La bibliographie porte à la perfection
Jean-Baptiste Tenant de Latour (1779-1862) fut nommé en 1846, bibliothécaire du roi Louis-Philippe Ier, au palais de Compiègne. La somme de ses connaissances a été réunie dans ses Mémoires d’un bibliophile, parues en 1861. Cet ouvrage se présente sous forme de lettres à une femme bibliophile (la comtesse de Ranc… [Le Masson de Rancé]), et se compose de nombreuses réflexions sur la bibliophilie, les écrivains et le monde des lettres. Nous poursuivons la publication de la Lettre XIV consacrée à ce qu’ajoute la bibliographie aux consolations que donne l’étude.
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« Les grands écrivains ne vont guère, comme l’autre dangereux rival, troubler dans ses amours l’humble bibliographe. Occupés qu’ils sont à faire de beaux livres, ils se gardent bien de perdre leur temps à exalter les livres des autres, abandonnant ce modeste domaine à ceux pour qui la bibliographie n’est pas une Iris en l’air. Abritons-nous donc, encore un coup, sous l’autorité de Despréaux, et continuons, Madame, de faire des lettres sur la bibliographie.
Mais ne nous bornons pas ici (nous ne l’avons, du reste, jamais fait) à écrire techniquement sur la bibliographie. Reconnaissons, proclamons la grande et heureuse place qu’elle tient dans toute l’existence morale de ceux qui la rendent l’objet de leur culte. J’ai déjà retracé ailleurs une partie des plaisirs qu’elle procure ; mais je voudrais pouvoir établir aujourd’hui, une fois pour toutes, que, parmi les goûts si divers que la Providence a départis aux humains, l’amour des livres est celui qui, après avoir donné, pendant la plus classique régularité, ne saurait racheter la froideur.
Je sais très bien qu’il n’est pas besoin de constater ici, après tant d’autres, que c’est au sein de l’étude qu’on trouve le plus grand adoucissement à ses maux, et vous savez, vous, Madame, si j’entends séparer, même en apparence, la bibliographie proprement dite de la culture des belles-lettres. Non, sans doute, et celui qui se préoccupe, je ne dirai pas exclusivement, cela n’existe point, mais principalement, de la partie matérielle des livres, est, en quelque sorte, l’athée de la bibliographie : car le dieu doit toujours passer avant sa statue, quand même cette statue serait celle de l’Apollon du Belvédère. Mais la bibliographie, Madame, a du moins le grand avantage de porter, par divers moyens, au plus haut degré de perfection ce qui, entièrement idéal par sa nature, a déjà reçu d’une autre science une existence sensible aux yeux du corps comme aux yeux de l’esprit ; de le leur présenter revêtu de tout ce que les recherches de l’art peuvent ajouter d’éclat à la forme extérieure, en un mot de charmer ainsi jusqu’aux sens de l’homme d’étude par la personnification rendue plus vive des beautés littéraires qui ont enflammé son imagination.
En effet, Madame, qui niera que la personnification la plus parfaite possible de ce qui, dans son essence, est naturellement idéal, ne soit un moyen puissant de donner à cet idéal une force qui doit tourner tout entière au profit de l’utile, du bon, du grand ? » (À suivre)
Référence : AJU014n4