Paris (75)

La Grande Magie et Les Frères Karamazov : deux pièces à redécouvrir

Publié le 03/02/2023

La Grande Magie au Théâtre de la Ville

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La Grande Magie, d’Eduardo De Filippo, au Théâtre de la Ville

C’est sans doute l’une des pièces les plus fortes du grand Eduardo de Fillippo, le Molière italien. Mal reçue à sa création en 1948, elle connut un immense succès lorsque Giorgio Strehler la monta dans son Piccolo Teatro de Milan en 1984 ; puis à Paris 3 ans plus tard, à l’Odéon.

Emmanuel Demarcy-Mota a repris La Grande Magie au Théâtre de la Ville, dans la salle de l’Espace Cardin jusqu’au 8 janvier 2023.

La vie est un jeu, la vérité est un mensonge et pour éviter le vertige et la chute, il faut en appeler à l’illusion : de Shakespeare à Pirandello, le thème est éternel. C’est ce que fera le magicien, plutôt médiocre, Otto Marvuglia qui, dans un hôtel élégant où il donne son spectacle, fait disparaître une femme volage dans un sarcophage truqué afin qu’elle puisse rejoindre son amant. Son mari Calogero, en proie au doute et au désarroi, demande de l’aide à l’illusionniste vénal qui lui fait croire que, lorsqu’il le souhaitera, sa femme sortira d’une boîte où elle a été enfermée. Bienfaisante illusion qu’il ne souhaitera plus quitter.

D’autres personnages s’agitent autour des deux héros en une comédie humaine comico-tragique. La mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota est élégante, brillante, mettant en valeur le caractère onirique de l’œuvre. Il a choisi de faire de Calogero, devenu Calogera, une femme à la recherche de son identité, renversement des genres intéressant, que l’on peut lier à l’émancipation féminine. Valerie Dashwood apporte passion et ambiguïté au rôle. Lumière crépusculaire, divertissement d’une société frivole avant l’emprise fasciste : pour se donner l’illusion du succès, Otto enregistre les applaudissements des congrès mussoliniens. Une réussite pour cette Troupe de l’imaginaire, créée par Emmanuel Demarcy-Mota.

Théâtre de la Ville, 2 place du Châtelet, 75004 Paris

Les frères Karamazov, de Dostoïevski, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe

Présentée la première fois au Festival d’Automne à Paris en 2021, cette adaptation du roman fleuve de Dostoïevski a été reprise en janvier 2023. Une représentation qu’il ne fallait pas manquer, sauf à être délibérément hostile à toute transfiguration d’une œuvre. On ne peut que sortir ébloui, après 3 heures et demie de spectacle, par une sacrée performance.

Sylvain Creuzevault fait partie de ces metteurs en scène doués, à l’énergie et à l’activité débordante. En 2005, son premier spectacle monté dans un sous sol à Charenton-le-Pont attire les critiques et en un rien de temps, sa petite compagnie est invitée sur les grandes scènes : La Colline, le Théâtre National de Strasbourg, et l’Odéon-Théâtre de l’Europe où il est devenu invité permanent. Ses mises en scène sont des événements, et il vient de s’établir avec sa compagnie Le Singe à Eymoutiers, une petite commune de la Haute-Vienne, après avoir restauré a la mano les abattoirs où il y organise des festivals coopératifs et des ateliers de pratique théâtrale : une Cartoucherie dans le Limousin, pourquoi pas ?

Après Les Démons et Le Grand Inquisiteur, il poursuit son exploration de Dostoïevski, un auteur dont il est proche et dont il sert l’immensité chaotique et l’obsession de l’autodestruction. Son adaptation des Frères Karamazov est jubilatoire, tirant la tragédie vers la farce et la noirceur vers la bouffonnerie. Toute vérité est passée au crible de son contraire. L’assassinat du père par l’un de ses quatre fils est un parricide effrayant mais nécessaire, et ce Fiodor débauché mérite à la fois châtiment et pardon. Qui est coupable ? La rumeur condamnera injustement Dimitri, le jouisseur à la vie déréglée ; et si l’enfant putatif Smerdiakov est sans doute l’auteur du meurtre, il y a été poussé par l’intellectuel Ivan. Farce, bouffonnerie car la vie est un jeu ; Dieu est mort, et aucune de ses créatures, même Aliocha l’étrange petit moine ou son maître à penser le grand Tsar, n’échappe à cette malédiction. Dans cette diabolique comédie humaine aux questions sans réponse, l’anathème jeté sur l’ensemble des institutions (politique, famille, église, fraternité) s’accompagne de l’appel au Pardon et à l’« amour actif ».

Pas un seul temps mort dans ces 3 heures et demie si bien remplies. Impertinence, audaces vertigineuses, vents de folie enflamment une mise en scène par ailleurs construite avec une stricte rigueur. Décor immaculé, absence d’accessoires, événements suggérés : une tâche de sang sur une porte pour l’assassinat, des cages de fer pour la prison… Ce minimalisme fait ressortir les inventions scéniques transgressives qui ne tombent jamais dans l’excès. Et comment rester indifférent devant la performance du travail collectif mené, sous tension émotionnelle, par les neuf comédiens, en charge de plusieurs personnages et entraînés par Nicolas Bouchaud, Sylvain Creuzevault et Arthur Igual. Oui, décidément, un grand moment de théâtre.

Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon, 75006 Paris

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