étage, l’appartement d’un travailleur. Dans le salon, des objets antiques qui récréent la vue d’un archéologue et lui permettent d’attendre sans trop d’impatience. J’aperçois, à côté, une petite pièce de travail, dont les murs disparaissent sous d’innombrables volumes. Ce sont les documents précieux qui ont servi aux recherches de l’éminent membre de l’Institut sur les antiquités hébraïques et phéniciennes, la Palestine inconnue, l’authenticité du Saint-Sépulcre, les fraudes archéologiques en Palestine, la coupe phénicienne de Palestrina, les sceaux et les cachets syriens et tant d’autres retentissantes communications qui lui ont donné une place d’honneur dans le monde savant.
Je suis introduit dans le sanctuaire. Ce n’est pas une bibliothèque, c’est un dépôt d’archives. Des livres partout, sur les chaises, sur les tables, sur le parquet, de véritables montagnes de papier se dressant dans tous les coins. Pas une place libre sur le bureau. Il faut un plancher solide pour ne pas s’effondrer sous une telle charge. L’auteur de la Stèle de Mésa vient à moi, la main cordialement tendue, la cigarette aux lèvres : “Tout à votre disposition”, me dit-il, et il m’indique un fauteuil en face de lui, de l’autre côté de la cheminée.
M. Clermont-Ganneau a la physionomie sympathique. Ses yeux s’abritent derrière un lorgnon. Il porte toute sa barbe, poivre et sel. – “Trêve de préambule, me dit-il. Je vais droit au fait. Je reçois un jour un appel téléphonique. C’était M. Chaumié lui-même qui me demandait d’expertiser la tiare. Mon premier mouvement fut de décliner cette mission. L’art grec n’est pas mon domaine propre. Je me suis confiné dans les antiquités orientales et sémitiques. J’ai réussi, on l’a rappelé, à établir la fausseté des fameuses poteries moabites de Berlin, et celles du prétendu manuscrit original de la Bible, le Deutéronome de M. Shapira, offert au British Museum. Pourtant la compétence qu’on veut bien me reconnaître ne s’étend pas à n’importe quel terrain. J’étais dans la situation d’un oculiste appelé en consultation pour une maladie d’oreilles. Je demandai à réfléchir”. » (À suivre)
Référence : AJU015a8