La « question de la police » : « À huis clos » et en vignettes
L’auteur-réalisateur-rappeur Kery James revient pour la seconde fois au théâtre avec À huis clos, une nouvelle joute verbale entre un avocat et un juge, mise en scène par Marc Lainé, qui dénonce les violences policières et les collusions avec le pouvoir judiciaire.
Est parallèlement revisité le fameux concept de la « violence légitime », dans une bande dessinée érudite de Fabien Jobard et Florent Calvez qui interroge la question de la police dans l’histoire et dans le monde.
Kery James et Jérôme Kircher dans À huis clos
Koria
C’est la deuxième fois que Kery James, connu comme rappeur par le grand public, mais qui est aussi réalisateur, auteur et comédien, joue un texte pour et au théâtre. En 2017, il présentait À vif au Rond-Point, qui prenait déjà la forme d’une joute verbale entre les deux lauréats d’un concours d’éloquence, faisant s’affronter deux France sur les questions essentielles d’intégration, d’éducation, de repli communautaire et de racisme, sur fond de préjugés et de lutte des classes.
Les mêmes thématiques sont présentes dans ce nouveau duo dont le texte est publié chez Actes Sud-papiers1 et mis en scène par Marc Lainé. Le propos central porte sur la dénonciation des violences policières et des collusions avec le pouvoir judiciaire à l’appui d’une fiction étayée de faits réels. Ainsi, après avoir raconté l’histoire de son frère, Demba, caïd de la cité, tué d’une balle dans le dos par un policier alors qu’il était en fuite, Me Soulaymaan Traoré qui vient de prendre en otage dans son bureau le juge de la cour d’appel de Paris, Nicolas Rittner, présidant le jury d’assises du policier finalement libéré, rappelle un certain nombre de dates, faits et lieux, allant des émeutes de 2015 à la mort du jeune Nahel en 20232, pour insister sur la fréquence non contestable des poursuites policières tournant au drame, suite logique des violences et autres interpellations abusives. Les bases juridiques rendant d’autant plus possibles les bavures ne sont pas oubliées. Ainsi, la loi du 28 février 2017 sur la sécurité publique3 est mentionnée. Si les qualifications d’« arme de guerre »4 et de « permis de tuer »5 donné aux forces de l’ordre par cette énième législation sur la sécurité relèvent d’une rhétorique provocatrice, elles soulignent néanmoins la plasticité permise par cette loi qui a incontestablement facilité les tragédies lors d’interpellations individuelles et collectives.
Le texte très rythmé (qui n’est slamé que pour la conclusion), comme dans le spectacle précédent, est résolument politique. Si de nombreuses études6 n’avaient pas déjà démontré scientifiquement et factuellement les dérives d’une corporation faisant parfois bloc avec la justice à l’occasion de procès, on pourrait croire qu’À huis clos frôle la caricature. Nicolas Rittner est plus particulièrement accusé d’avoir influencé le jury et partant violé son devoir d’impartialité7. Ce personnage reconnaîtra dans un message téléphonique à sa fille avoir probablement été influencé lui-même sous la pression du syndicat de la police. Dès lors, dans ce contexte, qu’est-ce qui peut encore « pousser un homme à devenir juge dans une société comme la nôtre » se demande Nicolas Rittner comme le juge de Fabio Alessandrini8 et probablement beaucoup de leurs doubles non fictionnels ?
Quand le texte rappelle les condamnations de la France pour l’état de ses prisons par la Cour européenne des droits de l’Homme9 ou encore la pratique du « deux poids deux mesures » selon la qualité des délinquants lors de leurs interpellations (petits trafiquants, Gilets jaunes ou cols blancs), Kery James invite évidemment à repenser la « question de la police » en France, dans sa globalité, son rapport avec la polis10, la démocratie11, ses citoyens.
C’est également l’objet principal d’une bande dessinée documentaire qui vient de paraître chez Delcourt, écrite par l’un des spécialistes français de la police, Fabien Jobard12, politiste, chercheur au CESDIP, dont le premier scénario interroge La Question policière dans le monde et l’histoire en près de 200 pages de vignettes en noir et blanc dessinées par Florent Calvez, illustrateur notamment de la série Mousquetaire chez le même éditeur. Si une histoire de la police avait déjà été scientifiquement étudiée dans sa longue chronologie13, la BD a l’ambition de donner une vue si ce n’est exhaustive, en tout cas « globale », en embrassant plusieurs types de systèmes policiers à travers le monde, offrant ainsi une typologie utile, même si elle montre désespérément les limites indépassables de chaque organisation nationale, prenant parfois modèle un temps sur une autre ou ayant été créée au contraire en opposition (Royaume-Uni contre France en particulier).
Le point commun entre le texte de théâtre et la BD est bien de savoir : « Que voulons-nous de la police ? » et « quelle police voulons-nous ? »14 Les oppositions verbales qui prennent la forme de procès privés entre des représentants de l’État et des citoyens confrontés aux contrôles ou interpellations sont personnifiées par l’avocat condamnant à mort le juge selon la loi du Talion, ou encore par la référence aux grandes luttes collectives avec la police, des grandes révoltes ouvrières sur tous les continents aux Gilets jaunes15. Et quand un ministre de l’Intérieur se permet de dire que « la police exerce une violence certes, mais une violence légitime. C’est vieux comme Max Weber », il est évidemment nécessaire de corriger l’usage du concept de légitimité par son théoricien16.
Au terme du huis clos théâtral qui n’est que partiellement sartrien, on ne peut que s’inquiéter, tout comme une fois achevé et refermé Global police, de l’inexistence d’alternatives viables. L’intervention des policiers, qui devraient préserver « la confiance du public », employer « la force physique seulement quand le recours à la persuasion s’est révélé inopérant »17 ainsi que Robert Peel le prévoyait au Royaume-Uni au XIXe siècle dans ses General Instructions, ne s’opère plus que dans un climat de défiance et là où la police officielle n’existe pas officiellement, c’est qu’elle a été remplacée par de la surveillance privée, à l’échelle artisanale (milices, individus sans emploi) ou industrielle et désormais technologique (vidéosurveillance par caméras et drones, reconnaissance faciale, algorithmes) donnant raison à cette « loi d’Airain en police : l’exception dure l’expérimentation perdure »18 et entretenant la confusion sur la question du monopole de l’exercice de la force publique à l’État, reconnu en France en tout cas comme un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France19.
Notes de bas de pages
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1.
K. James, À huis clos, 2023, Actes sud-papiers. V. également, chez cet éditeur, À vif (2017) et Le Poète noir (2022).
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2.
À huis clos, p. 20.
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3.
L. n° 2017-258, 28 février 2017, relative à la sécurité publique : JO, 1er mars 2017.
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4.
À huis clos, p. 42.
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5.
À huis clos, p. 19. Et « le permis de tuer » dans Global police, p. 185.
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6.
V. not. récemment, A. Halimi, L’État hors-la-loi. Logiques des violences policières, sept. 2023, La Découverte.
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7.
À huis clos, p. 11.
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8.
Un juge au Théâtre de la Reine Blanche jusqu’à 4 novembre 2023, reprise du spectacle chroniqué dans ces colonnes lors de sa création : E. Saulnier-Cassia, « Une vie de juge : entre une idée (idéale) de la justice et la réalité du terrain (mafieux) », Actu-juridique.fr 15 juill. 2022, n° AJU005h6.
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9.
À huis clos, p. 12.
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10.
À huis clos, p. 27 et Global police, p. 179.
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11.
À huis clos, p. 29. V. aussi les travaux de S. Roché, not. De la police en démocratie, 2016, Grasset.
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12.
Parmi ses ouvrages, F. Jobard, Bavures policières ? La force publique et ses usages, 2002, La Découverte ; F. Jobard et J. de Maillard, Sociologie de la police : politiques, organisations, réformes, 2015, Armand Colin ; F. Jobard et J. Gauthier, Police : questions sensibles, 2018, PUF.
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13.
V., en particulier, V. Milliot, E. Blanchard, V. Denis et A.-D. Houte, Histoire des polices en France. Des guerres de Religion à nos jours, 2020, Belin.
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14.
F. Jobard et F. Calvez, Global Police. La Question policière dans le monde et l’histoire, sept. 2023, Delcourt, Encrages, p. 13 et p. 188.
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15.
À huis clos, p. 27 et Global police, p. 12.
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16.
Global police, p. 189.
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17.
Global police, p. 36.
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18.
Global police, p. 160.
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19.
Cons. const., QPC, 15 oct. 2021, n° 2021-940, Sté Air France.
Référence : AJU011d6