La magie de Samuel Beckett

Publié le 14/03/2023

Denis Lavant est Clov, aux côtés de Frédéric Leidgens qui incarne Hamm dans Fin de partie au théâtre de l’Atelier

Pierre Grobois

Fin de partie au théâtre de l’Atelier

Représentée pour la première fois à Londres en 1957 et reprise quelques semaines plus tard au Studio des Champs-Élysées à Paris, cette pièce inclassable de Samuel Beckett fait « exploser un langage très quotidien », comme disait Roger Blin qui en assurait la mise en scène et jouait le rôle de Hamm. C’est une pure merveille qui échappe à l’usure du temps.

Huis clos d’une bien curieuse famille dans une maison désolée de bord de mer, un « espace indéfini » avec deux infirmes. L’un paralytique et aveugle dans un fauteuil roulant : Hamm, le propriétaire. L’autre, boiteux : Clov, un orphelin devenu son fils adoptif. Le premier, immobile et volubile ; le second, agité et taiseux. Et dans deux poubelles, le père et la mère de Hamm qui ont perdu leurs jambes dans un accident.

Atmosphère crépusculaire dans un monde fini, désolation et huis clos où le seul contact avec l’extérieur est le regard de Clov lorsqu’il grimpe sur une échelle branlante pour scruter le paysage à travers deux fenêtres et, en même temps, l’énergie incroyable des deux compères, leurs chamailleries obsessionnelles, le chaos de sentiments. Et ce langage singulier célèbre fait de répétitions : les didascalies de silences prennent avantageusement la place des mots, si l’on reste maître du silence on est esclave des mots, ce qui préserve la liberté dans le comportement et le destin de nos héros. Voici une manière parmi d’autres d’interpréter la pièce. Intelligence, humour noir, théâtre de la farce plutôt que de l’absurde, fulgurances, la force de ce beau texte repose sur ce dépouillement.

Et quelle tendresse dans ces relations tumultueuses faites de récriminations, d’humiliations, détestations car ils ne peuvent se passer l’un de l’autre. Hamm, l’orgueilleux despote, vit dans la peur que Clov le quitte et celui-ci n’arrive pas à le faire, suspense qui reste entier jusqu’à la fin.

Les mots ordinaires sont incapables de décrire une telle œuvre. Ils peuvent servir à exprimer tout le plaisir que l’on a pris à voir ce spectacle qui, après le succès rencontré cet été à Avignon, se donne pour quelques mois au théâtre de l’Atelier. La mise en scène de Jacques Osinski met en valeur cette délicate alchimie entre noirceur et comédie, fragilité et puissance. Et le face-à-face tout en tension des deux comédiens est une vraie performance. Denis Lavant est Clov, le corps, pantin désarticulé, équilibriste toujours en mouvement, clown qui invente mille facéties une prouesse. Mais on ne saurait oublier la performance de Frédéric Leidgens, Hamm, l’esprit, clown blanc aristocratique et hautain. Un grand moment de théâtre.

Jusqu’au 16 avril 2023

Théâtre de l’Atelier, 1 place Charles Dullin, 75018 Paris

En attendant Godot au théâtre de La Scala

Autre Beckett, sa pièce la plus connue, le fameux En attendant Godot, auréolé des souvenirs tumultueux de sa création en 1953 au théâtre de Babylone, dans une mise en scène de Roger Blin qui jouait le rôle de Pozzo : chahuts, départ de la moitié de la salle avant la fin de l’acte I, batailles rangées, baisser de rideau, ce qui assura la célébrité du jeune auteur, publié peu après aux Éditions de Minuit par Jérôme Lindon dont on ne louera jamais assez le rôle de dénicheur de talents. Traduite dans une vingtaine de langues, la pièce est devenue un des plus grands succès du théâtre contemporain.

Un sujet simple disait l’auteur : quatre personnages, un décor minimaliste (« route de campagne, avec arbre ») à la tombée de la nuit et une action réduite à l’attente du mystérieux Godot par deux vagabonds, Vladimir et Estragon, alias Didi et Gogo.

Rien d’autre à prouver sinon que la vie est une éternelle attente et des rendez-vous jamais vraiment réussis. Godot existe-t-il ? Tout restera inachèvement et mystère jusqu’à la mort elle-même. Aux deux clochards célestes s’ajoutent le couple formé par Pozzo et Lucky, deux autres vagabonds. Si les premiers sont dans un rapport d’égalité, ces derniers sont dans une relation maître et esclave, l’abominable Pozzo tenant en laisse le malheureux Lucky qu’il martyrise sous les yeux des deux compères que cette diversion sort de leur ennui. Et la magie du langage de Beckett, unique, fait d’une économie de mots simples, du rythme des silences et des répétitions. La tragédie est bousculée par l’humour, cette courtoisie du savoir-vivre qui tire le tout vers le cirque et la farce.

La mise en scène du grand Alain Françon met en valeur la poésie de la pièce, avec un décor lumineux en fond de la scène où une ébauche de paysage est éclairé par une lune blafarde lorsque la nuit tombe. Et l’épure voulue par l’auteur : la grosse pierre et l’arbre nu qui prendra ensuite quelques feuilles pour marquer la fuite du temps. La direction d’acteurs fait ressortir la complexité des caractères, l’intelligence rusée des deux clochards, aristocrates du verbe sinon du comportement. Quant aux comédiens; qu’il s’agisse de Gilles Privat (Vladimir) et André Falcon (Estragon), les deux vagabonds et de leurs visiteurs Guillaume Lévêque (Pozzo) et Éric Berger (Lucky), ils sont en état de grâce comme le sont les spectateurs.

Jusqu’au 8 avril 2023

La Scala, 13 boulevard de Strasbourg, 75010 Paris

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