Kurt Weill, le symphoniste
Deutsche Grammophon
Si Kurt Weill est unanimement reconnu pour son théâtre musical, avec des œuvres comme Mahagonny ou L’opéra de quat’sous, il est moins célébré pour ses deux symphonies. À tort, car ces opus méritent attention eu égard à leur apport essentiel quant au développement de son style. La cheffe Joana Mallwitz n’a pas de mots plus élogieux pour défendre ce pan méconnu de sa production. La Symphonie N° 1, « Berliner Symphonie », est l’avatar d’un projet de musique de scène pour une pièce du dramaturge révolutionnaire et pacifiste Johannes R. Becher, dont elle conserve le titre en épigraphe « L’élan d’un peuple vers Dieu ». Elle est écrite en 1921 par le jeune musicien alors dans la classe de composition de Busoni. Elle est un parfait exemple de l’expressionnisme allemand alors défendu par des compositeurs comme Hindemith ou Krenek. En quatre mouvements enchaînés, elle possède une forme cyclique qu’impriment les puissants accords ascendants ouvrant le premier mouvement Grave. Plus tard, la section Allegro vivace évolue tel un scherzo, à la thématique foisonnante sur un rythme de marche propulsive ne dédaignant pas des passages plus chambristes où dominent cors et bois. Vient un passage Andante religioso, cantilène largement dévolue aux bois. Le Larghetto final, pourvu d’un choral des instruments à vent, porte à son point culminant la portée idéaliste de l’œuvre : l’aspiration à un futur meilleur. Cette partition singulière, Joana Mallwitz la défend avec énergie, maintenant une formidable tension dans ce qu’elle considère comme « une quête », combinant styles et genres différents, héritage mahlérien comme influence de Schoenberg.
La Symphonie N° 2, « Fantaisie symphonique », composée en 1933-1934, créée par Bruno Walter, possède un ton néoclassique au fil de trois mouvements d’une grande lisibilité dans l’instrumentation. Joana Mallwitz remarque que la musique possède « une éblouissante virtuosité, de la mélancolie dans l’âme et de la rage dans les tripes ». Et cultive un mélange d’ironie et de tragique, proche du théâtre populaire, comme dans les contemporains Sept Péchés capitaux. Ce qui ressort du premier mouvement installant un climat pesant et grave avant de basculer dans une pulsation insistante traversée de solos de clarinette et de hautbois et une manière de boléro. Le Largo central est bâti sur un rythme de marche funèbre plus expansif que triste, à travers des solos de cello et de trombone. Le finale Allegro vivace contraste de son ton enjoué, dont émerge un rythme de tarentelle. Joana Mallwitz fait montre d’une parfaite maîtrise de cet idiome, que magnifie « le son sombre, presque rugueux », dans la grande tradition germanique, de l’orchestre berlinois.
La proximité musicale avec cette symphonie rend évident l’ajout du « Ballet-chanté », Les Sept Péchés capitaux, ultime collaboration de Weill et de Bertold Brecht et créé à Paris en 1934. Il développe l’idée de critique sociale, au cœur des préoccupations du musicien. Celle d’une société capitaliste américaine, à travers le parcours initiatique d’une femme, Anna, écartelée entre tentation des péchés capitaux, orgueil, luxure, envie, etc., et respect des normes de la société bourgeoise. Face à elle, le chœur de « la famille » symbolise une forme de pseudo morale. Depuis le prologue et sa fausse nonchalance, en passant par les étapes d’une trajectoire chaotique, jusqu’à l’épilogue plus ironique que fondé sur un espoir de rachat, rigueur thématique et intensité mélodique épousent une dramaturgie tendue. La présente interprétation est particulièrement percutante quant à la rythmique souvent véhémente impulsée par la cheffe et aux couleurs tour à tour fauves ou sombres distillées par l’orchestre berlinois. Côté solistes, Katharine Mehrling possède la juste gouaille pour incarner la figure femme fatale d’Anna, naguère immortalisée par Lotte Lenya. Les quatre personnages masculins dispensent pareille intensité, alliant morgue et humour grinçant.
Référence : AJU016i1