La mort de Cecilia
Georges Lafenestre (1837-1919) était autant poète qu’historien et critique d’art. Conservateur au musée du Louvre, il fut élu à l’Académie des Beaux-Arts, le 6 février 1892, au fauteuil de Jean-Charles Alphand. Lié avec José-Maria de Heredia, il fréquenta Emmanuel des Essarts, Sully Prudhomme, Henri de Régnier, Barrès, Colette, Henry Gauthier-Villars, et Pierre Louÿs. Il a laissé une trentaine d’ouvrages, des recueils de poèmes et des essais critiques, notamment Artistes et amateurs, publié en 1899 par la Société d’édition artistique. Nous reprenons cet été la description qu’il fit de Titien et des princes de son temps.
Georges Lafenestre
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Le Titien arriva à Venise assez souffrant. Sa femme Cecilia tomba malade et décéda en quelques semaines. L’ambassadeur Agnello, représentant du duc de Mantoue qui allait fréquemment lui rendre visite, constata, pendant plusieurs mois, qu’il avait grand-peine à se remettre au travail.
« Cecilia laissait à son mari trois enfants, Pomponio, Orazio, Lavinia, tous en bas âge. Titien fit immédiatement venir de Cadore sa sœur Orsola, qui dirigea dès lors son intérieur et qui ne le quitta plus. Il abandonna la maison de San-Samuele, appartenant à la République, où il avait passé les quinze plus fécondes et plus heureuses années de sa vie, et loua, à l’extrémité de la ville, dans le quartier perdu de Biri-Grande, mais au milieu d’un grand jardin, devant la mer, en face des montagnes natales, une maison récemment bâtie par les Polani.
À partir de ce moment, toute son ambition se tourne du côté de ses enfants. Avec sa ténacité et sa patience accoutumées, il met à profit toutes ses relations anciennes et il en recherche sans cesse de nouvelles, en vue de leur assurer un brillant avenir ! Cette passion paternelle devait être bien mal récompensée dans l’aîné, Pomponio, qu’il destinait dès lors à l’état ecclésiastique et pour lequel, malgré son jeune âge (il avait cinq ans !) il sollicitait déjà du duc de Mantoue une abbaye à Medole. Le 27 septembre, Agnello écrit que Titien, toujours mal portant, vient de lui avouer que, pour guérir vite, il lui faudrait recevoir la nouvelle de cette concession, « car son indisposition vient surtout d’une humeur mélancolique ». Pendant toute l’année qui suit et durant laquelle Titien peint pour le duc plusieurs toiles, entre autres cette Madeleine qu’on lui avait demandée « aussi larmoyante que possible », ce ne sont, de sa part, à tous propos, que nouvelles sollicitations et nouvelles lamentations au sujet de cette abbaye. L’impudence de l’Arétin et la servilité de la cour espagnole déteignaient dès lors sur lui : son style, moins naturel, commence à s’encombrer de phrases flagorneuses et de formules emphatiques d’une humilité exagérée. Dans toute cette affaire de Medole, le duc ne semble pas s’être départi de sa bienveillance habituelle. En septembre 1531, il fit remettre à Titien la bulle de concession tant désirée, en l’accompagnant d’une lettre par laquelle il lui faisait part de son prochain mariage. Le peintre le félicita et le remercia, « les genoux en terre, en lui baisant humblement les mains, en lui rendant des grâces infinies » ». (À suivre)
Référence : AJU009k9
