La Révolution à la Comédie-Française
La Mort de Danton de Büchner introduit la Révolution salle Richelieu. Si ce n’est pas la première fois que la thématique révolutionnaire entre à la Comédie-Française, cette pièce pourtant la plus connue de Büchner n’y avait étonnamment jamais été jouée jusqu’à la délicate mise en scène de Simon Delétang qui comble ainsi une injustifiable absence dans le répertoire du Français.
Christophe Raynaud de Lage
Alors que le superbe texte de Georg Büchner écrit en 1835 a fait l’objet en France de nombreuses mises en scène marquantes, dont la première, non des moindres, de Jean Vilar à l’occasion du premier festival d’Avignon en 19481, et qu’il s’agit de « la pièce sur la Terreur (…) la plus connue, la plus jouée, la plus traduite au monde »2, elle n’avait jamais été montée au Français, pas même à l’occasion du Bicentenaire3. L’explication est peut-être à trouver dans l’histoire troublée qu’a connue la Comédie-Française à l’époque révolutionnaire. D’abord, parallèlement à l’abolition de ses privilèges (notamment de la pension royale), les comédiens se sont divisés suivant leur appartenance républicaine ou monarchiste et le théâtre a bien failli disparaître (changement de nom pour celui du Théâtre de la Nation en 1789 ; départ d’une partie de la troupe emmenée par Talma au Théâtre de la République ; fermeture de la salle de l’Odéon en 1793) notamment après que les plus suspects de la troupe échappèrent de peu en 1794 à la guillotine4. Mais si la thématique de la Révolution avait laissé une odeur de soufre au Français, d’autres textes sur cette période y avaient pourtant été joués5.
Simon Delétang, qui revient pour la deuxième fois à la Comédie-Française6, répare donc un injuste oubli en faisant entrer La Mort de Danton au répertoire, 21 ans après deux autres textes (Lenz et Léonce et Léna dans les mises en scène de Matthias Langhoff) de cette même comète littéraire que fut Georg Büchner7. Le fait que ce soit un auteur allemand qui s’empare d’un sujet historique peu anodin ne fut apprécié dans un premier temps ni par ses compatriotes8, ni par les Français, jusqu’à un engouement tardif pour le traitement dramaturgique de cette époque9, et finalement pour cette œuvre lorsque des metteurs en scène en vogue s’en sont emparé au début de ce siècle10.
La Mort de Danton est d’abord un texte très (bien) documenté11 sur la Révolution, sur les écueils et les impasses des idéologies révolutionnaires et de leurs promoteurs, mais c’est aussi et peut-être surtout une réflexion métaphysique. Ce drame en quatre actes est l’histoire spécifique de deux frères ennemis (Danton et Robespierre), reflet de l’opposition générale entre deux courants révolutionnaires quant à l’usage de la Terreur, qui finit par devenir un adversaire de la liberté, ne résolvant pas le problème fondamentalement à l’origine de l’embrasement révolutionnaire : la misère. Le peuple écartelé entre la modération finalement prônée par Danton (et d’autres12), jouisseur devant l’éternel, et l’intransigeance légaliste de Robespierre, le fameux incorruptible, reste une fois de plus de côté. L’idéaliste – mais pas « utopiste »13 Büchner, farouche défenseur des droits de l’Homme (il a fondé une Société – secrète – des droits de l’Homme en 1834), n’a pas choisi la Révolution française par hasard pour porter ses idées humanistes dans une volonté universaliste. Il concentre sa focale dramaturgique sur les cinq jours précédant l’exécution (5 avril 1794) de Danton et ses amis (Desmoulins, Lacroix, Philippeau, Hérault-Séchelles) à l’issue de leur procès expéditif (2 avril), où à la raison s’oppose la radicalité aveugle et nécessairement sanguinaire « légitimée » par les discours enflammés de Robespierre et Saint-Just. Büchner maîtrise l’importance du fond et de la forme. Il est question tout autant de justice et de réformes législatives à mener, que du rapport personnel à la vie, à ce qu’on doit y accomplir et à la mort. Mais Büchner fait aussi « la démonstration d’un discours qui est action destructrice et meurtrière », et de « l’effet concret et immédiat de phrases oratoires »14. De droit à la défense, il n’en est plus question ainsi que le montrent les scènes du procès (scènes 4 et 9 de l’Acte III), réduite à sa portion congrue puisque depuis le fameux décret du 22 prairial an II (10 juin 1794), la procédure devant le Tribunal révolutionnaire « institué pour punir les ennemis du peuple » (article 4) a été allégée et ses jurés ne peuvent prononcer que l’acquittement ou la mort (article 7).
Simon Delétang, ancien directeur du Théâtre du Peuple de Bussang et nouveau directeur du Centre dramatique national de Lorient, a bien compris ce discours lyrique aux sens multiples de Büchner dont il a déjà pratiqué l’écriture virtuose, notamment pour avoir mis en scène Lenz. Il se concentre sur les deux personnalités (historiques et de comédiens15), en minorant certes la place du peuple (certaines scènes de rue de la version originale ont été coupées)16, mais pour proposer une lecture plus psychologique des personnages, opérant des filiations éventuellement osées, comme celle avec Don Juan (le premier Acte s’ouvre avec Don Giovanni) dans un décor unique à l’esthétique dix-huitièmiste assumée (qui, dans la logique de l’œuvre musicale, ne dépareille pas avec le film de Losey qui mêle toutefois les époques) et une scénographie qui met en valeur les hommes dans leur jouissance et leur vertu rivales.
Incontestablement, La Mort de Danton, de Büchner « c’est une culpabilité errante, qui ne se fixe sur aucun personnage, mais les atteint tous, et les anime curieusement »17. Le pari de Simon Delétang de ne pas proposer comme nombre de ses prédécesseurs une mise en scène à tout prix modernisée pour raisonner avec l’époque actuelle est réussi car il laisse ainsi toute la place à la beauté et au sens intemporel de la langue de Büchner, et grave dans les esprits des spectateurs l’exergue qu’il a placée sur un drapeau tricolore en guise de rideau de scène : « Tous les arts ont produit des merveilles, l’art de gouverner n’a produit que des monstres » (Saint-Just).
En pratique
La Mort de Danton, de Georg Büchner
Comédie-Française, salle Richelieu, place Colette, Paris Ier
Durée : 2h30 (sans entracte)
Jusqu’au 4 juin 2023
Notes de bas de pages
-
1.
Dans la traduction d’Arthur Adamov, La Mort de Danton mise en scène par Jean Vilar réunissait ce dernier dans le rôle de Robespierre et Jean Davy dans celui de Danton.
-
2.
L. Guez, « Les mises en scène de La Mort de Danton en France, surface de projection active du conflit des mémoires sur la Terreur », Études théâtrales 2014, n° 59, p. 147.
-
3.
En revanche, le Théâtre des Amandiers à Nanterre a programmé La Mort de Danton dans une mise en scène de Grüber, dans le cadre du Festival d’Automne en 1989. Et Gatti a saisi l’occasion du Bicentenaire pour monter avec des détenus de Fleury-Mérogis Combats du jour et de la nuit.
-
4.
Grâce à l’intervention du comédien Labussière, employé au Comité de salut public, auquel une plaque dans les coulisses rend hommage.
-
5.
Not. Charlotte Corday, de Ponsard en 1850, Thermidor, de Sardou en 1891 et Le Sang de Danton, de Saint-Georges de Bouhélier en 1931.
-
6.
Sa première mise en scène (Anéantis, de Sarah Kane) s’est jouée en 2021 au Studio-Théâtre.
-
7.
La Mort de Danton paraît en 1836, soit un an avant sa mort (à l’âge de 24 ans).
-
8.
La Mort de Danton ne fut jouée la première fois à Berlin qu’en 1902, mais c’est la mise en scène de Reinhardt en 1916 qui eut plus de succès et qui impressionna Brecht. Il a également mis en scène Danton de Rolland quatre ans plus tard. Sur les deux, v. M. Silhouette, « La Révolution à l’épreuve de l’histoire : La Mort de Danton de Georg Büchner et Danton de Romain Rolland sur les scènes de Max Reinhardt », in F. Maier-Schaeffer, C. Page et C. Vaissié (dir.), La Révolution mise en scène, 2012, PUR.
-
9.
V. not. le cycle de huit pièces écrites par Rolland entre 1898 et 1938, réunies sous le titre Théâtre de la Révolution, et dans le théâtre contemporain : 1789, La Révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur et 1793, La Cité révolutionnaire est de ce monde du Théâtre du Soleil ; Le Bourgeois sans-culotte ou le spectre du parc Monceau de K. Yacine ; Ça ira (1) Fin de Louis de J. Pommerat ; Notre terreur de S. Creuzevault.
-
10.
Au début des années 2000, T. Ostermeier, G. Lavaudant, J.-P. Vincent, J.-F. Sivadier et C. Marthaler mettent en scène respectivement La Mort de Danton.
-
11.
Il semble (selon Michel Cadot dans sa présentation des quatre œuvres de Büchner qu’il a traduites (La Mort de Danton – Léonce et Léna – Woyzeck – Lenz, 1997, Flammarion, GF, p. 12)) que seule l’entrevue entre Danton et Robespierre (scène 6 de l'acte I) ait été inventée par Büchner.
-
12.
Dont Camille Desmoulins délicatement joué par Gaël Kamilindi, et son idée de « comité de clémence ».
-
13.
Ainsi que le note M. Cadot, La Mort de Danton – Léonce et Léna – Woyzeck – Lenz, 1997, Flammarion, GF, p. 12, car Büchner admet un recours ponctuel à la violence.
-
14.
C. Jenn, « La mise en scène de la révolution dans le théâtre de Christian Dietrich Grabbe et Georg Büchner : critique fondamentale et déconstruction du mythe révolutionnaire dans Napoléon ou les Cent-jours et La Mort de Danton », in F. Maier-Schaeffer, C. Page et C. Vaissié (dir.), La Révolution mise en scène, 2012, PUR, § 15.
-
15.
Loïc Corbery est très convaincant dans un Danton à contre-courant de l’imagerie officielle, qui sera certainement le (ou l’un des) plus grand(s) rôles de sa carrière et Clément Hervieu-Léger est un Robespierre hautain et austère à souhait.
-
16.
À l’exception de la fameuse scène de Marion, la grisette, superbement jouée par Marina Hands.
-
17.
H. Juin, « Recension sur la parution des œuvres complètes de Büchner », Esprit déc. 1955, p. 1958.
Référence : AJU007u8