Kean
Théâtre de l’Œuvre
Kean, drame en 5 actes d’Alexandre Dumas père représenté en 1836 et écrit pour la vedette de l’époque Frédéric Lemaître est inspiré de la vie d’un tragédien anglais Edmond Kean (1787-1833) qui venait de mourir dans la misère. Ses interprétations de Shakespeare l’avaient rendu célèbre ainsi que ses débauches et ses aventures galantes. Le titre entier de la pièce était « Kean. Désordre et Génie » ce qui peut se lire ainsi : pas de génie sans désordre, un désordre propre à pimenter une pièce par elle-même plutôt conventionnelle.
Rien que d’assez banal, en effet, que cette histoire plutôt boulevardière qui conte l’embarras du comédien courtisé par trois femmes : la richissime Anna, l’élégance comtesse Elena, femme de l’ambassadeur du Danemark et la jeune Anna qui a fui son milieu bourgeois pour se consacrer au théâtre. Les chassés-croisés et les quiproquos entretenus par un mari jaloux et un prétendant insistant n’ont rien d’original. Plus singulier sans doute est le rôle joué par le prince de Galles, ami de débauche, protecteur de Kean et son rival dans la conquête de la comtesse.
L’intérêt et la modernité de la pièce sont ailleurs dans cette union entre le désordre et le génie annoncé par l’auteur qui donne au héros et à ses excès un rôle central en pleine lumière. Hymne rendu aux comédiens dont le génie se mesure en excès, hymne au théâtre qui permet les identités multiples et les dédoublements au carré des personnalités C’est ce que Jean-Paul Sartre avait perçu et qu’il mit en valeur dans l’adaptation de la pièce faite à la demande de Pierre Brasseur. Celui-ci venait de conduire au succès sa pièce « Le Diable et le bon Dieu » et il avait été un remarquable Frédéric Lemaître dans « Les enfants du paradis » de Marcel Carné. Le succès fut grand comme la reprise, quelques années plus tard, avec Jean-Paul Belmondo.
Ce théâtre dans le théâtre, beaucoup plus ludique et extravagant que celui d’un Pirandello est ici ressuscité par Alain Sachs et tourne avec succès depuis quelques mois. Dépouillé de son conventionnalisme, tiré du côté de la comédie plus que de celui du drame, c’est une suite de tableaux chatoyants, où les comédiens virevoltent, joliment costumés par Pascale Bordet. S’ils sont dans l’ombre du gargantuesque héros ils sont plus que des faire-valoir, comme le prouve Justine Thibaudat, équivoque et rusée Anna. Quant à Alexis Desseaux qui se mesure à un rôle redoutable, il se tire fort bien de ce défi de la révélation de l’être et du paraître, ici la solitude, la mélancolie sinon le désespoir, là la démesure, la grandiloquence, le besoin de séduction plus que de pouvoir. Une énergie de fauve en chasse, sans pause dans une fuite en avant fastueuse. Une belle performance à la Frédéric Lemaître.