King Kong Théorie
Télérama
King Kong Théorie est un essai écrit par la sulfureuse Virginie Despentes et publié en 2006. Présenté comme « un manifeste pour un nouveau féminisme », il entrelace vécu et réflexion, un vécu lourd d’expériences traumatisantes, que seule l’écriture pouvait sauver.
Selon son ironique aveu, l’auteur ne s’était pas encore « embourgeoisée ». Elle l’est devenue — pas tout à fait — lorsque après la publication de la longue trilogie des Vernon Subutex elle fut promue membre du jury du Prix Fémina, en 2015, et de l’Académie Goncourt, un an après. Elle avait connu la célébrité par le scandale, à la suite de la sortie du film tiré de son premier roman Baise-moi. Manifestations, batailles rangées, et débat juridique autour de la décision du Conseil d’État, en juin 2000, annulant le visa d’exploitation. Le ministre de la Culture évitera le classement « film X » (qui aurait été désastreux pour la production), en relevant de 16 à 18 ans la possibilité d’interdiction de certains films.
Son style fiévreux, crû, incantatoire, le regard cruel, fraternel et ironique porté sur la société, son empathie pour les marginaux et les exclus, son savoir-faire dans la construction romanesque ont fait d’elle le chef de file improvisé d’une génération libertaire allant vers les extrêmes en toute décomplexion jubilatoire.
Avec King Kong Théorie, Virginie Despentes, jusque-là romancière, cherche à théoriser sa pensée féministe en prenant comme événement fondateur le viol, mode d’appropriation du corps des femmes, marque au fer rouge l’assujettissement. À partir de la métaphore d’un King Kong androgyne, symbole d’une sexualité libérée de la distinction des genres, elle écrit un manifeste féministe ravageur contre un ordre social où le corps des femmes est mis à la disposition des hommes, qu’elle construit à partir de son expérience personnelle : jeunesse qu’elle qualifie de « virile » dans les milieux punk, viol à 17 ans, période de prostitution, avant les premiers succès littéraires.
Elle se réapproprie le discours féministe, selon elle confisqué par beaucoup de mouvements obsédés par le genre et la quête d’égalité, pour se fixer sur la reconnaissance des identités multiples, la liberté des choix individuels, la libre disposition de son corps. En référence à la créature du film de Peter Jackson, les distinctions homme-femme, homme-animal, enfant-adulte, primitif et civilisé, bon et méchant s’estompent.
Ici critiqué, là encensé, ce court ouvrage aura dès sa sortie un rôle émancipateur pour la future génération de féministes et, avec le recul, son caractère visionnaire lui donne une nouvelle autorité. Traduit en seize langues et vendu à près de 200 000 exemplaires en France, il connaît un regain de popularité en librairie depuis l’affaire Weinstein et la libération de la parole des femmes.
Plusieurs fois monté au théâtre, cette nouvelle adpatation de Valérie de Dietrich, mise en scène par Vanessa Larré, est tout à fait réussie. La parole, si personnelle, de Virginie Despentes, le dire de l’interdit clamé à haute voix et qui devient une sorte de poésie de l’abjection est bien mis en valeur. On approche presque le convenable sans jamais, bien évidemment, tomber dans le convenu.
Trois comédiennes : Anne Azoulay, Marie Denardeau et Valérie de Dietrich échangent et transmettent avec force et violence mais aussi un certain détachement comme si l’on était déjà loin du passé et projeté vers un avenir d’égalité-liberté… solidarité. Pourquoi ne pas l’imaginer ?